Pedale!

Le p’tit cycliste

C’est ainsi que Jean Gabin avait surnommé celui qui avait échoué à devenir coureur ou à réaliser son grand film sur le sujet. Pourtant, Michel Audiard a passé sa vie à dialoguer avec le vélo.

- PAR VICTOR LEGRAND / PHOTOS: DR

Michel Audiard, cycliste et dialoguist­e

D’abord, le vainqueur était annoncé avant le départ afin d’éviter tout effort inutile. De toute façon, l’article 1 du règlement était formel: “Toute échappée est interdite, sauf celles organisées par le directeur de la course.” Ensuite, les 28 kilomètres étaient balisés de six arrêts bistrots et buvettes. Obligatoir­es. Créées par l’écrivain et scénariste René Fallet (La soupe aux choux), les Boucles de la Besbre, qui se disputaien­t entre 1968 et 1976 au mois d’août, autour de Jaligny en Auvergne, étaient surtout un prétexte pour une réunion entre copains d’abord. Georges Brassens, Jean Carmet, Jean Gabin (comme spectateur) ou Michel Audiard ne loupent jamais une édition. Tous des passionnés de la petite reine. “J’ai arrêté l’alcool à cause de Carmet”, avoue le dialoguist­e. L’histoire part d’un déjeuner trop arrosé à Dourdan (Essonne), où Audiard invitait dans sa résidence secondaire son ami chaque dimanche pour manger, boire et digérer en roulant. Ce jour-là, les deux comparses tentèrent de parcourir à vélo les 300 km entre Dourdan et Charlevill­e-Mézières, où leur poète préféré, Arthur Rimbaud, repose. Mais trop soûl pour l’effort, Carmet fit marche arrière au bout de quelques pédales. “Carmet au cinéma comme dans la vie, ça a toujours été qu’un porteur de bidon. Au cinéma, on appelle ça servir la soupe”, balançait Audiard qui pouvait, lui, se le permettre. Le dialoguist­e avait expériment­é la souffrance de celui qui se prétend cycliste. “J’ai compris ma douleur. Car ce n’est pas de la rigolade, le vélo, contrairem­ent au cinéma.”

Le voleur de bécanes

Comme pour beaucoup d’artistes de cette époque, la carrière d’Audiard n’est qu’une succession de circonstan­ces. Il est devenu scénariste parce qu’un réalisateu­r lui a demandé d’écrire son film (André Hunebelle pour Mission à Tanger, 1949) après avoir apprécié l’une de ses critiques cinéma dans Cinévie ; critique cinéma parce qu’il était journalist­e pour L’Étoile du soir. Journalist­e parce qu’il était porteur de journaux. Porteur de journaux parce qu’il faisait du vélo et que le moyen de s’entraîner gratuiteme­nt, c’était de distribuer dans Paris “des canards hongrois que personne n’a jamais lus”. C’est son oncle Léopold qui lui a offert sa première monture. C’est aussi lui qui l’a élevé. Sauf que l’oncle présente une notion des affaires assez particuliè­re. “J’ai eu ce vélo pour mon certificat d’études. Là-dessus, il y a eu une vente à la chandelle et il a fait partie du lot.” Quelque temps plus tard, ce vélo est saisi par les huissiers à cause des dettes du même Léopold. “Ça m’a un peu découragé. Non pas du vélo, mais des études.” Redevenu simple piéton, Michel se met à voler des bicyclette­s. Le moindre déplacemen­t est prétexte à dérober une bécane différente. Au total, il prétend en avoir piqué 3000 durant son adolescenc­e pour ses amis et lui. En parallèle, Audiard s’inscrit au club cycliste de son quartier, l’Union vélocipédi­que du 14e, mais vise en secret le vélo-club du Lion de Belfort, le club le plus prestigieu­x de l’arrondisse­ment. Il se démène dans diverses courses amateurs, comme ParisÉvreu­x. “Comment j’étais un peu ringard, on m’a laissé m’échapper, rapporte-t-il. J’avais 30 mètres d’avance en bas de la côte d’Évreux et j’ai fini soixante-douzième.” À chaque parcours, c’est le même cinéma. Il démarre en trombe pour épater ses amis, mais le peloton le reprend toujours. Audiard ne grimpe pas, manque de giclette dans les sprints et traînaille sur le plat. Il ne rejoindra jamais le Lion de Belfort. À la place, il tourne autour du Vélodrome d’hiver. Ici, en 1938, André Pousse, pistard profession­nel avant de devenir l’ami et l’acteur fétiche (cinq films ensemble), lui conseille de rejoindre l’écurie du vélo-club clodoaldie­n (Saint-Cloud), surnommé la “Clodoche”. Mais le pistard Audiard n’avance pas assez vite. La Seconde Guerre mondiale éclate et il se fait une raison.

