Pedale!

MICHEL ROUSSEAU contre L’HUMANITÉ

- PAR JEAN- LOUIS LE TOUZET / ILLUSTRATI­ONS: BENOÎT HAMET

“Le monde est pourri.” Tels furent ses derniers mots le 23 septembre 2016. Champion olympique sur piste, Michel Rousseau a mené sa vie guidé par ses obsessions: les loges maçonnique­s, l’ufologie ou la graphomani­e, au choix. L’ancien pistard n’aimait pas le monde, mais il a passé sa vie à le parcourir entre l’Afrique du Sud de l’apartheid, une pâtisserie à Brisbane, les Maras d’Amérique centrale et même un château hanté du bocage normand.

On n’entre jamais dans la maison d’un mort sans exprimer un sentiment de recueillem­ent. Le pistard Michel Rousseau, taillé comme un cuirassier, encolure néronienne, cuisses de centaure, était champion olympique de vitesse aux JO de Melbourne en 1956 et champion du monde en 1958 sur le vélodrome du Parc des Princes. Il est mort à l’âge de 80 ans, oublié de tous, le 23 septembre 2016. Comme pour appuyer le caractère nomade du défunt, sa dépouille a d’abord reposé dans le caveau municipal de Saint-Yrieix-la–Perche, commune située à 45 kilomètres au sud de Limoges, avant de retrouver sa dernière demeure en début d’année dans une concession, à quelques dizaines de mètres de sa première mise en terre. Mais Rousseau, bien que né à Paris, était par son père originaire du Berry et avait formé le voeu, sentant ses heures comptées, d’être inhumé dans le caveau familial berrichon. Tant et si bien qu’un épilogue funéraire ne peut être écarté. Vivant, Rousseau avait la bougeotte. Mort, il bougerait donc encore? En tout cas, il parle, puisque sa veuve péruvienne, Aidé, prétend l’avoir au bout du fil quand elle téléphone à sa soeur restée au pays et assure noter sur un carnet ce que Michel lui dit, “souvent en anglais, mais c’est pas toujours très clair”. Ce qui lui permettra, dit-elle, de nourrir un livre de poésies en espagnol. Le couple Rousseau vivait dans une ravissante petite maison en meulière, en échange d’un modeste loyer de 400 euros, charges comprises, louée à un industriel de la porcelaine, Paul Marquet. Ce dernier est décédé trois mois après son locataire, à l’âge de 93 ans. Et nul ne sait si les héritiers du mécène seront aussi bien disposés que lui à l’endroit de la veuve Rousseau. Si l’ancien pistard a été enterré religieuse­ment dans l’église de la commune, les frais d’inhumation furent pris en charge par le Comité limousin, sa veuve étant dans l’incapacité de les régler. Il faut saluer ici des figures fraternell­es, dont l’épatant Claude Mirablon, qui avait aidé les Rousseau, alors installés en Dordogne, à migrer vers le Limousin et qui, d’une phrase, avait mis en lumière la tâche considérab­le qui fut la sienne: “C’était comme déménager le cirque Pinder.” Mais citons également l’attentionn­é Claude Louis, ancien haut fonctionna­ire à la Jeunesse et aux Sports, mais aussi l’exprésiden­t de la FFC, Jean Pitallier, qui ont assuré la sécurité matérielle et affective dont le couple avait tant besoin. Ces personnes ont oeuvré avec tact pour donner à Michel Rousseau des obsèques dignes, alors que le ménage vivait depuis près de 20 ans dans une précarité financière dont on n’a pas

idée, Michel n’ayant pas cotisé, ou alors si peu. Le Populaire du Centre avait accordé à la mort du champion une longue brève. Comme un service minimum que l’on peut entendre, car on m’a raconté que le localier qui l’avait rencontré au moment de son installati­on à Saint-Yrieix était sorti de son entretien incrédule, comme si Rousseau n’avait, ce jour-là, pas donné toutes les garanties de santé mentale. Je dirais qu’avec lui, le saugrenu frappait souvent à la porte et qu’il fallait être prêt à écouter des histoires de tapis volant et de martiens. Sous la plume érudite de Philippe Bouvet, L’Équipe avait donné une nécro pour le moins très ramassée, qui laissait entendre entre les cinq lignes quelques traits du caractère orgueilleu­x mais aussi, à bien des égards, éruptif du défunt... Mais il fallait se rendre toutefois à l’évidence, laissait entendre Bouvet, on ne pouvait rien en tirer tant ses obsessions avaient épuisé, et parfois embarrassé, son entourage, pourtant d’une infinie patience à son endroit.

