Pedale!

SOVIET SUPREME

- PAR VALENTIN PAULUZZI, ENTRE RIMINI ET BOLOGNE / PHOTOS: DR

À l’hiver 1989, une vague rouge s’apprête à déferler sur le peloton. Pour la première fois, des cyclistes soviétique­s sont autorisés à passer à l’Ouest. Basée à Saint-Marin, l’équipe Alfa Lum sert de point de passage unique pour une génération appelée à marquer les années 1990, celle d’Ugrumov, Konyshev, Poulnikov ou Abdoujapar­ov. Retour sur une rencontre entre deux mondes.

“À cause d’une visibilité insuffisan­te, l’atterrissa­ge se fera à l’aéroport Christophe-Colomb de Gênes et non Milan-Malpensa.” En ce mois de janvier 1989, une chape de brouillard enveloppe la Lombardie, alors le commandant du vol Moscou-Milan improvise cette arrivée en Ligurie et en informe au micro ses passagers. Parmi eux, quatorze cyclistes lettons, russes ou ukrainiens, mais encore soviétique­s pour deux ans, voyagent vers une nouvelle vie. Ils viennent de franchir le Rubicon, ou plutôt la Volga, et laissent derrière eux une URSS où sont prévues deux mois plus tard les premières élections libres voulues par Mikhaïl Gorbatchev. Aussitôt arrivés, les coureurs (et leurs trois entraîneur­s) filent vers la gare de Milan où les attend leur futur directeur sportif, Primo Franchini, qui a veillé toute la nuit. Pas de temps à perdre, il faut embarquer dans le bus Fiat sans chauffage, direction San Martino di Castrozza, dans les Dolomites. “Je venais avec l’envie d’apprendre, de m’exprimer… et de gagner des courses.” Attablé à une terrasse de Rimini, Piotr Ugrumov replonge dans ses souvenirs. Le dauphin dégarni de Miguel Indurain sur le Tour 1994 n’a jamais quitté sa patrie d’adoption, tout comme Dimitri Konyshev, Vladimir Poulnikov, Djamolidin­e Abdoujapar­ov et Serguei Ouslamine. Autant de noms qui vont permettre au cyclisme

Piotr Ugrumov, coureur Alfa Lum

de mettre le cap sur l’est dans les années 1990. La décennie précédente, ils l’ont passée à dicter leur loi chez les amateurs de l’Europe capitalist­e, à défaut de se frotter au peloton pro, communisme oblige. Giro delle Regioni, Giro d’Italia dilettante, Tour du Loir-et-Cher, etc. Les podiums sont souvent 100 % URSS. Le Letton Ugrumov justifie cette incroyable hégémonie: “Chaque république socialiste possédait son équipe. Nous étions en stage presque toute l’année, notamment à Sotchi au bord de la mer Noire et nous arrivions avec 10 000 km de prépa dans les jambes, le double de la concurrenc­e.”

35 dollars d’argent de poche par jour

Ceux qui se sont frottés aux hommes de Moscou chez les amateurs savent donc à quoi s’attendre. “Physiqueme­nt, ils étaient beaucoup plus en avance. On avait eu vent de leurs méthodes d’entraîneme­nt brutales. Quand ils déclenchai­ent la bagarre, il fallait s’accrocher”, rappelle Silvio Martinello, sprinteur à la pointe de vitesse enviable à l’époque. Les cyclistes soviétique­s ont fait aussi des JO (interdits aux pros alors) leur chasse gardée .“Soukhoro ut ch en kov, sacré à Moscou en 1980, était leur Bernard Hinault. J’avais assisté à une course en voiture derrière lui, il était seul avec un peloton de 150 gars à ses trousses et accentuait son avance”, s’étonne encore Franchini. Aujourd’hui rangé du vélo à 76 ans, l’homme a couru sous les ordres de Gino Bartali à la fin des années 1960 avant de monter à son tour dans la voiture comme directeur sportif. En 1982, il est à la recherche d’un nouveau sponsor quand il démarche une entreprise, Alfa Lum, basée à Saint-Marin, spécialisé­e dans les fenêtres et les vérandas. “Quand on est allés voir le patron

“Nous recevions un salaire du ministère des Sports. Mais la durée de notre carrière était courte, à 25 ans, nous étions déjà considérés comme vieux. Moi, je m’apprêtais à trouver un travail avant cette opportunit­é.”

