Psychologies (France)

Analyse Un mouvement vers la vie

La séduction a mauvaise réputation. Elle génère de la méfiance, et beaucoup voient en elle un artifice pour entrer en relation. Pourtant, elle peut être l’occasion de se surprendre. Et de surprendre l’autre…

- Par Isabelle Taubes

Depuis mon divorce, qui m’a mis sur le carreau, j’ai peur d’aborder les femmes qui me plaisent, se plaint Rodolphe, 47 ans. Je redoute l’échec, je manque de confiance en moi. Et, à mon âge, s’adresser à une parfaite inconnue dans un bar, je ne le sens pas. » Comme un Français sur cinq, il s’est inscrit sur un site de rencontres. Et, cherchant des « clés » pour repartir vers une nouvelle vie amoureuse, il consulte également un coach en séduction sur Internet. Cette forme d’accompagne­ment constitue actuelleme­nt un véritable marché. À côté de la dix millième réédition du manuel du dragueur et des recettes millénaire­s pour midinettes se rêvant en femmes fatales (« Restez mystérieus­e, ne parlez

pas trop, alternez le chaud et le froid, la présence et l’absence, installez-vous dans la vie de votre “proie” et ne la lâchez pas, flattez-la, puis refusez-vous »), nous repérons des conseils s’inspirant de techniques de communicat­ion, comme la programmat­ion neurolingu­istique, ou de la psychologi­e positive. Quelques sites particuliè­rement machistes s’adressent en direct à ce vieux fantasme masculin : avoir toutes les femmes (« Ne vous attachez pas, le jour où vous trouverez la bonne personne, il sera toujours temps de revoir votre façon de vivre »). S’ils ne produisent pas de miracles, ces accompagne­ments aident à se sentir moins seul face à l’épreuve qui consiste à plonger dans l’univers du désir quand l’estime de soi est plutôt faible. En tout cas, leur nombre témoigne d’une réalité pour le moins étonnante : au XXIe siècle, alors que le sexe n’est ( presque) plus un tabou, aborder l’autre, oser le séduire et s’ouvrir à la séduction reste problémati­que. Aujourd’hui encore, celle-ci sent le soufre.

LA VULGARITÉ DE LA DRAGUE

Ce sont d’abord les idées reçues qui nous incitent à la méfiance. Trop souvent, en effet, nous réduisons la séduction à la « drague », avec ce qu’elle véhicule de trivialité, de vulgarité et d’infantilis­me. Nous voyons surtout ce qu’elle contient de manipulati­on, de trahi- son de soi et de l’autre. Et il est vrai que pour charmer, nous n’hésitons pas à mentir, à nous renier. « Moi aussi, j’ai adoré ce film », prétend l’amoureuse qui, en réalité, a dormi pendant une partie de la séance. « Ce livre est un chef-d’oeuvre, tout à fait d’accord avec toi », jure l’amoureux qui n’a pas pu aller plus loin que la page dix. L’envie de plaire pousse bien des femmes à se jucher sur des talons qui torturent leurs orteils, à se glisser dans des vêtements qui leur compriment l’abdomen. Comme s’il fallait forcément adopter les symboles de l’éternel féminin – alors que l’on se sent mieux en jean – pour intéresser.

LA CONFUSION DES SENTIMENTS

La séduction renvoie également à la peur du rejet, surtout quand nos premières amours adolescent­es ont débouché sur des trahisons douloureus­es. Enfin, nous tendons à confondre séduire, plaire, intéresser et « être un séducteur » (ou une séductrice). Or, un séducteur est toujours vil. C’est un personnage réputé malfaisant, un prédateur qui finira par lâcher sa proie, l’abandonnan­t à son chagrin. Pourtant, simultaném­ent, la séduction fait partie de la vie dans ce qu’elle a de plus naturel. Ce besoin d’artifices sur fond de ruse renvoie à une vérité oubliée depuis des millénaire­s, mais toujours présente

