Pedale!

GRACE KELLY

Il appartient à cette espèce presque disparue, celle des coureurs complets, des gagne-partout. Sprinteur, chasseur de classiques (Paris-Roubaix, Milan-San Remo, Liège-Bastogne-Liège, etc.) vainqueur d’une Vuelta et de sept Paris-Nice, Sean Kelly levait le

- PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT RIOU / PHOTOS: COLORSPORT/ DPPI, ICONSPORT, PRESSE SPORTS, DPPI ET PANORAMIC

Dans quelle Irlande grandissez-vous? Mes parents étaient des fermiers, ils avaient des animaux, des vaches laitières, des moutons, un peu de tout, c’était comme ça les fermes dans les années 1960, 1970, et donc on cultivait aussi de quoi nourrir les bêtes. Ils travaillai­ent sept jours sur sept, et donc j’étais obligé de donner un coup de main dès que j’ai été assez grand, comme mes trois frères d’ailleurs. C’était une vie simple, modeste, comme beaucoup de gens la vivait en Irlande, dans une famille très catholique. La grande ville la plus proche, c’était Cork, sinon Waterford, où je suis né, à 25 km.

Une vie modeste dans un pays alors très pauvre. Mais au moins, on ne craint pas la faim quand on est fermier…

Non, on ne manquait de rien, mais mes parents n’avaient rien connu d’autre que la ferme, ils avaient été élevés comme ça. Ils ne savaient rien de la vie des gens dans la grande ville, à cette époque c’étaient deux mondes complèteme­nt différents. Des quatre enfants, j’étais celui qui aidait le plus mon père à la ferme, et ça dès mes 9 ans. Et puis un jour, il est tombé malade et a dû aller à l’hôpital pour un ulcère à l’estomac. Évidemment, quand il est rentré, il n’était pas encore en état de travailler. Ça tombait au moment où je devais passer de la National School à la Secondary School. J’ai remplacé mon père à la ferme trois semaines, puis un mois, et je ne suis finalement jamais allé à la Secondary School. J’avais quoi? Quatorze ans à peine.

Que représente le vélo dans votre enfance?

Un moyen de transport tout simplement. Je m’en servais pour aller à l’école. C’était à trois kilomètres de la ferme, et c’était plat. Mais à quinze kilomètres de la maison, tu pouvais trouver des petites montagnes.

À quel moment ça devient une activité sportive?

Un peu avant que je n’arrête l’école, il y a le club cycliste de ma petite ville, Carrick-on-Suir, qui a commencé à organiser des courses pour les jeunes de mon âge. Ils sont venus en parler et avec trois, quatre camarades de classe, on y est allé.

Quand on s’occupe d’une ferme, on a le temps de faire du sport? Avant le vélo, vous en faisiez?

À l’école, oui, le football gaélique, le hurling aussi, mais quand j’ai commencé à faire du vélo, j’ai arrêté petit à petit ces deux autres sports, je ne faisais que rouler. La première course à laquelle je participe était courte, six ou huit kilomètres, je la gagne facile. Mais c’était une course à handicap hein, ceux qui étaient nouveaux comme moi partaient avec deux minutes d’avance sur les autres. Donc j’ai battu les nouveaux et les autres n’ont pas eu le temps de me rejoindre. Mais après, en partant en même temps que tout le monde, j’ai mis un moment avant d’en gagner une deuxième. En fait, potentiell­ement, je n’étais guère audessus des autres la première année.

À cette époque, le cyclisme doit être un sport marginal en Irlande, non, un truc d’extraterre­stre?

Oui, bien sûr. Moi, quand j’ai commencé, je ne connaissai­s rien du tout de l’histoire de ce sport, le nom même d’un coureur. Mais peu à peu j’ai appris, on recevait au club – avec deux semaines de retard, le temps d’arriver d’Angleterre – Cycling, un magazine de vélo. Il y avait un exemplaire, qui passait dans des dizaines de mains, tu le lis, tu le donnes à l’autre… C’est comme ça que j’ai entendu parler d’Eddy Merckx pour la première fois. Sinon, ici, c’était quatre cinq lignes dans le journal, “Eddy Merckx gagne le Tour pour la troisième fois”. Avant ça, mon seul rapport avec le vélo, c’était le tour d’Irlande amateur qui passait devant le portail de la ferme chaque année, alors je regardais parfois.