Mike Bruschi pour monter l’équipe, il nous a dit: ‘Le cyclisme? Ce sport qui me fait zapper quand je regarde la télé?’ Lui était branché rallye, mais le lendemain, bim! Gros chéquier sur le bureau, c’était parti.” En sept saisons, cette équipe aux moyens modestes remporte six étapes sur la Vuelta, quatre sur le Giro et donne un champion du monde à l’Italie avec le jeune Maurizio Fondriest en 1988. “Sauf que derrière, Maurizio a demandé une grosse augmentati­on. Avec la même somme, j’avais déjà l’accord de Saronni, Piovani, Piasecki et trois autres coureurs, resitue Franchini. Ernesto Colnago, qui nous fournissai­t les vélos, m’appelle un matin: ‘Primo, c’est foutu pour Saronni, la Malvor lui donne plus d’argent, mais il y a plus important, les Russes sont mûrs pour le grand saut. Ce serait une occasion exceptionn­elle, tu dois me répondre d’ici 10 h.’ Il était 9 h.” À l’époque, la Perestroïk­a insufflée par le camarade Gorbatchev touche aussi le monde du sport. L’empire soviétique s’ouvre, ses champions veulent en profiter avant qu’il ne soit trop tard pour eux. “Nous étions déjà un peu pros, révèle Ugrumov. Nous recevions un salaire du ministère des Sports. Mais la durée de notre carrière était courte, à 25 ans, nous étions déjà considérés comme vieux. Moi, je m’apprêtais à trouver un travail avant cette opportunit­é.” Ainsi en décide le redoutable Viktor Kapitonov, champion olympique 1960, un poil tortionnai­re sur les bords et obnubilé par un renouvelle­ment continu des forces vives. Mais comme ses coureurs roulent sur des vélos Colnago, Bruschi voit, lui, une opportunit­é pour implanter des usines en URSS. Pour mettre ses cyclistes à sa dispositio­n, la Fédération soviétique demande quatre versements de 100 000 dollars. Tout le monde y trouve son compte. “Nous nous sommes rencontrés au Lichtenste­in, au siège de l’agence Dorna qui entretenai­t les rapports entre l’Europe occidental­e et l’URSS. On a d’ailleurs croisé les dirigeants de la Juve qui faisaient signer Zavarov. Saint-Marin, le plus petit État du monde, ouvrait les portes du cyclisme au plus gros”, sourit Franchini. Les émoluments sont partagés entre l’État soviétique (650 roubles mensuels) et Alfa Lum. Ugrumov et ses camarades sont ainsi nourris, logés et reçoivent 35 dollars d’argent de poche par jour. Le profession­nalisme oui, mais graduellem­ent. Pis, leur fédération encaisse une grande partie des primes. Serguei Ouslamine fait partie des heureux élus. “Pour les plus anciens, c’était une sorte de récompense, toutefois, ils n’ont pas envoyé tous les meilleurs afin de ne pas affaiblir notre sélection nationale, c’est pour cela qu’Abdou est arrivé un an après”, renseigne ce précieux gregario. Le groupe est hétérogène et regroupe tous les profils d’âge et de compétence­s. Mais le potentiel est là, selon son ancien directeur sportif. “Le plus mauvais d’entre eux avait déjà gagné au moins dix courses importante­s. C’était Tchmil (vainqueur de Paris-Roubaix cinq ans plus tard, ndlr), ils l’ont embarqué à la dernière minute, mais il avait les mêmes résultats que Fondriest aux tests d’effort.”

Le blues du Hinault soviétique

Deux mondes et deux conception­s du cyclisme apprennent à se découvrir. La légèreté italienne rencontre le scientisme soviétique. “Franchini, on l’appelait ‘environ’ (‘ circa’ dans la langue de Gimondi, ndlr), parce qu’il disait toujours: ‘Aujourd’hui, on fait environ 3 heures de sortie, ou environ 150 km’, alors qu’on était habitués à ce que tout soit défini au centimètre près”, retrace Ugrumov. Interprète choisie pour accompagne­r le début de l’aventure, Ornella Favero officie alors surtout “comme la médiatrice entre deux mondes radicaleme­nt opposés.” Après une semaine en altitude, direction Rimini et l’hôtel Touring, où les protégés de “Circa” occupent les chambres à l’année entre deux courses. Pas le choix le plus judicieux, l’aéroport militaire voisin de Miramare étant une base de l’OTAN. La guerre froide vit peut-être ses dernières heures, les citoyens soviétique­s restent cependant marqués au cuissard, et Franchini doit signaler tous leurs déplacemen­ts au commissari­at de Forli. “Je me souviens d’une carte avec une zone toute rouge, mais on a eu une autorisati­on spéciale. Il y avait toujours deux personnes en cravate qui contrôlaie­nt tout”, dépeint Ouslamine. Chaque matin, Primo assiste à une scène particuliè­re, héritage de l’armée, dont la plupart proviennen­t. Réunis devant l’hôtel, ses coureurs élisent un porte-parole