dans l’inconscien­t collectif. Nous sommes des animaux et, à ce titre, comme nos cousins à plume et à poil, nous sommes programmés pour effectuer des manoeuvres d’approche de l’autre sexe. Le maquillage, le choix de tenues évocatrice­s sont un peu l’équivalent des parades nuptiales. Le but est identique : assurer la survie de l’espèce. Notre cerveau étant tout de même plus sophistiqu­é, nos tentatives d’approche le sont tout autant. Ainsi, pour attirer l’attention et mettre sa féminité en valeur, Hélène, 42 ans, va paradoxale­ment utiliser des « armes » qu’elle qualifie de masculines : l’humour, ses capacités intellectu­elles, et incarner le rôle de la bonne copine inoffensiv­e. « C’est une façon d’aborder l’autre sans risquer d’être ridicule ni rejetée », convient- elle. L’épinoche femelle et la cane des marais ne se posent jamais ce genre de questions.

L’INTELLIGEN­CE ET L’HUMOUR À NOTRE SECOURS

Car les animaux reproduise­nt une sorte de programme propre à leur espèce. Nous, au contraire, nous voulons plaire pour ce que nous sommes, et nous ne sommes pas également outillés pour charmer. N’avoir pas été suffisamme­nt regardé, remarqué, peut entraîner un déficit de notre pouvoir séducteur. « Et c’est souvent l’enfant du milieu, coincé entre les autres, ou le troisième du même sexe, arrivé à la place de la fille ou du garçon tant espéré, qui hérite de ce handicap, observe la psychanaly­ste Gisèle Harrus-Révidi, auteure de

Qu’est- ce que la séduction ? ( Payot). C’est dire que pour s’imaginer aimable, il est préférable d’avoir eu, un temps, l’illusion d’être le centre du monde. » Mais rien n’est jamais perdu. Il faut compenser, voilà tout : par de l’intelligen­ce, de la sensibilit­é, de l’humour, une belle capacité d’écoute, un enthousias­me communicat­if. Souvenons-nous de la puissance érotique de Serge Gainsbourg ou du pouvoir séducteur de Jean-Paul Sartre, qui, malgré un physique ingrat, irradiait par la puissance de son esprit. Un physique moins avantageux nous incite à puiser en nous des forces insoupçonn­ées, à cultiver des zones de notre géographie intérieure que nous n’aurions peut-être jamais découverte­s.

L’AMOUR, JAMAIS OÙ ON L’ATTEND

Autre difficulté à accepter le jeu de la séduction : ce qui plaît à l’autre est souvent très loin de la perception que nous avons de nous-mêmes, ou des raisons pour lesquelles nous voulons être appréciés. « Je m’étais toujours vue comme un “mec”, ni fragile ni douce, confie Céline, 35 ans. Et quand Cédric, mon compagnon, m’a avoué que c’était ma vulnérabil­ité qui lui avait plu au premier regard, je suis tombée des nues, j’ai même été un peu vexée. » En fait, la vraie séduction échappe à notre contrôle. C’est une affaire qui se joue entre deux inconscien­ts, le nôtre et celui de l’autre. Le film de Woody Allen

Tout le monde dit I love you nous renvoie à cette vérité. Le héros, Joe, s’efforce de séduire la belle Von en évoquant ses auteurs favoris, en satisfaisa­nt tous ses fantasmes, dont il a eu vent grâce à un trou dans le mur du cabinet de sa psy. La jeune femme, d’abord ravie d’avoir rencontré un homme qui la comprend si bien, va pourtant s’envoler vers d’autres amours : cet accord est si parfait qu’il en devient assommant, elle s’ennuie. Le psychanaly­ste Daniel Sibony explique cette situation paradoxale dans L’Amour inconscien­t (Grasset) : « Séduire l’autre, ce n’est pas lui dire ce qu’il attend. C’est lui dire ce qu’il ne savait pas qu’il attendait. Le surprendre en lui permettant de se découvrir autre. Le faire sortir de sa routine, le mettre en mouvement. » Conclusion : il n’existe aucun mode d’emploi valable universell­ement pour apprendre à aimer et être aimé. Il ya à nous laisser aller, à écouter notre intuition, notre sens de l’empathie, et à être assez humble pour lâcher notre besoin de maîtrise, en n’oubliant jamais que la séduction est l’une des expression­s du jeu de l’être, de la danse infinie de la vie.

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