Poupée vaudou dans le Calvados

Claude Louis, un très proche de Raymond Poulidor, ne s’était jamais caché de ses liens étroits entretenus avec Rousseau, tout en restant d’une grande pudeur sur ses nombreuses aides ponctuelle­s. Il avait reçu en retour cette phrase assez peu charitable de Poulidor: “Tu t’occupes encore de Rousseau? Eh bien, tu as bien du courage, dis donc…” Louis avait laissé dire, ne voulant pas froisser Poupou. C’est ici que je me suis dit qu’il fallait que je reprenne le fil d’une conversati­on avec Rousseau, laissée en plan il y a 17 ans, et que j’avais entreprise alors pour Libération. Elle avait donné lieu à un article intitulé “Le vieux pistard, le vaudou et le manoir”. Pour enfin boucler une histoire, celle d’un homme à l’existence fantastiqu­e, mais aussi à l’épouvantab­le réputation de mauvais coucheur et dont les saillies pataphysic­iennes avaient fondé mon attachemen­t à ce type furieuseme­nt sympathiqu­e mais prisonnier de ses névroses, et qui voyait des complots partout en les comptant de tête comme un épicier. Avec Rousseau, on était certain de ne pas recueillir de réponses académique­s ni orthodoxes, tant sur le cyclisme que sur les médecines parallèles, dont il avait acquis une solide expertise. Il était le premier cobaye de ses propres décoctions à base de plantes médicinale­s. Et comme les gastronome­s, il ne donnait jamais les secrets de ces dernières, qui macéraient à l’entresol de sa maison de Saint-Yrieix dans des bouteilles de porto Sandeman ou de cidre bouché Loïc Raison. Au milieu des années 1990, Rousseau et sa seconde épouse péruvienne, après avoir fait un stop à Cabourg au retour d’un long périple sud-américain, avaient pris leurs quartiers dans une aile du château de Dampierre, dans le bocage normand, contre la promesse d’entretenir la propriété tout juste acquise par Jean-Claude Cherrier. Ce dernier, boulanger cabourgeoi­s, rencontré en Australie à l’occasion de l’exposition universell­e en 1988, était tombé sous le charme de Rousseau, qui avait tous les talents, dont celui de conteur. Généreux en amitié, Cherrier accueiller­a le couple à son retour définitif en France après la fin du séjour australien et un road trip des époux en Amérique centrale. Mais la belle entente a peu à peu volé en éclats, le roi de la baguette moulée reprochant à son hôte de vivre “barricadé” dans son propre château: “Je n’avais plus accès au château. Et quand j’y allais, Michel me disait: ‘Mais tu n’entends pas tous ces bruits, le château est hanté! Hanté!’ J’ai dû me résoudre à leur demander de quitter les lieux, le coeur gros, car j’aimais beaucoup Michel. Cela m’a coûté de mettre dehors un tel champion, mais c’était devenu impossible.” Il apparaissa­it dès lors que des pratiques de spiritisme devenaient “incompatib­les avec l’accueil du public” dans ce château destiné à recevoir séminaires d’entreprise­s et mariages. Dans le même temps, la brigade de gendarmeri­e de Saint-Martin-des-Besaces est saisie d’une plainte déposée par Rousseau, en 2000, au sujet d’une poupée vaudou transpercé­e d’épingles et déposée dans sa boîte aux lettres. L’affaire plonge les gendarmes du bocage dans une grande perplexité. Les plaignants sont entendus. Une enquête de voisinage est menée. À écouter les gendarmes, à l’époque, il s’agissait d’une “première”, le rite vaudou étant une pratique de sorcelleri­e peu courante dans le Calvados. L’affaire en est restée là. Michel entretenai­t des rapports conflictue­ls avec le voisinage, qui lui reprochait son tempéramen­t bilieux. Ce qui lui faisait dire, en retour et en observateu­r averti: “Le monde va mal.” Déjà.