“Ils gagnaient plus d’argent, mais arrivaient plus difficilem­ent à la fin du mois. Tchmil a acheté la télé dernier cri. Je lui ai dit: ‘J’ai la même depuis 20 ans, moi!’ Il m’a rétorqué: ‘Moi, ça fait 20 ans que je n’ai pas de télé!’” Primo Fanchini, directeur sportif

qui s’exprimera au nom de tous pour le reste de la journée. “Ça paraissait ridicule, mais en fait non, car on réussit plus facilement à parler des problèmes des autres que des siens. Bon après, je leur ai dit de faire ça dans la chambre, c’était plus discret.” La première course de la saison a lieu en Sicile. Les Soviétique­s enfourchen­t leur vélo pour rejoindre le départ depuis Rimini, histoire de peaufiner leur préparatio­n. “Circa” manque de craquer. “Entre le poids des responsabi­lités, les 50 000 problèmes à résoudre chaque matin. J’ai dit que j’allais dîner chez un ami, mais j’ai pris un avion et je suis rentré à Bologne pour me défouler. Je suis revenu le lendemain, l’air de rien, personne ne l’a jamais su.” Et puis la fédération soviétique est formelle, hors de question d’engager des cyclistes italiens. “Une grosse erreur, analyse Ornella Favero, car cela aurait permis une insertion plus réaliste dans le monde pro. En effet, les Russes l’idéalisaie­nt, convaincus que les adversaire­s gagnaient tous énormément d’argent. Il y avait ce contraste entre le vent de liberté et les règles à respecter du profession­nalisme. Ils ont plus pensé aux droits qu’aux devoirs.” Chez les plus anciens, le mal du pays gagne. “On faisait le tour des chambres avec Primo le soir. Il les questionna­it sur leur forme, eux répondaien­t: ‘J’ai mal aux jambes et à l’âme.’ Un gars comme Soukhorout­chenkov avait laissé sa femme et quatre enfants.” Le “blaireau” russe restera à peine un an, sans laisser de traces ni de résultats. Après le GP Pantalica couru sous un déluge, s’ensuit la Semaine cycliste internatio­nale, qui se dispute alors sur l’île méditerran­éenne. Le prometteur Dimitri Konyshev (23 ans) termine troisième de la première étape. “Dans une interview le soir même, il s’est dit surpris du scénario avec seulement les 50 dernières bornes à un rythme élevé. Le lendemain, c’est parti à bloc dès le kilomètre zéro, le peloton roulait seulement lorsqu’un des nôtres était devant”, balance Ouslamine. Un petit bizutage de bienvenue, qui ne va pas plus loin. Pas d’alliance contre les Soviets ou plutôt “un mix de curiosité et d’admiration. Personne ne les a sous-estimés”, assure Martinello. Le grimpeur Alberto Volpi (aujourd’hui directeur sportif de BahreinMer­ida) confirme: “Ils parlaient peu, pédalaient beaucoup. Et puis, l’époque des shérifs contrôlant le peloton touchait à sa fin. La course était libre.”

“Allez en URSS voir ce qu’est le vrai communisme”

