Le Moi est mort, vive le Moi!
Charpenté et bien nourri à ses débuts, décharné et extatique le temps d’un règne tombé dans les oubliettes de l’histoire, le corps de Lance Armstrong reste un objet de fascination. Ancien cycliste amateur lui-même, l’écrivain et philosophe Olivier Haralam
Il n’avait que vingt ans lorsqu’il est arrivé de son Texas natal. Il était bien du genre qui s’imagine débarquer sitôt qu’il pose un pied quelque part, alors imaginez: la vieille rive d’Europe! Il était rose et poupin, peu pileux, mais cependant tout pétri de certitudes hyperboliques plus que de doutes. Pourtant, il ne s’était vécu et vêtu presque qu’en survêtement multicolore, toujours chaussé de brodequins mal lacés aux semelles épaisses et aérées comme des steaks aux hormones. Un plouc, même si c’est trop vite dit. Mais déjà ce regard de frappe et ce menton carré indispensable à ceux qui conquièrent le monde dans le miroir de leur salle de bain – ce prognathisme de l’ambition capitaliste. Ses exploits d’adolescent surdoué étaient restés sur l’autre rive, tel l’excédent de bagage qu’on n’a pas pu régler dès la première traversée. Alors, on le réputait bien “gros moteur”, mais certes pas à la hauteur de l’idée qu’il se faisait de lui. Connaissait-il la cinglante répartie du Cynique à l’Empereur? Savait-il ce que s’entendit répondre Alexandre le Grand qui s’enquérait auprès de Diogène, sale et hirsute à même le sol, de ce qu’il pourrait bien faire, Lui le Conquérant, pour complaire au pauvre bougre? “Ôte-toi de mon soleil”, fut la seule réponse du sage. Dégage, tu me fais de l’ombre. Que l’anecdote fût alors connue ou pas de Lance Amrstrong, peu importe, mais c’est à peu près ce que sa première course professionnelle européenne lui souffla, cette Classique de San Sebastian qu’il termina bon dernier à 20 minutes du vainqueur. Après tout, qu’estce que la course cycliste, cette culture centenaire et raffinée, pouvait bien avoir à foutre de ce GI trop nourri au lait de vache et à la viande rouge, l’oreille gavée non pas d’accordéon mais de ZZ Top ou de Stevie Ray, et la musculature tout imbibée de triathlons et de critériums, ignorant tout de nos roueries flahutes comme de la sprezzatura “faustocopienne”?
Allure de barrique et épaules trop larges
Néanmoins, un jeune homme qui, comme il le confessera sans le moindre souci du freudisme de comptoir qui sévit volontiers par chez nous, but à même les lèvres de sa mère ses premiers milk-shakes (afin qu’ils ne fussent pas trop froids, dit-elle), puis ne grandit qu’auprès d’elle, au point de faire floquer ses maillots d’une déclaration d’amour “I love my mum”, ce jeune homme dis-je, n’était pas de ceux que décourage une occurrence malheureuse. Il était bien décidé au contraire à déployer la cape de son ombre sur le peloton. Il fit une première mue, éclair, et il ne lui fallut pas plus deux semaines pour passer du bonnet d’âne de San Sebastian au podium d’une course aussi relevée que le Grand Prix de Zurich, puis quelques mois supplémentaires pour devenir, rien que ça, champion du monde des professionnels par gros temps du côté d’Oslo quelques jours avant ses 22 ans. Alors, il n’est plus permis de douter de sa classe, à tout le moins de ses moyens. Force de la nature, ok. Il n’en reste pas moins que quelque chose cloche. À vélo, il n’est pas gracieux. Il est trop épais. Son corps est un encombrement, son torse est trop volumineux, qui lui donne des allures de barrique, et ses épaules trop larges semblent compromettre l’oscillation fluide de la roue avant lorsqu’il monte en danseuse ou qu’il passe à l’attaque. Dans ces moments-là, il arrache tout, dans un style volontariste et laborieux. Il passe en brute. Son élégance est à peu près celle d’un jouet de plastique pour enfant en bas âge. Visuellement, son corps se donne comme une machine déployée dans l’espace cartésien, partes extra partes. Il manque un principe unitaire, il donne l’impression de ne pas atteindre ce point de fusion qui brise la matière pour ne laisser subsister que le mouvement même. Il suffit pour s’en convaincre de le voir sur la 18e étape du Tour 1995, pourtant touché, sinon par la grâce, disons par le deuil et l’émotion, venger (oui, Armstrong est de ceux qui vous vengent du fatum!), son coéquipier Fabio Casartelli tué l’avant-veille dans la descente du Portet d’Aspet. Lorsqu’il accélère à 20 kilomètres de Limoges – et débute un prodigieux numéro athlétique –, les poils se lèvent sur les bras de millions de téléspectateurs, et sur les siens évidemment