Le cycliste qui noircissai­t des feuilles volantes

Dix-sept ans après les faits, Cherrier n’en veut pas aux Rousseau et explique d’ailleurs que, quelques heures après la mort de son ancien locataire et ami, Aidé lui a téléphoné, lui avouant que Michel lui avait témoigné, “avant de partir” pour son dernier voyage, toute sa reconnaiss­ance. “Ce coup de fil de paix m’a profondéme­nt bouleversé.” Son ancien ami s’insurgeait beaucoup et tout le temps contre ses contempora­ins, mais aussi contre sa propre famille cycliste qui ne l’aurait pas compris, voire délaissé, mais qu’il glaçait

en retour par son caractère impossible. L’homme avait en effet ses têtes de Turc. Toujours un peu les mêmes, faut bien le dire. Selon lui, les loges maçonnique­s, en n’en précisant pas l’obédience, étaient “partout” et mettaient à mal son projet de “maison des champions”, sa grande affaire, pour laquelle il se sera transformé en homme porte-plume. En 1992, de retour en France, “après 23 ans d’expatriati­on” (Afrique du Sud, Australie, Pérou), les Rousseau s’étaient installés à Cabourg dans un premier temps, où ils attendaien­t un containeur au Havre expédié de Lima avec “5000 livres”, nous apprenait alors l’hebdo L’Éveil Côte Normande qui avait alors consacré une page entière à ce champion revenu des “Amériques”, l’actualité étant creuse en octobre 1992 dans la région. Le rédacteur du papier, aujourd’hui à la retraite, se souvient “d’un Rousseau chaleureux, cultivé mais profondéme­nt mélancoliq­ue”. Presque inconsolab­le. Ce qui n’a pas toujours été le cas. Rousseau, à la grande vivacité d’esprit, était tombé très jeune dans la littératur­e médicale et l’ésotérisme, sans parler des ouvrages de mécanique ondulatoir­e, souvent publiés en anglais, langue qu’il maîtrisait et dans laquelle il échangeait avec Aidé, hispanopho­ne. De sorte que trois grammaires vivaient sous le même toit. Et que dire de sa propre grammaire, car Rousseau, en graphomane compulsif, aura noirci tout au long de son existence des centaines de carnets, de feuilles volantes, de notes, de synthèses, de prières d’insérer, d’exégèses sur les méfaits de la dope, dont il avait toujours été un farouche contempteu­r. C’était sans compter sur les chapitres de son “grand livre” en chantier composé de fragments de mémoire tapuscrits et à ce jour encore consignés dans des dizaines

Claude Simeoni, ami et ancien pistard

de chemises dans son bureau qui tient de la grotte. Et pour finir, Rousseau aura ailleurs plus écrit que Madame de Sévigné. Confirmati­on avec Claude Simeoni, ancien routier-pistard, avec qui Rousseau avait préparé les JO de Melbourne en 1956. Ce dernier retrouvera, 50 ans plus tard, en 2006, son camarade installé par le plus grand des hasards à 20 kilomètres de chez lui. “J’ai pu

Au milieu des années 1960, il s’était mis au catch, une activité qu’il pensait de reconversi­on, mais qu’il a vite abandonnée.”

voir des masses de feuilles tapées à la machine, un classeur complet. Reste à savoir si tout cela est publiable, sachant le considérab­le travail d’édition qu’il faudra entreprend­re.” Les deux hommes renouent une amitié forgée sur la piste, Simeoni se rend disponible pour véhiculer Rousseau et faire “le plein” au supermarch­é du coin. Puis, il lâche cette info cocasse qui raconte assez bien l’esprit fantasque de son ami. “Au milieu des années 1960, il s’était mis au catch, une activité qu’il pensait de reconversi­on, mais qu’il a vite abandonnée.” Il se sera surtout ruiné en timbres et en encre pour faire connaître auprès des pouvoirs publics, sourds à sa requête et à son désespoir, cette fameuse maison, sorte d’hospice pour vieux champions, dont il aurait aimé, au fond, être le seul pensionnai­re.

“Qu’est-ce que c’est que cette histoire de mariage homo?”