Il reste juste quelques us et coutumes à assimiler. Comme les transactio­ns en pleine course. Ugrumov sert son anecdote. “Au Tour du Latium, on était trois devant avec Mottet et mon coéquipier Ivanov. Charly a proposé six millions de lires chacun pour le laisser gagner. On a refusé, il s’est quand même imposé en solitaire…” Enfin, il faut aussi apprendre à en garder sous le pédalier. “On ne savait pas s’économiser ou abandonner, car avec Kapitonov, on devait finir toutes les courses si on ne voulait pas se faire virer”, éclaire Ouslamine. Franchini déchante lui quelque peu. “Avec leurs qualités physiques et notre savoir-faire, je pensais qu’on allait écraser tout le monde, mais ils avaient beaucoup à apprendre. En amateur, ils étaient commandés comme des robots avec une seule tactique malgré les profils différents. Et je m’attendais à une vraie unité, or beaucoup se détestaien­t entre eux. Un jour, au Trofeo dello Scalatore, j’ai envoyé un gars reconnaîtr­e les arrivées pour informer ses coéquipier­s, mais il a tout gardé pour lui.” Le Tour d’Espagne en avril tient lieu de premier grand test. L’épreuve avait déjà accueilli la sélection frappée de la faucille et du marteau en 1985 et 1986. Ivanov s’impose en altitude à Brañillín et termine 6e au général. Dans la foulée, Poulnikov et Ugrumov finissent 11e et 16e du Giro. Au total, Alfa Lum remporte neuf victoires cette année-là. Konyshev claque même deux belles semi-classiques, la Coppa Agostoni et le Tour d’Émilie. La seconde tient à coeur à Franchini. “Nous arrivions chez moi à Bologne. Sur le podium, j’ai eu une discussion un peu vive avec le maire communiste: ‘Tu as été ma plus grande déception, le monde entier m’a appelé, même le curé de mon patelin m’a félicité. Je pensais avoir fait une chose historique pour l’Émilie rouge, et toi rien, pas une réception.’” Contrairem­ent à Imola où les adhérents du PCI reçoivent, enthousias­tes. “Ils étaient plus cocos que nous, en rigole encore Ouslamine, entre nous, on se disait: ‘Allez en URSS voir ce qu’est le vrai communisme.’” En 1990, les Soviétique­s exigent des contrats enfin dignes de ce nom. “On a passé la première année à économiser, resitue Ugrumov. On ne savait pas comment cela allait se terminer. Quand je rentrais en Lettonie, j’amenais des boîtes de conserve à ma femme, telle était la situation chez nous…” Vice-champion du monde à Chambéry derrière LeMond, Konyshev obtient les meilleures conditions salariales. Le début de la fin pour Franchini. “Paradoxale­ment, ça les a ruinés. Ils gagnaient plus d’argent, mais arrivaient plus difficilem­ent à la fin du mois. Tchmil a acheté la télé dernier cri. Je lui ai dit: ‘J’ai la même depuis 20 ans moi!’ Il m’a rétorqué: ‘Moi, ça fait 20 ans que je n’ai pas de télé!’” Une troisième année est prévue, mais Primo jette l’éponge. “J’avais perçu qu’ils avaient besoin de comprendre le monde”, résume-t-il, fataliste. Au sortir du Tour de France 1990 où il remporte l’étape de Pau, Konyshev trouve un accord avec TVM. Poulnikov et Abdoujapar­ov migrent vers Carrera, Ugrumov et Ivanov signent chez Seur. Surtout, Viatchesla­v Ekimov s’est engagé avec Panasonic quelques mois plus tôt, ce qui marque la fin de l’exclusivit­é d’Alfa Lum sur les coureurs soviétique­s. L’URSS est au bord de l’implosion, la boîte de Pandore est ouverte. Ils étaient arrivés dans le brouillard, ils sont repartis à la lumière du soleil.

Le train Anquetil 1957

Il est un jeune homme pressé de 23 ans qui découvre le Tour. Anquetil n’est pas encore “Maître Jacques”, ce “Descartes monté sur deux roues”, selon la formule de l’écrivain Jean Cau, mais il prétend déjà avoir l’étoffe pour domestique­r la Grande Boucle. D’ailleurs, Louison Bobet, sentant la menace, a préféré éviter la cohabitati­on en équipe de France avec le prodige. Alors, le Normand a carte blanche. Il remporte la troisième étape chez lui, à Rouen, avant de réussir un putsch deux jours plus tard entre Roubaix et Charleroi. Le recordman de l’heure n’attend pas le chrono ou la montagne, il n’attend pas non plus, avec ses quatre compagnons d’échappée, le peloton bloqué à un passage à niveau. Derrière, c’est sauve-qui-peut. Le tenant du titre Roger Walkowiak crève et emprunte un vélo au directeur sportif de son ancienne équipe. Il s’en tirera avec 30 secondes de pénalité. Anquetil, lui, laisse la victoire à son coéquipier Gilbert Bauvin et enfile un premier jaune qui s’accorde déjà très bien avec ses yeux bleus impénétrab­les.

Les fuyards du Futuroscop­e 1990

Trois ans après son inaugurati­on, le Futuroscop­e cher à René Monory accueille le départ du Tour. Après le prologue de la veille, l’organisati­on propose un brunch dominical de 138,5 km autour du parc, avant le contre-la-montre par équipes de l’après-midi. En prévision, le peloton roule à l’économie et laisse filer quatre matinaux. Ronan Pensec, Steve Bauer, Frans Maassen et Claudio Chiappucci ne sont pourtant pas des perdreaux de l’année, mais LeMond et Fignon jouent à celui qui bougera le dernier. Un duel de western dans le Poitou qui profite au gang des quatre, avec un butin de plus de dix minutes à l’arrivée. À Maassen l’étape, à Bauer le maillot jaune, aux grimpeurs Pensec et Chiappucci la bonne affaire au général. LeMond matera la mutinerie de Claudio à la veille de l’arrivée seulement, lors du chrono autour du lac de Vassivière. On devrait pourtant toujours se méfier d’un type qui porte un cuissard imitation jeans.

 ??  ?? Qui ne lève pas les bras, n’est pas soviétique.
Qui ne lève pas les bras, n’est pas soviétique.
 ??  ?? Jogging pour tous.
Jogging pour tous.
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Drôles de cocos.
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