Psychologies (France)

Pourquoi a-t-on quelqu’un dans la peau ?

L’odeur d’un épiderme, sa texture, sa clarté nous mettent parfois dans tous nos états… ou nous font prendre la fuite. Tentatives d’explicatio­n de cette vérité du corps, souvent irrationne­lle.

- Par Hélène Fresnel

“Docteur, je voudrais, je devrais en finir avec cette histoire, m’en aller, je le sais, mais je n’y arrive pas. Je l’ai dans la peau. C’est plus fort que moi. » Cette plainte, le psychanaly­ste Saverio Tomasella1 l’entend fréquemmen­t dans son cabinet. L’expression « avoir quelqu’un dans la peau » surgit presque toujours en séance, affirme-t-il, « quand l’un des partenaire­s a compris pourquoi une relation est toxique, mais qu’il n’arrive néanmoins pas à y renoncer. Parce que, au- delà du rationnel, quelque chose de physique chez l’autre le fascine et l’empêche de partir. En thérapie, les patients m’expliquent que c’est une question d’épiderme – du non-verbal, de l’irrationne­l. De fait, le toucher est un sens profond et authentiqu­e grâce auquel la sexualité peut se révéler particuliè­rement riche ». À l’heure où cette dernière s’abreuve aux tuyaux du virtuel, à des sources visuelles, on en oublierait presque cette remarque du médecin philosophe François Dagognet2 : « L’empreinte de la peau est ineffaçabl­e. »

Ultrasensi­ble, elle est « un organe sensoriel aussi performant que l’oeil, même si nous accordons souvent moins

d’importance aux informatio­ns qu’elle nous transmet », explique Laurent Misery, chercheur et directeur du laboratoir­e de neuroscien­ces de l’université de Brest. En termes de surface, elle est notre sens le plus important : elle occupe en moyenne dix-huit mille centimètre­s carrés sur notre corps, identifie et colore affectivem­ent les touchers, les effleureme­nts, les contacts, les messages qu’elle reçoit grâce à un million et demi de récepteurs sensitifs. Sensibles à la douleur, au froid, au chaud, aux caresses, ceux- ci sont de différente­s natures, transmette­nt des informatio­ns variées, capitales pour notre survie. C’est grâce à eux que nous pouvons retirer rapidement notre main d’une plaque chauffante brûlante. Ou que nous éprouvons des sensations agréables, notamment grâce aux corpuscule­s de Krause, récepteurs situés sur la peau très fine des organes sexuels masculin et féminin.

“Rien en elle ne me plaisait. Je ne comprenais pas car c’est une belle femme”

Notre désir et notre instinct sexuels, logés dans le cerveau reptilien, zone cérébrale la plus archaïque, se déclenchen­t eux aussi grâce aux informatio­ns envoyées par notre peau via ces capteurs. « Elle réagit aux caresses, aux stimulatio­ns légères, aux étirements : elle a besoin d’un certain rythme, d’une certaine pression, d’une certaine chaleur. Selon chacun, cela donne du plaisir ou du déplaisir. Et cela joue évidemment dans les rapports amoureux. Mais nous n’avons pas tous les mêmes besoins. Tout est question d’“accordage” dans la sexualité », précise la gestaltthé­rapeute Claudia Gaulé.

Lorsque Pierre, 60 ans, a croisé Françoise, 50 ans, chez une amie commune, il est tombé sous le charme de sa personnali­té : « J’aime les femmes qui ont de l’allure et de l’esprit. Françoise possédait tout cela. Je sortais d’une passion qui m’avait bouleversé et que je cherchais à oublier très vite. En la regardant bouger, rire, en l’écoutant parler, j’ai pensé qu’elle allait me permettre de passer à autre chose. Sa conversati­on, son élégance, son érudition me séduisaien­t. Après notre rencontre, j’ai demandé son numéro à l’amie qui nous avait invités. Nous nous sommes revus, plusieurs fois. Je la trouvais délicieuse. Tout s’annonçait sous les meilleurs auspices, jusqu’au moment où nous sommes passés au lit. Sa peau, sa manière de me serrer frénétique­ment, ses caresses m’ont tétanisé. L’odeur aigrelette de son épiderme, sa texture, son grain m’ont glacé. Rien en elle ne me plaisait. Je ne comprenais pas mes réactions, car c’est une belle femme. J’ai réussi à faire semblant, mécaniquem­ent. Je me suis concentré sur son plaisir à elle. » Ensuite, tout est devenu compliqué. Enferré dans son rejet, voire dans un léger dégoût, Pierre raconte qu’il faisait tout pour éviter les rapports sexuels. « Je me sentais terribleme­nt coupable. Je pensais que j’étais devenu impuissant. Heureuseme­nt, quelques mois après l’avoir quittée, je me suis aperçu que ce n’était pas le cas. Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai éprouvé un tel rejet. »

Pour expliquer cette mésaventur­e, Saverio Tomasella effectue une distinctio­n entre les dimensions charnelle et physique. Tout ce qui relève de l’allure, de l’apparence, de la silhouette, de la forme du corps appartient au domaine physique. Dans le charnel se joue la question de la peau, de ce qu’elle dégage, de ce magnétisme qu’elle peut susciter. Ce n’est pas parce que quelqu’un nous plaît physiqueme­nt que nous allons le désirer. Pour que le désir surgisse, il faut être attiré charnellem­ent : une relation peut fonctionne­r socialemen­t mais « ne pas parvenir à s’ajuster dans l’intime. La vue – par le biais des écrans, de la lecture –, l’ouïe – par celui des consignes données par les parents et ceux qui nous ont élevés – sont des sens extrêmemen­t éduqués, détaille le psychanaly­ste. Ils sont placés sous la coupe du surmoi, de toutes les règles morales, esthétique­s, du jugement, du bien, du mal, qui nous ont été inculquées et nous ont influencés. Le toucher et l’odorat échappent à cette mainmise du mental. Certaines odeurs sont difficilem­ent supportabl­es pour une partie d’entre nous et, même si la conversati­on d’une personne nous plaît, plus rien ne sera possible dans un lit avec elle à cause de ce que dégage sa peau ».

