Psychologies (France)

Louer un ami au Japon

-

LLorsque j’ai entendu parler de cette histoire de location d’amis au Japon, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une sorte de

légende urbaine. Pas du tout. Ma traductric­e m’a confirmé que c’était très répandu, surtout à Tokyo. « Les gens sont de plus en plus seuls », a-t-elle ajouté sur un ton tellement plombant que j’ai failli lui proposer aussitôt de prendre un café. C’est sûrement le paradoxe le plus criant de notre époque : les humains n’ont jamais eu autant de moyens de communique­r entre eux, et ils se sentent désespérém­ent seuls. De mon point de vue, je trouvais logique qu’on en vienne à cette étape. Depuis des décennies, il y a des agences pour chercher l’âme soeur et les sites de rencontres pullulent, alors pourquoi pas un ami ? Certes, la différence est de taille : c’est un service que l’on paye. C’est en quelque sorte un escort

friend. Moyennant quatre-vingts euros les trois heures, on peut ainsi trouver quelqu’un pour aller au musée ou au cinéma, ou simplement parler. C’est un SOS Amitié version capitalist­e. À vrai dire, ce n’est pas qu’une question de lutte

contre la solitude. Si cela se développe au Japon, ce n’est pas un hasard. C’est un pays qui est traversé par un sentiment majeur : la pudeur. On cache ses émotions. L’apparence est une valeur ultime. Alors on loue un ami pour pouvoir se confier à quelqu’un qui ne vous jugera pas, quelqu’un qui n’a aucun lien avec votre entourage. C’est presque comme un psy finalement, à la différence qu’il ne faut pas de diplôme pour devenir ami profession­nel. C’est un sacré métier tout de même. Vous imaginez demander à quelqu’un : « Tu fais quoi dans la vie ? — Moi ? Je suis ami ! » Intrigué par cette affaire, je suis allé voir un site de locations. J’ai pu consulter différents profils. Un homme de 48 ans, mais qui en paraît 60, monsieur Osakimi, propose ses services. Il a deux enfants et est professeur. Ça doit être formidable de passer un après-midi avec lui. Il a l’air si rassurant. Il doit être d’une très bonne écoute, prodiguer de bons conseils et, au prix où je le payerais, il rirait sûrement à toutes mes blagues. Mais si je m’accroche trop à lui, que se passe-t-il ? Peut-on

acheter un ami qui nous a plu en location ? Peut-on le voir gratuiteme­nt si nous nous apprécions vraiment ? Mais non ! On ne s’apprécie pas vraiment ! Je l’ai payé ! La part sombre de toute cette histoire m’apparaît subitement. C’est atroce de rémunérer quelqu’un pour passer du temps avec nous. Tout est faux. L’amitié, c’est la relation humaine gratuite par excellence. Car elle ne repose sur aucune obligation : ni profession­nelle ni familiale. C’est le seul terrain où l’on peut être libre totalement dans ses choix. Bien sûr, si on ne rencontre personne, c’est difficile ; si on n’a personne à qui se confier, encore plus. Mais on ne peut pas espérer remédier à cela en payant. Il y a des choses qui n’ont pas de prix. L’amitié en fait partie.

 ??  ?? David Foenkinos, fin observateu­r de ses contempora­ins, écrivain et grand voyageur, nous confie ses réflexions sur nos comporteme­nts aux quatre coins du monde. Dernier roman paru : Le Mystère Henri Pick (Gallimard).
David Foenkinos, fin observateu­r de ses contempora­ins, écrivain et grand voyageur, nous confie ses réflexions sur nos comporteme­nts aux quatre coins du monde. Dernier roman paru : Le Mystère Henri Pick (Gallimard).

Newspapers in French

Newspapers from France