Regal

Le goût sans frontière

- TEXTE JEAN-PAUL FRÉTILLET PHOTOS LOUIS-LAURENT GRANDADAM

De la piperade au gâteau basque, du porc Kintao aux canards Kriaxera... promenade entre Pyrénées et océan, là où la modernité surfe sur la tradition

Sa langue est inaccessib­le au profane, mais sa cuisine parle à tout le monde. Les tommes de brebis, l’irouléguy, le merlu de ligne de Saint-Jean-de-Luz, les jambons Ibaïma et Kintoa... tous racontent le culte du produit vrai et le sens d’une tradition qui se renouvelle à chaque génération.

Le matin, on s’est réveillé et la montagne était couverte de neige. Les brebis m’ont regardée et semblaient me dire: ma pauvre fille, tu es dingue!», se marre Maïna Chassevent. Le cheveu est coupé au ras du crâne et le visage est angélique. Assise sur un tabouret, elle trait les brebis à la main. « Elles aiment bien, moi je préfère et le lait est plus cool qu’à la machine », assènet-elle avec un sourire mutin qui en dit long sur la distance qui la sépare de l’autre monde dans la vallée. La bergère n’a que 26 ans et vit seule, avec ses brebis, deux chiens et des chats au milieu de cette nature presque sauvage perchée sur le toit du Pays basque. En cette fin d’après-midi de printemps, les nuages cafardeux s’agrippent à la montagne et, après quelques mètres, les brebis se perdent dans le brouillard. « Il faudra revenir pour la carte postale », s’amuse Maïna. Il y a une semaine, elle et sa quarantain­e de brebis basco-béarnaises riaient moins. Elles ont fait la montée en estive sous la pluie et la grêle, avec une températur­e de novembre : treize kilomètres de galère sur les lacets prononcés vers le sommet de l’Urkulu, à ne croiser que les pottoks, ces poneys des montagnes basques en liberté, et des marcheurs téméraires encore loin de Saint-Jacques-de-Compostell­e. L’étable est aux quatre vents et la traite du soir peine à remplir le bidon. «Il n’y a pas beaucoup de lait car il faut de l’herbe, et donc du soleil », explique Maïna. Le chalet est spartiate, une pièce où l’on mange, dort et fabrique le fromage. Le panneau solaire est paresseux et Maïna cherche un briquet pour allumer des bougies. Les tommes de brebis du matin reposent sur une étagère. N’était le téléphone à clapet posé sur la table, on imaginerai­t sans peine le quotidien des fermiers montagnard­s au début du siècle dernier. Devant pareil spectacle, le moins vétilleux des fonctionna­ires de l’hygiène tomberait en syncope. On savoure cette authentici­té dénuée de tout romantisme. C’est donc encore possible en 2018?

À Saint-Jean-de-Luz, là où les douces montagnes du Pays basque s’abandonnen­t dans les bras de l’océan Atlantique, le fromager crémier Beñat aimerait bien acheter toutes les tommes de Maïna Chassevent. À Paris, d’autres collègues en réclament. À elle seule, cette tomme, c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre pour les gourmets! Beñat est un crémier engagé. Il n’est pas du sérail. Il est entré dans le monde du fromage après une carrière dans l’industrie du nettoyage. Drôle d’itinéraire. Alors que la plupart de ses confrères ferment leur cave d’affinage à triple tour, la sienne a fenêtre sur rue et les passants peuvent aviser les tommes de brebis en train de mûrir. Dans la boutique, Fatou, son épouse d’origine sénégalais­e, est volcanique. Elle prépare le concours des Meilleurs ouvriers de France. Beñat est d’un calme olympien. Quand il parle des quatorze producteur­s fermiers qu’il défend, il économise ses mots, mais ses yeux trahissent l’attachemen­t qu’il leur porte. Le crémier a même participé au financemen­t d’un livre qui raconte la vie de ces aventurier­s. Si l’un des fromages livrés est «cassé», il ne le renvoie pas. «Ils font un métier tellement difficile et plein

d’aléas, il faut les soutenir », se contente-t-il de dire.

Une tradition aux accents juvéniles

On pourra goûter la tomme en question, transformé­e en sablés par exemple, chez Bertrand Ducauroy, un boulanger bon vivant installé à Ciboure, ville voisine, séparée de Saint-Jean-de-Luz par la Nivelle. L’adresse était écrite dans mon calepin et, sous la halle, une dame nous a confirmé: «On a enfin un bon boulanger dans la région.» L’artisan débarque de Shanghai, après Los Angeles. Il a acheté le fond d’une boulangeri­e qui ronronnait et a tout chamboulé. Les petites vieilles du quartier ont grimacé. Le chausson aux pommes est devenu « l’espadrille » (clin d’oeil à la chaussure

basque composée d’une semelle tressée en corde ou en chanvre), et la baguette blanche dopée aux additifs a été chassée par une plantureus­e miche de pain au levain à la bière d’Akerbeltz (une microbrass­erie voisine), à la croûte épaisse et craquante.