alors que l’image le hante du corps de Fabio allongé en position foetale s’auréolant d’un sang épais. Ce jour-là, ce Lance Armstrong en pleine santé laisse apercevoir la fureur héroïque dont il deviendra pour moi l’image même quelques années plus tard. Les avis des hiérarques divergent et se rejoignent. On demande à Merckx ce qu’il en pense, il fait la moue et lâche: “Trop gros”. Guimard renchérit et ajoute au constat une dimension de présage: “Avec dix kilos de moins, Armstrong peut gagner le Tour.” La suite est connue. C’est selon cette conviction qu’il est embauché par Cofidis, mais la tuile tombe, et tout le ciel avec. Le cancer s’arroge un testicule, la chimiothérapie le brûle, le scalpel et la scie ménagent un joli fer à cheval sur son crâne qu’il ne reste plus qu’à soulever pour exfiltrer l’intrus tumoral. Mais il survit. Se remet, remonte en selle, en chie, s’entraîne dur, se dope, gagne le Tour, une fois, puis sept. Sur ce chemin de douleur, son apparence a changé. Il ne suffit pas de dire qu’il a perdu du poids, son corps est autre. Certes, on peut parler de maigreur, les veines le ceignent telle une plante grimpante étouffant l’architecture, et l’on croit voir une planche anatomique de Vésale. Il y a quelque chose de troublant dans l’aspect presque concentrationnaire de son corps. Lorsqu’il roule maillot grand ouvert, la blancheur cadavérique du thorax laisse gonfler le schéma arachnéen vaguement dégoûtant des côtes et du sternum, comme s’ils devaient crever la peau d’un instant à l’autre. Mais curieusement, dans la perte il a gagné une sorte de consistance et de fluidité. Les angles de sa silhouette se sont estompés, et ses muscles fondus (un coureur très affûté n’a plus de mollet) prennent des airs de cire et de peinture à l’huile. C’est l’histoire d’une étrange crémation, tout se passe comme si la maladie avait brûlé le bébé rose et trop nourri. Permanence de l’identité à travers les bouleversements du corps: Le Moi est mort, vive le Moi! Désormais ses colères sont efficaces, parce qu’il écrase la course. Peu importe. Ce qui importe, c’est qu’il donne à l’effort cycliste une dimension authentiquement baroque, pas parce qu’il se comporte en fou furieux n’ayant manifestement que faire de faire de vieux os, mais parce que le spectacle de son corps, visage compris, est total et instable. Peut-être puis-je le dire ainsi: il semble jaillir sans cesse de la profondeur dissimulée sous la surface de l’image et sans cesse s’y enfouir à nouveau. Exactement comme, dans le dispositif d’une chapelle baroque, le relief des stucs semble émerger de la surface peinte, et la prolonger. Le mystère est de savoir en lequel de ces deux modes d’apparitions consistent et se tiennent les corps. Car le paradoxe incarné par le second Armstrong évoque le corps imaginaire du mystique: celui qui s’envole pour traverser la pierre muette des frontons et corniches, est bel et bien le corps sculpté, qui se dématérialise donc en se spatialisant. Derrière l’incarnation d’une jouissance féroce et phénoménale, derrière ces moments d’évidente anormalité, il y a l’extase: cette ambivalence de la corporéité qui, tel le désir, ne vise qu’à s’éliminer ellemême. La seule certitude de soi n’est pas dans la pensée inductive, pas plus que dans la perception, mais dans le sentiment de l’effort. Lorsqu’il s’agit de se convaincre qu’on est soi-même vivant, et pas seulement une chose pilotée par un principe extérieur (qu’il s’agisse d’un dieu ou d’un cerveau dont on oublie qu’ainsi conçu, il suppose lui-même un “pilote”, ce vieil homoncule des alchimistes), on trouve ce sentiment difficile à ignorer: au plus profond, nous sommes cette tension entre une initiative et quelque chose qui lui résiste. Nous sommes condamnés à l’effort: vouloir ne pas faire d’effort est encore un effort. Il n’y a pas d’initiative, qu’elle soit physique ou intellectuelle, sans résistance. Ceci pour dire que même quand l’effort physique est explicite comme il l’est à vélo, ce qui résiste physiquement (le corps matériel, la pesanteur, les frottements) s’enracine dans la vie subjective et l’intériorité métaphysique. Ceci pour dire, en somme, qu’ici je me fiche du corps mécanique-et-dopé de L.A. “C’est la science même qui exige d’être soutenue d’une métaphysique vraisemblable”, a dit un auteur que je chéris. L’histoire officielle, par la voix de ses instances unanimes, n’atteste désormais Lance Armstrong que comme usurpateur. Mieux: organisateurs, agences et obédiences sont tombés d’accord pour effacer les traces de son passage. On a donc balayé sur les chemins sacrés qu’il avait floués, dit-on, et éjointé soigneusement pour la remplacer cette sorte de pierre tombale que représentent les “tablettes” du palmarès qu’il souillait de son nom – toujours ça d’économisé sur le prochain rechampissage. Cependant, les sept astérisques qui y brillent désormais en lieu et place rehaussent sa chaise en trône. Telle une chaise vide dans un Van Gogh, elles intensifient sa présence.
“Il y a quelque chose de troublant dans l’aspect presque concentrationnaire de son corps. Lorsqu’il roule maillot grand ouvert, la blancheur cadavérique du thorax laisse gonfler le schéma arachnéen vaguement dégoûtant des côtes et du sternum, comme s’ils devaient crever la peau d’un instant à l’autre.” •