Pedale!

UNITED COLORS OF PELOTON

Alors que les coureurs africains émergent ces dernières années, le cyclisme apprend à vivre avec cette nouvelle diversité. Et ce n’est pas encore gagné, comme est venu le rappeler l’incident Réza-Moscon récemment. Dans un sport plus proche du ski que du f

- PAR CHRISTOPHE GLEIZES AVEC ALEXANDRE PEDRO / ILLUSTRATI­ONS: ARTUS DE LAVILLÉON

Tweet de Sébastien Reichenbac­h, coéquipier de Kévin Réza

En raison de la topographi­e de la région, le Tour de Romandie offre peu d’occasions aux sprinteurs de briller. Jugée à Payerne le 28 avril dernier, cette 3e étape leur est promise. Alors, on frotte, on joue des coudes pour gagner sa place. Du côté de la FDJ, Kévin Réza tente de se mêler à l’emballage final, l’Italien Gianni Moscon, lui, replace son compatriot­e et sprinteur chez Sky, Elia Viviani. Le duel est viril, et des mots fusent. Alors que Moscon savoure la victoire de Viviani dans l’aire d’arrivée, Réza interrompt les embrassade­s. Le Français est hors de lui, un spectateur immortalis­e la scène. La raison de ce coup de sang sera connue quelques minutes plus tard grâce au tweet sibyllin de Sébastien Reichenbac­h, coéquipier de Réza: “Choqué d’entendre encore des imbéciles utiliser des insultes racistes dans le peloton pro. Vous êtes une honte pour notre sport.” Le Suisse ne balance pas le nom de Moscon, mais le bouche-àoreille et Twitter s’en chargent. Les médias relaient, la polémique enfle. “Au départ, Kévin ne voulait pas trop en parler, retrace Yvon Madiot, son directeur sportif sur la course. Il était blessé, mais souhaitait régler ça lui-même, de façon énergique.” Une rencontre formelle est organisée le lendemain dans le bus de la FDJ. Accompagné de Nicolas Portal (son directeur sportif), Moscon présente ses excuses au staff et aux coureurs en fixant ses chaussures. “Kévin ne voulait pas d’excuses à la va-vite entre deux bus”, indique Madiot. Dans la foulée, Sky, en pleine recherche de sponsors, décide de suspendre son prometteur coureur pour six semaines. Une rupture de contrat s’appliquera en cas de récidive. “Kévin veut maintenant passer à autre chose, assure Madiot. Il ne s’habituera jamais à ce genre d’insultes. Il n’est pas blindé, mais ce n’est pas une pleureuse. Il ne veut pas qu’on s’apitoie sur sa situation.” Et préfère donc ne pas s’exprimer davantage sur le sujet.

Clash au Tour du Qatar

En sept ans de carrière, le Français a déjà été confronté plusieurs fois à ces “incidents”, comme on dit poliment dans le milieu. “Cela lui était déjà arrivé deux fois au Tour de France”, renseigne Rony Martias, un ancien des Brioches La Boulangère et le cousin de Christine Arron. “Bien sûr que le vélo est touché par le racisme, c’est comme la société en général. Où que vous alliez, il y a toujours des cons.” Le coureur antillais est bien placé pour évoquer un phénomène que peu osent aborder. Recruté par Jean-René Bernaudeau en 1998, il a été l’un des tout premiers coureurs noirs à intégrer le circuit mondial, avec son coéquipier Yohann Gène. “Quand on débarquait dans la cambrousse, il y avait des regards bizarres. Les gens n’étaient pas habitués. Il y avait pas mal de questions aussi, on me demandait si en Guadeloupe, les routes étaient goudronnée­s, ou bien comment ça se faisait qu’un noir fasse du vélo, des trucs pas forcément méchants mais maladroits.” Mais parfois, Rony se braque. “Le plus gros souci, c’était au Tour du Qatar, en 2006. Une étape avec bordures. Je me retrouve piégé avec un Allemand qui m’avait fait comprendre par le passé qu’il n’aimait pas trop que je sois à côté de lui, euphémise Martias. Le pire, c’était la façon dont il a répété sa phrase. Ça se voyait sur son visage qu’il pensait chaque mot.” Le soir même, le Guadeloupé­en débarque dans la chambre d’hôtel de Bernaudeau. “À l’époque, on avait un pacte avec Rony, il me promettait avant chaque course de ne pas péter les plombs. C’était un bon coureur, mais il craquait assez facilement, et à un moment, ça s’est su et c’est devenu un argument pour le battre.” Le sang de JR ne fait qu’un tour. Il surgit alors dans la salle de massage, et demande au directeur sportif de Skil-Shimano de servir d’interprète à son Allemand. Bernaudeau rejoue la scène. “Tu lui traduis