Projet de film sur Roger Rivière

Par petites touches, le cycliste contrarié va glisser dans son oeuvre des allusions à sa passion. Dans Rue des prairies (1959), Claude Brasseur incarne un jeune champion et Jean Gabin donne une leçon de cyclisme… dans un bistrot! Ce même Gabin qui, dans Les Vieux de la vieille (1960), se lance dans une analyse géographiq­ue du cyclisme européen: “Les Italiens et les Suisses, ils sont peutêtre pas doués pour la guerre, mais ils savent faire des

“Ce n’est pas de la rigolade, le vélo, contrairem­ent au cinéma.”

vélos. Tandis que les Polonais, bons soldats, je dis pas, mais ça s’arrête là.” Mais Audiard en veut plus. Alors quand l’opportunit­é d’écrire un grand film sur le vélo se présente, il se positionne. Son titre? L’Étoile filante. “Un film sur la décadence d’un grand champion”, annonce-t-il en 1978. Le scénario s’inspire du destin tragique de Roger Rivière qui, vingt ans plus tôt, alors à la lutte pour la victoire dans le Tour, chute dans un ravin –les réflexes altérés par la prise d’un puissant analgésiqu­e– et restera invalide. Michel trouve un réalisateu­r, Denys de La Patellière, et son interprète principal: Cyril Reginald. Chanteur de semi-succès tels que Mr No et Carissima, à défaut de jouer la comédie, il sait rouler et a même remporté quelques compétitio­ns sur piste en amateur. “Un acteur, aussi grand soit-il, n’ayant pas été coureur cycliste aura l’air d’un clown sur un vélo”, assure Audiard. Mais au dernier moment, Denys de La Patellière se retire du projet et le refourgue à José Giovanni, passionné de vélo qui écrit un scénario sous un nouveau titre: Un rêve américain. L’histoire fictive de Fanfan Rinaldi, champion exilé aux États-Unis sur les conseils d’un agent véreux, puis de retour en France où il entrevoit la victoire sur le Tour avant une chute mortelle dans une descente. Accident ou meurtre? Telle est l’intrigue. Audiard s’attelle aux dialogues, Giovanni filme au vélodrome de Roubaix, mais après la mort d’un figurant cycliste sur le tournage, le projet périclite. “Et avec lui, l’envie d’Audiard de participer à un film sur le vélo”, écrit Philippe Durant, l’un de ses biographes. Dans les années 1980, Michel Audiard se noie dans le travail pour oublier la mort de son fils François dans un accident de voiture en 1975. Il cache aussi au monde un cancer. Plus personne n’a le droit de lui rendre visite, sauf Jean Carmet, qui entre sans frapper à la porte et l’accompagne pour leurs indéboulon­nables sorties dominicale­s. La légende dit que jusqu’à son dernier souffle, en 1985, Audiard roule jusqu’à 30 kilomètres par jour. Avec Carmet, il entre même à la direction du club cycliste de Dourdan, comme président d’honneur. Un rôle d’ancien qu’il prend très au sérieux, participan­t aux remises annuelles des maillots et aux courses dans son uniforme habituel: col roulé et casquette. Une tenue qu’il arborait déjà en 1972 pour recevoir l’Oscar du cycle, une récompense remise au cours d’une grande cérémonie dans les années 1960-1970 par feu le ministre du Développem­ent industriel et scientifiq­ue pour “avoir préconisé le vélo comme moyen de transport dans ses films”. Statuette dans la main, Audiard se fend d’un discours qui débute ainsi: “J’ai eu l’Oscar du cycle sans jamais avoir eu celui du cinéma. Ça prouve simplement que le monde du cyclisme est beaucoup plus perspicace que celui du spectacle.” Et de conclure à l’intention de ce milieu du cinéma qui ne comprenait pas toujours son goût pour le cyclisme: “Les gens qui n’aiment pas le vélo nous ennuient, mais quand ils n’en parlent pas.”

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