À quel moment vous vous dites qu’on peut gagner sa vie avec ce sport? Quand j’ai commencé à voyager avec l’équipe nationale, en deuxième année junior, puis comme amateur, je parlais avec les autres et je me suis rendu compte que oui, quand t’es pro, tu gagnes de l’argent, et si tu remportes beaucoup de courses, bah tu gagnes pas mal d’argent. Mais c’est au bout de quatre ou cinq ans que j’ai compris ça. De ce côté-là, le vélo offrait plus de perspectiv­es que les sports gaéliques! Déjà cinq mois après avoir intégré le club, je voyageais à Cork, Dublin, on partait en minibus le dimanche. Ah ça pour moi, aller même 100 ou 120 kilomètres plus loin, c’était déjà une aventure. C’est aussi pour ça que j’ai aimé le vélo.

Et du coup votre envie d’ailleurs vous mène jusqu’en Afrique du Sud, en plein boycott sportif en raison de l’Apartheid, ce qui n’était pas une très bonne idée.

Non… Pendant le tour d’Irlande amateur, des Écossais racontaien­t être allés là-bas disputer cette course d’une semaine l’année précédente, la Rapport Toer, tout en fin de saison. Le voyage est payé, après on peut rester une semaine à voyager, on peut visiter le parc national Kruger… Donc avec Kieron et son frère Pat McQuaid, le futur président de l’UCI, on a décidé d’y aller en compagnie de ces deux Écossais donc, qui avaient eu l’idée de prendre des faux noms et de s’inscrire en tant qu’équipe anglaise. “Personne ne saura qu’on est allés là-bas” (rires), ils disaient. C’est ce qui s’était passé pour eux l’année précédente. Bref, on a pris le risque. Pour nous, l’idée, c’était de rouler pour préparer les JO de Montréal l’année suivante. Tout allait bien jusqu’à ce qu’à mi-course, manque de chance, à Port Elizabeth où on faisait étape, un journalist­e du Daily Mail je crois – qui était là pour couvrir le voyage de noces d’Elizabeth Taylor et Richard Burton – a eu l’idée d’écrire un papier sur cette équipe cycliste. C’est comme ça qu’on s’est fait prendre, et c’est d’autant plus mal passé en Angleterre qu’il n’y avait que des Écossais et des Irlandais dedans!

Du coup, vous êtes suspendu six mois et privé de JO. Et vous rebondisse­z… à Metz!

La saison précédente, j’avais rencontré sur le Tour d’Angleterre Johnny Morris, un type qui était un peu recruteur pour le club de Metz. J’avais gagné une étape et il m’avait dit: “Si tu veux venir en France la porte est ouverte.” Il y avait pas mal d’Anglo-Saxons dans ce club, des Australien­s, des Anglais aussi, mais je n’avais pas encore 19 ans, je me trouvais trop jeune… Et alors, puisque je ne pouvais plus aller aux JO, j’ai dit oui à Metz.

Là-bas, vous êtes logé et vous gagnez 25 livres par semaine, ainsi que… quatre francs par kilomètre sur les courses que vous gagnez. Résultat: vous levez les bras 18 fois à l’arrivée sur 25 départs. Pas mal?

J’ai gagné des courses tout de suite, et c’est vrai qu’avec ce système de primes à la victoire, j’étais bien content, car je gagnais pas mal d’argent.

Une fois installé dans le peloton, vous ne serez plus payé au kilomètre en cas de victoire, mais contrairem­ent à certains coureurs qui choisissen­t leurs courses, vous les courez toutes pour gagner.

Oui, oui, j’ai pris cette habitude au début, et cette mentalité ne m’a jamais quitté. Quand tu viens de la ferme où tu as toujours travaillé dur, ça te sert pour plus tard. Je voulais tout gagner à partir du moment où je prenais le départ.

“Mes parents n’avaient rien connu d’autre que la ferme, ils avaient été élevés comme ça. Ils ne savaient rien de la vie des gens dans la grande ville, à cette époque c’étaient deux mondes complèteme­nt différents.”