“Choqué d’entendre encore des imbéciles utiliser des insultes racistes dans le peloton pro. Vous êtes une honte pour notre sport.”

Yohann Gène, coureur Direct Energie

exactement ce que je vais dire. Tu dis à ce gros salopard – traduis salopard – que notre sport sort à peine du dopage et que grâce à ce connard – tu traduis bien connard – ça va être à nouveau la merde. Dis-lui que dès demain, je vais sortir son nom et sa tête de gros raciste dans la presse et taper un scandale.” Effet immédiat. “Le mec a fini par s’effondrer, je lui ai dit de se mettre à genoux pour s’excuser”, sourit l’actuel DS de Direct Energie. De tête, Yohann Gène recense “un peu moins d’une dizaine” d’altercatio­ns de ce genre en quatorze années pros. Mais le premier coureur noir aligné au départ d’un Tour de France (en 2011) ne souhaite pas s’étaler. “C’est souvent des faits de course, les mecs ça leur sort de la bouche. Moi, j’ai tendance à régler mes problèmes directemen­t. Surtout, je prends le temps de bien leur expliquer pour que ça rentre vite fait à l’intérieur pour faire un peu moins de bouillie.” Aux origines du mal, il faut remonter dans les années 1930 et 1940, à une époque où Joséphine Baker dansait en pagne de bananes au soir des étapes et où Jacques Goddet, le directeur du Tour, aimait poser en chemise de toile et casque colonial. Une mentalité assez “vieille Europe” qui perdure, à en croire la diversité du peloton. “Dans la tête de certains, c’est simple, le cyclisme, c’est un sport de blanc, essentiell­ement rural, déplore Bernaudeau. Pendant des années, j’ai aussi entendu des pseudos experts scientifiq­ues expliquer que les noirs ne pouvaient pas pédaler comme nous à cause de leurs fibres musculaire­s.” Les Colombiens ont eu droit à d’autres préjugés à leur arrivée dans les années 1980, suspectés de tourner à la feuille de coca. Pour la première fois, des non-occidentau­x rivalisent avec les meilleurs, surtout quand la route se cabre. Laurent Fignon est le chef des bizuteurs ethnocentr­és. “Je ne sais pas pourquoi, mais il n’aimait pas les Colombiens, on n’a jamais vraiment su quel était son problème, soliloque Rafael Niño, pionnier de cette vague colombienn­e. Il nous attaquait toujours dans les moments difficiles, quand on tombait.” Le grand Lucho Herrera n’a pas oublié l’attaque en traître d’un Fignon profitant de sa pausepipi. Un autre jour, à la question d’un journalist­e espagnol sur la possibilit­é qu’un Colombien gagne un jour le Tour, Fignon répond: “Pour cela, il faudrait qu’ils changent de race.” Une ambiance que son ancien équipier, Jean-René Bernaudeau, a tenté de changer au début des années 2000. “On partait de loin. Quand j’ai recruté Rony Martias, le président de la ligue de cyclisme française est venu me dire: ‘Bravo, très joli coup marketing.’”

“Bouge de là, putain de nègre”

“Moi, j’ai tendance à régler mes problèmes directemen­t. Surtout, je prends le temps de bien leur expliquer pour que ça rentre vite fait à l’intérieur pour faire un peu moins de bouillie.”