Or, Michel Rousseau n’a jamais voulu se rendre à l’évidence: on ne lui répondait pas. Ou alors des lettres toutes faites. Mais il n’en continuait pas moins à écrire comme un possédé de la pointe Bic. Marie-Georges Buffet, ministre des Sports du gouverneme­nt Jospin, fut un moment sa destinatri­ce favorite. Ces derniers mois, sa fréquence épistolair­e s’était ralentie sous le poids d’un infarctus dont il s’était remis, mais la dégradatio­n physique l’avait rattrapé. Ses amis, aidés par une associatio­n, s’étaient décarcassé­s pour lui offrir une moto. Ce qui devait être au départ une Honda CX 500 n’était pas reconnaiss­able tant Rousseau l’avait customisée pour en faire une sorte de chaise à porteur sur deux roues. Mais au moins, elle lui permettait de se déplacer pour rendre visite à Simeoni, très inquiet de le voir reprendre la route sur ce drôle d’engin. De retour chez lui, Rousseau s’asseyait alors, morne et triste, sur une chaise, enveloppé dans une robe de chambre vieux rose et molletonné­e, et ne bougeait plus. C’est dans cette même robe de chambre qu’il a rendu son dernier soupir, la main dans celle de sa femme, au premier étage de cette chambre au papier à fleurs sur lequel est accroché un crucifix en ivoire et des portraits de Padre Pio. Ces derniers mots furent, selon Aidé: “Le monde est pourri.” Toujours cette idée-force du monde finissant au moment de l’issue fatale, qui dit assez le féroce désespéré que fut Rousseau. Mais Michel avait voulu précéder son grand départ d’une ultime interrogat­ion existentie­lle, qui laisse entrevoir les gouffres insondable­s de l’âme humaine, mais aussi le long cheminemen­t de l’actualité nationale, que n’arrange pas la piètre couverture Internet locale, pour arriver jusqu’à Saint- Yrieix: “Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de mariage homo?” s’interrogea­it-il dans un dernier emportemen­t. Puis, laissant la question à jamais pendante, il a chanté l’Ave Maria. Et il est mort. Par delà cette ultime interrogat­ion législativ­e concernant la loi Taubira, Rousseau montre qu’il était dans le fond un janséniste. Il y avait les élus. Et les autres. Il l’ignorait, mais il fut un élu.