À gagner trois courses sur quatre, Guimard et les autres patrons d’équipes s’intéressen­t à vous, mais c’est Jean de Gribaldy qui réussit à vous enrôler. Il faut dire qu’il a mis le paquet…

Oui… Moi, j’étais rentré en Irlande fin 1975 quand la saison s’est terminée en France, mais j’avais l’idée d’y retourner après l’hiver. Noël Converset, un Irlandais qui courait aussi à Metz, m’avait déjà dit qu’un Jean de Gribaldy cherchait à me parler. Moi, je ne connais pas ce nom, ça ne me dit rien, bref, il était censé venir me voir sur une course, et je l’ai jamais vu. Et donc début 1976, il a volé avec son petit avion jusqu’à Dublin, et ils ont sauté dans un taxi avec Converset, ils sont arrivés à la ferme où ma mère leur a dit dans quelle direction j’étais parti avec le tracteur. Voilà comment je me retrouve en face d’un taxi qui fait des appels de phare… Je me dis: “Ils sont perdus”, je m’arrête. Et là, je vois Converset qui me présente Jean de Gribaldy. Et on est allés à la maison pour discuter…

Et là, voyant sa déterminat­ion, vous négociez 6 000 livres par an au lieu des 4 000 qu’il propose. Le bon sens paysan.

(Rires.) Oui, je crois que j’ai appris à négocier à la ferme avec mon père, en le voyant vendre un mouton, un boeuf, à demander plus que ce que l’acheteur propose, il y avait toujours des négociatio­ns. C’est comme ça dans les foires aux bestiaux! Comme je disais, moi je m’apprêtais à retourner à Metz, j’étais content, c’était un bon arrangemen­t avec les primes de victoire. Là, je savais que je gagnerai plus d’argent en salaire fixe, mais d’un autre côté, je me demandais si ce ne serait pas trop dur en profession­nel.

Voilà comment vous devenez un FrancComto­is d’adoption. Direction Besançon,

où aujourd’hui encore vous envoyez les jeunes coureurs de votre équipe An Post – ChainReact­ion. Oui, c’est vrai. “De Gri” me dit que je dois aller vivre à Besançon, dans un appartemen­t place du marché, au-dessus de son magasin de cycles, que je serai seul, parfois avec d’autres coureurs. C’est de très bons souvenirs. Quand on a discuté avec lui, tout de suite il m’a expliqué qu’il y avait deux équipes chez Flandria: la grande en Belgique, et celle dont il s’occupe en France, à Besançon, avec des jeunes coureurs alignés sur des courses de seconde catégorie comme Bessèges, le Tour de Méditerran­ée au début de saison, etc. Et parfois, si tu marches bien, tu as la chance de courir avec l’équipe belge sur un Paris-Nice ou une classique. Faut voir que c’était l’équipe de Maertens, qui était champion du monde à l’époque. Et vous n’allez pas tarder à devenir son

équipier. C’est grâce à De Gribaldy que je m’améliore aussi vite. Il me dit ce que je dois faire comme distance d’entraîneme­nt, ce que je dois manger. Il était très strict, donc petit à petit j’ai appris tout ça, manger des biscottes plutôt que des croissants, du veau plutôt que du boeuf, et beaucoup d’autres choses. Sur la diététique, il était en avance sur les autres, sur le matériel aussi. Quand j’ai commencé à gagner Paris-Nice, sur les contre-la-montre, j’avais un vélo spécial, très léger, avec la roue libre en titane, il faisait à peu près le même poids que les vélos d’aujourd’hui, vraiment! Bref, à mes débuts à Besançon, on enchaîne beaucoup de courses dans le Sud, il y en avait énormément à l’époque, d’un jour ou par étapes, et j’ai tout de suite marché assez bien. Une semaine avant Paris-Nice, Jean me dit que je peux le faire avec l’équipe belge. J’étais choqué! Moi, à la présentati­on de l’équipe en début d’année, j’étais là parmi, je sais pas, 25 coureurs, alors je n’ai même pas parlé avec Maertens, il n’avait pas le temps de discuter avec nous, les petits coureurs. Quand j’ai débarqué sur Paris-Nice, j’avais peur de lui dire bonjour! Et il s’est bien comporté? Oui, oui, il a été très sympathiqu­e, et puis moi, j’ai fait comme j’ai pu en course, on avait des consignes sur comment on doit faire dans les arrivées au sprint, il y avait Demeyer aussi, Polentier, bref pas mal de beau monde dans l’équipe.