Mais avec les enjeux d’image et la recherche de sponsor, un épisode comme celui du dernier Tour de Romandie fait tache. La suspension Moscon en atteste: Sky n’a voulu prendre aucun risque. Dans un autre genre, Dimension-Data, équipe sous pavillon sud-africain, est contrainte par la loi de son pays de présenter au moins 50 % de coureurs noirs. Suffisant pour cacher la misère? “J’ai toujours noté de grosses différence­s entre la façon dont on était accueilli par les organisate­urs et le public d’un côté, et les coureurs de l’autre”, retrace Michel Thèze, ancien entraîneur du centre du cyclisme mondial à Aigle, en Suisse. Ce dernier est à l’origine de la percée érythréenn­e dans le peloton moderne, en ayant façonné Natnael Berhane et Daniel Teklehaima­not, peu de temps après avoir dégrossi un jeune Kenyan du nom de Christophe­r Froome. “Je me suis souvent interrogé sur ce manque d’enthousias­me. Dans les compétitio­ns amateurs, on pouvait parler de froideur, mais cela n’est jamais allé plus loin que des remarques mal placées.” Comme à propos de la supposée maladresse des coureurs noirs sur un vélo, présentés comme des dangers pour leurs collègues. “J’ai eu maintes réflexions de coureurs et de directeurs qui gueulaient: ‘Tes coureurs, qu’est-ce qu’ils roulent mal dans un peloton!’ C’était vrai par moment qu’il y avait des lacunes techniques, mais ils avaient une tendance à généralise­r pour un ou deux coureurs et pas les sept autres qui n’avaient aucun problème. Je leur ai demandé d’être raisonnabl­es. Les Africains n’étaient pas habitués aux pelotons qui frottaient, le contexte était différent.” En vélo plus qu’ailleurs, il faut le temps de s’adapter. Quand ils débarquent dans le peloton pro, les coureurs noirs découvrent un microcosme avec ses règles et ses codes un peu guindés, dans lequel il faut s’affirmer. Natnael Berhane l’a appris à ses dépens lors du Tour d’Autriche en 2015, quand le Biélorusse de la CCC, Branislau Samoilau, lui a lâché un suranné: “Bouge de là, putain de nègre.” Une réalité que déplorait Douglas Ryder, le manager de Dimension Data. “Certains membres du peloton ne comprennen­t rien, ils sont une minorité, heureuseme­nt. Sur la Vuelta en 2014, l’une des plus grandes équipes du monde est venue nous dire, alors que nous essayions de placer un de nos coureurs dans une échappée en montagne: ‘Vous n’avez rien à faire ici, cassez-vous et retournez à l’arrière du groupe.’ C’est choquant. Heureuseme­nt, nous avons des leaders comme Tyler Farrar et Edvald BoassonHag­en qui savent faire comprendre que leurs coéquipier­s méritent le respect.” Bernaudeau dénonce. “Certains sont installés depuis longtemps, ils se sentent menacés par les nouveaux arrivants. Ils se disent: ‘Si maintenant les noirs commencent à gagner des courses, où on va?’” Sans doute vers une nouvelle époque, marquée par la montée en puissance de l’Afrique qui représente un immense vivier de talents. “Après les Erythréens, on s’attend à voir pas mal de Kenyans arriver”, prédit Gène, qui est aujourd’hui un routier-sprinteur respecté. “Une fois qu’on gagne notre légitimité sportive, cela se passe mieux.” Au fil des années, le milieu cycliste s’accommode bon gré mal gré de cette mondialisa­tion. “Vis-à-vis des Colombiens, il y a peutêtre eu des remarques au début, mais pas longtemps, ils nous ont mis à l’amende assez vite en montagne et plus personne n’a bronché, resitue Yvon Madiot. Ce sera pareil avec les autres.” De fait, tous les principaux concernés par la question s’accordent à dire que la situation s’améliore. Peut-être en partie grâce à un changement sociologiq­ue du peloton, avec des cyclistes plus diplômés ou grâce à un Froome connu pour être très vigilant sur la question. Le triple vainqueur du Tour a d’ailleurs envoyé un message de soutien à Réza le lendemain de son altercatio­n avec Moscon. “Aujourd’hui, je suis assistant sportif, et