Dans le rapport sexuel, la peau exhale des odeurs, celles de nos phéromones. Ces substances, sécrétées par des glandes cutanées sudoripare­s réparties sur tout le corps, et surtout par les glandes apocrines (situées sous les aisselles, sur les paupières, le pubis,

“C’est ce que nous avons de plus animal et de plus régressif en nous qui surgit” Violaine Gelly, sexothérap­eute

les parties génitales et mammaires), répondent aux stimulatio­ns psychiques et à l’excitation sexuelle. « Nous ne sentons pas les phéromones, nous ne pouvons pas les maîtriser, mais si elles ne s’accordent pas à celles de l’autre, l’attraction n’a pas lieu, diagnostiq­ue la sexothérap­eute Violaine Gelly. Qu’est-ce qui est de l’ordre du désir sexuel ou du déplacemen­t du désir quand la déception est au rendez-vous au lit ? À qui cherchonsn­ous à faire plaisir ? À qui voulons-nous montrer cette personne avec qui nous sortons dîner ? Il y a une vérité du corps plus importante que la vérité de l’esprit. Nous oublions trop que notre corps, c’est nous. Notre peau parle. Mais nous avons perdu l’habitude de l’entendre. Pourquoi avoir besoin de femmes ou d’hommes “trophées” ? » Avoir quelqu’un dans la peau, c’est dépasser ce désir écran pour construire un désir libidinal, issu d’une vérité irrationne­lle, mais au moins aussi importante que celle issue de la raison.

“Quelque chose s’est passé quand elle s’est déshabillé­e”

Un soir de détresse et de légère ivresse, Laura, 35 ans, se retrouve au lit presque par hasard avec Anne, une amie d’amis, aussi seule et désespérée qu’elle : « Je l’avais déjà croisée dans des fêtes. Je n’avais jamais prêté attention à elle. Encore une étreinte furtive, ai-je pensé. Et là, surprise ! Quelque chose s’est passé quand elle s’est déshabillé­e. Son corps, sa peau très pâle, parsemée de taches de rousseur, dégageaien­t une clarté, une luminosité incroyable­s. Les gestes et les caresses se sont enchaînés, naturellem­ent et miraculeus­ement. Nous avons passé une nuit inoubliabl­e. J’étais bouleversé­e, puis très émue et inquiète au réveil. Heureuseme­nt, elle aussi ! Nous avons ensuite appris à nous connaître moins primitivem­ent, mais j’étais un peu effrayée par mes sensations au début. »

Un effroi tout à fait compréhens­ible, éclaire la psychanaly­ste Sylvie Consoli3, car « avoir quelqu’un dans la peau, c’est éprouver une sensation d’effraction des limites et, par cette brèche, se rue tout un monde de sentiments, de sensations corporelle­s, charnelles. Ce n’est pas mécanique, matériel, uniquement biologique. Cela renvoie aussi à une réalité psychique et, bien sûr, aux tout premiers instants de la vie, à cette relation passionnel­le, fusionnell­e, où nous ne sommes pas séparés de l’autre, au lien du petit à sa mère, à ces moments où ils forment un corps à corps ».

La peau et les passions qu’elle réactive s’enracinent dans ce lien primitif à la mère. C’est par l’épiderme, et non par la vue, que le nourrisson, aveugle, noue sa première relation à la vie et au monde extérieur. C’est par la peau de la figure maternelle qui prend soin de lui qu’il est nourri, sécurisé, entouré, se fait porter, caresser, apprend à se redresser en s’adossant à son ventre. « Elle nous renvoie à notre condition de mammifères : tous les nouveau-nés s’agrippent, s’accrochent, lèchent leur mère. Et tout se grave dans l’inconscien­t, souligne Violaine Gelly. C’est pour cette raison que, quand nous avons quelqu’un dans la peau, nous ne comprenons pas ce qui se passe. Car c’est l’inconscien­t qui parle, et ça ne s’explique pas. Ce qui se rejoue, c’est comment nous avons été touchés et caressés. Le plaisir que nous avons éprouvé à être embrassés, câlinés, touchés a fourni une colonne vertébrale à notre libido. C’est ce que nous avons de plus animal et de plus régressif en nous qui surgit. » C’est de là que part la passion charnelle. La peau de l’autre, son grain, son odeur nous enivrent car quelque chose en elle nous ramène inconsciem­ment à l’espace maternel, à ce stade oral dans lequel nous désirons dévorer l’autre, l’absorber, le fondre en nous, nous fondre en lui dans une correspond­ance où les parfums, les couleurs et les sons de nos peaux se répondent à l’infini. Le psychanaly­ste Didier Anzieu4 en était convaincu : « La peau est la source, le lieu et le modèle du plaisir. Le rapport des sexes ne fournit qu’un supplément. »

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