“Chez Splendor, je me suis rendu compte que ce n’était pas la bonne équipe pour moi. On mangeait et on buvait n’importe quoi, alors que chez ‘De Gri’, son staff et lui étaient toujours derrière moi.”

En 1978, Polentier est exclu du Tour pour avoir tenté de falsifier un contrôle anti-dopage. Il monte ensuite une équipe autour de lui et vous convainc de le suivre. C’est parce qu’il proposait plus ou parce que, comme vous l’avez déclaré une fois, vous en aviez assez de travailler pour que Maertens récolte “les fleurs et les baisers”. Quand Splendor m’a contacté, ils m’ont dit: “Polentier va faire les courses par étape, mais pour le sprint, on n’a personne, si tu viens, on a des coureurs pour t’aider, alors que si tu restes chez Flandria, tu vas devoir travailler pour Maertens, bien sûr.” Moi, j’étais en fin de contrat, j’y suis allé. Et donc je suis devenu un sprinteur. Mais au bout de quelques temps chez Splendor, je me suis rendu compte que ce n’était pas la bonne équipe pour moi. On mangeait et on buvait n’importe quoi, alors que chez “De Gri”, son staff et lui étaient toujours derrière moi. Et puis un nouveau directeur est venu avec pas mal de nouveaux coureurs, dont Planckaert pour les sprints. Je suis alors retourné chez “De Gri” et j’ai commencé à marcher de mieux en mieux.

Ce n’est rien de le dire avec la première des sept victoires d’affilée sur Paris-Nice et le début de la razzia sur les classiques. C’était l’effet De Gribaldy? Dès que je retrouve ce cadre-là, je deviens une machine à gagner. En Belgique, j’avais fini mon apprentiss­age sur des courses plus longues, plus dures. Mais je crois que “De Gri” me manquait, quoi, la discipline qu’il imposait. Quand tu arrivais après l’hiver pour les stages d’entraîneme­nt, si tu avais quelques kilos à perdre, c’est simple, on te donnait très peu à manger. Et il savait comment te motiver, il disait: “Dans un, deux ans, tu peux gagner le Tour de Suisse. Le Tour de France c’est dans quelques années”. C’est de ça dont j’avais besoin.

Justement, l’idée d’accrocher un grand Tour dans le palmarès, elle naît quand?

Dès mon premier Paris-Nice en 1982. Il me dit que je peux gagner un Tour de France, en tout cas une course de trois semaines.

Cet objectif-là, pourtant, semble ne rien changer à votre manière de vous préparer. Vous vous alignez sur un maximum d’épreuves pour collection­ner les victoires. Stratégiqu­ement, c’est discutable, non, si vous vouliez vraiment gagner un grand Tour?

Il y a peut-être certaines courses moins importante­s où j’ai pris moins de risques, notamment dans les sprints, mais les plus prestigieu­ses, je voulais toutes les gagner, alors certains journalist­es pensaient que je courais trop, que je le payais plus tard dans la saison. Mais De Gribaldy me disait: “C’est si tu les écoutes que tu vas fatiguer ta tête, physiqueme­nt tu ne peux jamais être fatigué.” Quand tu cours autant, une fois la saison commencée, tu n’as même plus besoin de t’entraîner. Tu n’as même pas le temps!

Quand Hinault est absent sur le Tour en 1983, on fait de vous un prétendant à la victoire, au moins au podium. Vous terminez 7e après avoir été maillot jaune une journée. Ça reste un gros regret? Non, pas spécialeme­nt. Il y a d’autres éditions où je pensais avoir plus de chances d’y arriver, mais j’avais toujours un jour au moins où je craquais un peu. Quand je suis parti de chez Gribaldy, je courais moins en début de saison, j’étais donc plus frais sur le Tour, seulement mes meilleures années étaient derrière moi. Quand je m’en suis rendu compte, c’était trop tard dans ma carrière. C’est sûrement entre 1984 et 1986 que j’étais le plus fort. Vous aviez quel genre de relation avec votre compatriot­e Stephen Roche? Vous avez été son plus grand bourreau. Il a souvent terminé deuxième derrière vous, mais lui a gagné le Tour, et surtout, un championna­t du monde en 1987 qu’il remporte alors qu’il court pour vous à la base. Oui, en Autriche… Mais c’est la course qui décide, parfois, et dans ce final, ça attaquait beaucoup, des groupes qui partent sans cesse, qui se rattrapent, c’était ça le dernier tour et demi de circuit, on était 20 ou 25, avec Steph on a parlé, et on a décidé qu’il fallait qu’un de nous soit dans chaque échappée, sans rouler derrière, et puis c’est lui qui s’est retrouvé dans la bonne et il gagne. C’est comme ça le vélo, parfois. Le titre de champion du monde que je regrette le plus, c’est en 1989. À la flamme rouge, je me dis qu’il est pour moi, car j’étais le plus fort au sprint dans ce groupe. Mais après, une course longue et dure, ce n’est pas forcément le plus rapide qui l’emporte, mais le plus frais. Et Greg LeMond était exceptionn­ellement fort à la fin à Chambéry.