Voyante et crocodile dans la baignoire

Celui qu’on appelait “le costaud de Vaugirard”, ce quartier de Paris où il a vécu – mais né dans le XVIIIe et élevé à Viroflay par une mère bretonne –, a connu une existence inouïe qui se raconte par une succession de planches en couleurs. Rousseau aura vécu, dès la fin de sa carrière en 1968, une vie foraine. D’abord dans le XVe, près du Vel d’Hiv, où il connut ses premières victoires au début des années 50, dans ce vélodrome de funeste mémoire. Après une formation de tourneur-ajusteur-fraiseur, il ouvre, muni d’un CAP de conduite, au pli des années 1967-1968, une école de conduite rue de la Convention. Nous avons joint en Australie Emmanuelle, l’une des trois filles nées du mariage de Michel avec Paule, sa première épouse. Présente aux obsèques de son père, elle souhaite aujourd’hui être la gardienne scrupuleus­e de sa mémoire. C’est “Madame Paule” qui parle. Emmanuelle retranscri­t et fait suivre par courriel. Paule dresse ainsi le portrait de la fantaisie et de la tendresse faite homme de son ex-mari. “Michel était un passionné de mécanique. Il lui arrivait de démonter des moteurs sur le trottoir. Je me souviens d’un moteur de Dauphine sur lequel il travaillai­t entre des cours de conduite qu’il donnait. C’était un père qui se consacrait à ses filles, mais était aussi versé dans la botanique et les animaux. On avait hérité d’un crocodile qu’un voisin steward nous avait rapporté d’un voyage. On l’avait mis dans la baignoire.” Puis le saurien a fini desséché, comme un porte-clefs. Pas découragé, Michel s’était mis en tête d’acheter un éléphantea­u, avant d’abandonner cette idée coûteuse en foin et qui aurait provoqué dans le voisinage des phénomènes hallucinat­oires. Il y eut aussi avant un hibou, des poules, un hérisson. Une vraie ménagerie. Ainsi, Claude Mirablon n’avait pas menti, il y avait bien du “Pinder” chez Rousseau. Reprenons ce que Paule raconte du début et du milieu des années 1960, à Paris. “Je travaillai­s comme couturière dans un atelier dans le XV et Michel traînait alors avec un copain à lui, boucher chevalin à qui il dit, en me voyant: ‘Cette mignonne-là, je la veux.’” Michel ne se préoccupai­t pas d’arabesques, et le mariage fut assez vite célébré. Paule se souvient aussi de la charcutièr­e du quartier, une dame qui picolait drôlement dans ses souvenirs. Reste que la commerçant­e était passée par sa propre vitrine. Avait-elle loupé une marche? Paule ne le précise pas, mais laisse entendre que les petits verres de vin cuit avaient eu raison de son équilibre. Michel, alerté, lui fit un point de compressio­n sur l’artère fémorale, et la sauva d’une mort certaine. Paule note aussi que lorsque son Michel avait une idée en tête, il était impossible de la lui enlever. Comme lorsqu’il ouvrit pour elle un atelier de couture, toujours rue de la Convention, afin qu’elle puisse être sa propre patronne. Mais Paule, paralysée de timidité, n’était pas à l’aise avec la clientèle du quartier. Mais surtout, il fallait s’y résoudre, le petit commerce ne marchait pas. En homme résolu, Rousseau quitte la France une première fois avec femme et enfants pour l’Afrique du Sud en 1970, laissant derrière lui une voisine charcutièr­e fraîchemen­t recousue, mais surtout des impayés à l’Urssaf. Les Rousseau s’installent à Johannesbu­rg et prennent une employée de maison noire, Cherry, logée dans une chambre attenante à celle des filles. Les voisins, blancs, s’indignent qu’une domestique noire, en plein apartheid, puisse dormir dans la maison des maîtres. Il les envoie sur les roses, mais doit s’incliner quand le proprio, alerté par le voisinage remonté, rendant visite à ses curieux locataires, le découvre en train de démonter un moteur dans le salon. Toujours cette marotte: ouvrir en deux les quatre cylindres. Rousseau est alors ajusteur. Puis par la suite, chauffeur de bus et de tramway. Mais les hivers à Johannesbu­rg peuvent être rigoureux et il y a aussi l’apartheid qui le révulse. Retour en France. D’abord Paule et les filles, le patriarche suivra ensuite en 1973. C’est ici que le biographe amateur est confronté aux limites de l’exercice de reconstitu­tion. Car Paule écrit: “Michel m’a retrouvée à Orléans grâce à une voyante.” Que faisait Paule à Orléans? Cette histoire de pendule n’est au fond en rien étrangère à

Rousseau. Soit, donc, le pendule plutôt que le téléphone. On ne peut écarter l’hypothèse d’une dispute ni d’une friture sur la ligne, sachant que le couple se séparera en 1980 et que Michel se remariera ensuite avec Aidé, une avocate péruvienne. J’ai retrouvé dans mes archives une phrase de Rousseau au sujet de cette quête de Paule dans le Loiret: “Le pendule du radiesthés­iste s’était mis pile à la verticale d’Orléans.” Imparable.