Jean-René Bernaudeau, directeur sportif énervé

je ne vois rien d’anormal au jour le jour, rien qui me choque plus que ça, assure Rony Martias. Il y aura toujours un ou deux mecs bizarres sur un peloton de 200, mais il ne faut pas généralise­r non plus, surtout que le racisme, ça marche dans les deux sens.” Et de citer le violent accrochage entre Joann Ruffine et Ludovic Turpin au Tour de Guadeloupe 2015, qui avait fait la une des journaux locaux. Après les insultes d’usage, les deux hommes en étaient venus aux mains en pleine course. “Ruffine a provoqué, puis il a tapé Ludovic, en faisant des menaces sur sa famille, ses enfants, sa femme”, retrace Rony Martias, qui pointe du doigt le racisme antiblanc sous-jacent Le précèdent Albasini Quid des instances internatio­nales du cyclisme? Dans le cas de Moscon comme dans d’autres auparavant, elles brillent surtout par leur pudeur de gazelle. “Il n’y a pas de volonté dans le cyclisme, c’est évident”, dénonce Bernaudeau, qui fustige l’impunité relative des contrevena­nts, dont le racisme peut aussi s’attaquer aux nationalit­és. Pendant des années, le peloton a ainsi vibré au son des commentair­es méprisants vis-à-vis des Français, en particulie­r de la part des Italiens. C’était l’époque du cyclisme à deux vitesses, où les tricolores campaient surtout des seconds rôles et accusaient les autres de tourner à l’ancienne limonade. Est-il possible que cela ait joué un rôle dans l’incident qui a touché Kévin Réza? Celui-ci cumule d’être potentiell­ement “un Français de merde” et sa couleur de peau. Un double désavantag­e dans le milieu qui, bien avant Gianni Moscon, avait déjà libéré la parole décomplexé­e de Michael Albasini, le routier suisse d’Orica-Greenedge, lors de son tour national en 2014. Fâché de voir Réza esquiver les relais dans une échappée à cinq, Albasini avait donné dans le “sale nègre”. Aucune sanction, juste une grosse colère de Bernaudeau, alors patron de Réza. Albasini s’en était sorti grâce à un joli speech de justificat­ion. “J’étais très en colère. Je lui ai dit des mots que je n’aurais pas dû lui dire, mais aucun d’entre eux n’était raciste. Il est venu me voir et m’a demandé ce que j’avais dit. J’ai répété mot pour mot, ce n’était pas beau, mais c’est comme ça quand on est à la limite.” Avant de conclure, philosophe: “Vraiment, ce n’était pas raciste. Il y a beaucoup de langues parlées au sein du peloton. Je ne parle pas anglais parfaiteme­nt, je parle un peu français mais pas très bien, et Réza ne parle pas mes langues. Cela peut arriver, vous savez, de ne pas se comprendre.” il n’a pas sorti l’alibi du “meilleur ami noir”.

“Dis-lui que dès demain, je vais sortir son nom et sa tête de gros raciste dans la presse et taper un scandale.”

 ??  ?? aux Antilles. “Il n’a eu qu’un mois de suspension. Si c’était le contraire qui s’était produit, ça aurait fait plus de bruit, le comité aurait réagi, mais comme Ludovic, c’est un blanc, on n’en a pas parlé.”
aux Antilles. “Il n’a eu qu’un mois de suspension. Si c’était le contraire qui s’était produit, ça aurait fait plus de bruit, le comité aurait réagi, mais comme Ludovic, c’est un blanc, on n’en a pas parlé.”

Newspapers in French

Newspapers from France