Plus que votre Vuelta en 1988, pour beaucoup de fans la plus belle de vos victoires c’est la dernière grande, le Milan-San Remo chez Festina en 1992, quand vous battez Moreno Argentin. Pour vous, émotionnel­lement, c’est aussi la plus marquante? Oui, oui, oui… Émotionnel­lement, c’est certain. Je n’étais plus le grand favori que j’avais pu être. J’avais eu de bonnes sensations au Tirreno-Adriatico, sans être dans la lumière, alors qu’Argentin avait été intouchabl­e. Donc, dans le Poggio, là, je me suis dit de courir intelligen­t, de rester un peu derrière et quand Argentin a attaqué, j’ai laissé d’autres le rechercher. Je suis monté à allure assez régulière dans le groupe derrière, et ensuite j’ai attaqué dans la descente, il y a une part de chance bien sûr, mais tu dois avoir faim pour faire ça, prendre ces risques dans la descente du Poggio, mais quand tu es dans la course, tu ne penses qu’à passer la ligne d’arrivée en premier. Si cette victoire-là est belle, c’est aussi parce qu’elle est contre un coureur dont tout le monde était persuadé qu’il était imbattable. D’ailleurs, c’est quand tu te sens le plus fort que tu fais des erreurs, et j’ai fait comme ça trois fois 2e du Tour des Flandres. Elle était taillée pour moi, cette course, plus encore que la Lombardie ou Liège. J’étais le plus fort pour la gagner, mais finalement, elle manque à mon palmarès, et c’est un regret éternel, surtout quand tu as vécu en Belgique.

Dans tous ceux que vous avez côtoyés dans le peloton, le plus impression­nant, c’était qui?

“J’ai appris à négocier à la ferme avec mon père, en le voyant vendre un mouton, un boeuf, à demander plus que ce que l’acheteur propose, il y avait toujours des négociatio­ns. C’est comme ça dans les foires aux bestiaux.”

Maertens était encore super fort quand je suis arrivé, peut-être qu’il n’a pas fait la carrière qu’il aurait dû, il aurait dû faire mieux. Moi, je n’étais pas encore à mon meilleur niveau, mais je l’étais en même temps qu’Hinault, très fort, et surtout une tête très dure… Quand les autres coureurs parlaient de lui à cette époque, ils disaient que quand il rentrait chez lui, il ne touchait pas le vélo pendant trois ou quatre jours et que là, il se faisait une sortie de 300 bornes. Quand tu entends des choses comme ça, ça commence à tourner dans ta tête, tu te dis que vraiment, lui, c’est un spécial. (Rires.) C’est un paysan, comme moi, et puis c’est un Breton, un Celte, ça doit jouer, ça aussi!

Pour la course qui vous servira de jubilé en Irlande, la Hamper Race, tout le gratin du cyclisme est là, et vous l’emportez, face à

Stephen Roche. Pour le coup, c’était convenu, cette fois-là? Tricher entre profession­nels, ça n’était pas un problème, ils voulaient que je gagne mais les amateurs, je peux te dire que pour eux, c’était une course comme une autre, c’est toujours comme ça avec eux, c’était tout droit à la fin, il y avait un sprint à faire, et j’ai dû faire mon maximum pour gagner.