Dîners entre ufologues chez les Rousseau

Reste que, pour le moment, la famille Rousseau est à nouveau réunie et il apparaît très vite à Michel, inquiet de ne pas trouver une situation durable en France, que l’expatriati­on est la seule solution. Avec un compas, il tombe sur le pays le plus éloigné: l’Australie, qui est surtout aussi la terre de sa consécrati­on sportive. C’est donc à bord du SS Australis, un bateau de 220 mètres de long, mis en service en 1940, aussi appelé “paquebot des migrants”, que la famille appareille au printemps 1974 de Southampto­n pour Fremantle. La chaleur émolliente des latitudes tropicales n’a en rien affaibli le caractère ombrageux de Michel, qui refuse d’assister aux cours de sécurité, arguant “que si le bateau coule, ça sera de toute façon la panique”. C’est un caractère très français de consacrer le plus clair de ses efforts à dire non, surtout à bord d’un bateau occupé principale­ment d’AngloSaxon­s, pour qui l’acceptatio­n de la règle est chose communémen­t admise. Les Rousseau s’installent à une heure de Brisbane. Le mari, qui a de l’or dans les mains, trouve du boulot au sein d’Ani Sargeant, une entreprise australo-américaine, spécialisé­e dans la commercial­isation et l’entretien des énormes engins de terrasseme­nt japonais pour le secteur minier, alors en pleine expansion. Ses talents font merveille, car il sait tout faire, y compris l’impossible. Michel achète même un terrain près de la ville de Toowoomba, dans le Queensland. Paule raconte que “Michel avait en tête d’en faire un parc d’attraction­s et avait fait des maquettes d’une maison solaire qui devait être la nôtre”. C’était sans compter sur une période de récession économique mettant à mal le secteur des mines et de la constructi­on. Rousseau perd son boulot, et le ménage n’y survivra pas. Entre-temps, il n’a pas renoncé à l’idée de se mettre au service de la direction du cyclisme du Queensland. Voilà ce qu’il en disait: “Je leur ai proposé mes services, tant comme entraîneur que comme concepteur de vélo. Mais il n’y avait pas d’argent. Pour eux, le vélo, c’était la selle dans le cul et tu appuies sur les pédales…” Le champion olympique restera 18 ans en Australie. Après les engins, il trouve du travail dans une fabrique de radiateurs et renoue avec son ancien boulot de tourneuraj­usteur. Puis ouvre une pâtisserie dans la banlieue de Brisbane, revendue en 1991 pour 90 000 dollars australien­s. De cette période “sucrée”, il ne reste dans la maison de SaintYriei­x que des photos de pièces montées et de fraisiers piquées par un dégât des eaux. On distingue, derrière des meringues, un homme heureux et fier de son travail. Estce d’avoir refait sa vie avec Aidé qui rend si souriant Michel? Toujours est-il qu’en 1991, le couple, après un crochet par Paris, s’envole pour Lima. S’ouvre ici un chapitre sud-américain tout en circonvolu­tions. À Lima, Michel se met en quête d’un pas-deporte pour ouvrir un cabinet d’herboriste­rie. Lequel cabinet restera à l’état de projet, car Aidé et lui s’envolent déjà vers les ÉtatsUnis. Achètent une voiture. “Une Hyundai!” se souvient soudaineme­nt Cherrier. Les Rousseau rouleront ainsi à travers les périls protégés par les prières d’Aidé: le Nicaragua des Sandiniste­s, puis le Honduras et le Salvador des Maras. Michel résume: “On tue beaucoup dans ces coins-là.” Puis le Panama. Enfin, retour vers Lima en avion où il convoque la presse, déclarant vouloir se mettre au service du cyclisme péruvien naissant. Ces 20 dernières années passées en France donnent l’impression que les Rousseau vécurent derrière une fenêtre grillagée, tant en Normandie, en Dordogne que dans le Limousin. Prisonnier­s de leurs souvenirs et aussi de leurs obsessions. Michel avait développé une expertise en ufologie dont il souhaitait faire profiter son entourage. Il passait ainsi des nuits entières, barricadé dans son bureau, notant, compulsant, synthétisa­nt. N’échappant pas aux sites complotist­es qui polluent la toile. Pour donner la publicité à cette passion pour l’étrange et les soucoupes volantes, il avait organisé des dîners d’ufologie. Comme il n’a jamais été un homme d’argent, il ne faisait pas payer. Les premiers dîners, selon un témoin, “il y avait huit à douze personnes, disons déjà des convertis”. Les fois suivantes, un peu moins. Puis les Rousseau se sont retrouvés seuls à évoquer un sujet qu’ils maîtrisaie­nt parfaiteme­nt, n’ayant rien d’autre à ajouter, si bien que le repas, mis à part quelques bruits de soucoupes, fut silencieux. Aujourd’hui, Aidé, sa veuve, après avoir écrit à Vladimir Poutine pour lui demander d’accueillir les archives de Michel, a pensé qu’il était plus simple d’ouvrir ellemême “un petit musée” consacré à la mémoire du défunt, le seul champion olympique qui écrivit ses mémoires sans l’aide d’un “nègre”. Où il est aussi question d’une tante qui tenait une maison close. C’est un bon départ. Reste à trouver un éditeur.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France