Vous vous êtes reconnu dans des coureurs depuis que vous avez arrêté? Aujourd’hui, Sagan ne doit pas vous laisser insensible…

Bien sûr, Sagan quand il est arrivé, on a beaucoup dit qu’il me ressemblai­t, mais le cyclisme a tellement changé par rapport aux années 1980. Enchaîner les classiques et les courses à étapes, maintenant, c’est presque impossible, c’est soit l’un soit l’autre. D’ailleurs, les équipes ont un leader pour chaque type de courses. Sagan pourrait gagner un Tour, mais il devrait changer ses entraîneme­nts, et alors est-ce qu’il sera compétitif pour les grandes classiques? Je ne pense pas, le corps ne sait pas faire, donc c’est trop de risques, je pense. Jalabert a tenté d’avoir deux carrières successive­s, c’était la grande classe, mais il a arrêté il y a quinze ans, et ce n’était pas encore le même vélo qu’aujourd’hui. Depuis, c’est devenu toujours plus dur d’être un coureur polyvalent.

Votre mentor, Jean de Gribaldy, avait la réputation de vouloir des coureurs propres, et au Tour 1983 justement, il a viré votre soigneur, Willy Voet, qui vous aurait convaincu le soir où vous endossez le maillot jaune à Pau de prendre une substance qui vous aurait rendu tout vert. Et vous vous êtes effondré le lendemain. C’est vrai?

Non, je n’ai jamais pris quelque chose sans savoir ce que c’était. Moi, j’ai été pris positif deux fois, au Pays basque pour de la codéine, en 1988, j’avais acheté un sirop en Belgique dans une pharmacie spécialisé­e dans le cyclisme, j’avais demandé un produit autorisé même en course… Et en 1984, au stimul, et quand j’ai demandé la contre-expertise, le flacon ne contenait pas le minimum nécessaire d’urine, c’était une erreur dans le contrôle.

On disait que vous répondiez au début de votre carrière par des hochements de tête à la radio tellement vous étiez timide et peu bavard. Aujourd’hui, vous êtes consultant à la

télé. C’est fou comme on change… Oui, comme quoi tout est possible. Quand j’étais à mon meilleur niveau, Jean de Gribaldy me disait de ne pas parler trop aux journalist­es, sinon ils font des montages, donc il me disait de faire des réponses courtes et ça m’est toujours resté dans la tête.

De Gribaldy emmenait ses équipes dans des hôtels pourris et quand les coureurs râlaient, il répondait: “Sean, lui, ne se plaint pas.” L’inconfort était un gage d’appétit en course…

(Rires.) Je ne sais pas si c’était exprès ou une question de budget. J’étais peut-être un de ceux qui se plaignaien­t le moins, mais quand même un peu, à cette époque il y avait des hôtels vraiment pas terribles, au Tour d’Espagne notamment. Il y a aussi des endroits où il n’y a pas trop le choix. Il y a quelques années, quand je suis venu dans les Pyrénées pour commenter le Tour, j’ai dormi dans des trucs qui laissent à désirer…

Vous avez la réputation d’avoir été très économe. Dans quoi avez-vous investi l’argent de votre sueur?

“Enchaîner les classiques et les courses à étapes, maintenant, c’est presque impossible, c’est soit l’un soit l’autre. D’ailleurs, les équipes ont un leader pour chaque type de courses.”

À cette époque-là, ce n’était pas énorme, les salaires, loin de là, je gagnais bien ma vie, mais je n’économisai­s pas plus ou moins que les autres. Enfin, je crois.

Mais quand on gagne 190 courses dans sa carrière, on a de quoi voir venir, ne serait-ce qu’avec les primes, non?

Sur les grandes courses, il y avait une prime de victoire qu’on se partageait entre équipiers, après on avait dans le contrat des primes spéciales si on gagnait une grande classique, oui, mais ça ne va pas chercher bien loin à la fin de l’année. Après, riche, c’est quoi? J’ai gagné pas mal d’argent, j’ai pu vivre sans travailler pendant des années, et aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir un contrat à la télévision aussi, tu gagnes bien, tu t’amuses bien, pourquoi ne pas le faire?

Est-ce que vous avez la plus grande ferme du comté du Waterford comme le dit la légende?

Oh non, loin de là! J’ai une petite ferme, avec des animaux, mais je la loue à d’autres fermiers.

 ??  ?? Dans la roue de Claude Criquielio­n.
Dans la roue de Claude Criquielio­n.
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Vous l’avez reconnu Alain Vernon d’Antenne 2?
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 ??  ?? Sur le tournage du dernier Ken Loach.
Sur le tournage du dernier Ken Loach.

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