« 48 heures de fermentati­on ! », annonce le boulanger avec gourmandis­e. À Ciboure, toujours, non loin de la criée où thons rouges et merlus occupent le dessus du panier, Ramuntxo Courdé est aussi un sacré luron. Quand il ne surveille pas les casseroles de son restaurant l’Arrantzale­ak, il surfe ou s’amuse beaucoup. Sur une photo, au mur, on le voit glisser sur une vague. Le cliché date un peu, comme le décor marin de l’endroit. Au Pays basque, beaucoup d’amateurs connaissen­t cette adresse où l’on dévore la mer. À l’heure du coup de feu, les plateaux de langoustin­es valsent dans la salle, les moules et la pêche du jour frétillent sur la braise du four à bois, et la morue (que les Basques auraient inventée) s’acoquine avec le chorizo. Terre et mer, sempiterne­l aller-retour dans cette région où montagnes et océan sont si intimes.

Ibaïama et Kintoa : les seigneurs de la terre

Sur la route d’Hasparren, à la rencontre d’Éric Ospital, l’auteur du chorizo, un personnage sanguin comme du boudin basque, les hortensias sont flamboyant­s et les collines d’un vert insolent se font plus douces. Un troupeau de brebis est sur le chemin de l’estive. Le charcutier est tonitruant et ses envolées gargantues­ques. On l’imagine dévorer dans l’instant l’un de ses jambons pour joindre le geste à la parole. Ces pièces uniques sont pendues dans un séchoir, un peu comme dans un antre. Seul le vent des Pyrénées pénètre, presque comme bon lui semble, et gouverne l’affinage des jambons. Accrochée à leur sabot, une ardoise indique le destinatai­re final. Que du beau monde : Camdeborde à Paris, Gagnaire à Bordeaux… Mauro Colagreco à Menton. Nul doute que le visiteur doit être ébloui. Mais, au fait, sont-ils de Bayonne, tous ces (in)estimables jambons? C’est devenu très compliqué au Pays basque de s’y retrouver. Ceux-ci sont «Ibaïama», un label qu’Éric Ospital partage avec deux autres salaisonni­ers basques (Montauzer et Mayté). Il se distingue de l’historique jambon de Bayonne, dont la réputation a quelque peu failli depuis que le cahier des charges autorise d’aller jusqu’à Poitiers pour acheter des cochons. Et que dire du fameux jambon basque Kintoa? C’est encore une autre histoire. Elle a commencé il y a une trentaine d’années quand

Pierre Oteiza, un héros dans les Aldudes (entre Saint-Jean-Pied-de-Port et la frontière espagnole) a sauvé quelques spécimens d’une race locale de cochon. Aujourd’hui, chez Christian Aguerre, à Itxassou, les porcs basques, oreilles tombantes de chien battu, robe rose et noire et profil grassouill­et, se régalent. Comme lui, ils sont une cinquantai­ne d’éleveurs à engraisser ce drôle de goret et ont convaincu l’Institut national des appellatio­ns d’origine de leur accorder une AOC pour leur jambon séché. On aimerait le comparer à l’ibérico d’Andalousie ou d’Estrémadur­e sauf qu’au Pays basque, il manque les dehesas (grandes pâtures où les cochons noirs espagnols terminent leur élevage), les chênes verts et les glands.

Le Grand Roux basque et la morue de Terre-Neuve

Comme Pierre Oteiza, le nom de Jon Harlouchet revient souvent dans la conversati­on des gourmands de la région. À Bussunarit­s-Sarrasquet­te, le jeune agriculteu­r nous fait aimer le maïs, pas celui du géant chlorophyl­lien, mais le Grand Roux basque, une variété historique à la renaissanc­e duquel il a contribué. Ce maïs fermier ne pille pas les rivières et ne pollue pas les sources souterrain­es. Autrefois, on le cultivait pour son épi et comme tuteur pour les haricots. Transformé en farine, il était l’ingrédient du taloa (talo, en français), une galette, le pain quotidien des fermiers basques. Il n’y a pas plus terroir que cette nourriture paysanne, consistant­e et abrupte. Garnie de lard de cochon grillé, agrémentée de sauce au fromage frais pimentée, électrisée par des lamelles d’oignons acidulées, elle nous embarque chez Éléments (voir encadré page 35), une nouvelle table turbulente entre Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. Elle nous rappelle aussi que les Basques sont de vaillants voyageurs. Ils sont allés chercher la morue à Terre-Neuve, le maïs au Mexique et la fève de cacao quelque part en Amérique du Sud. Depuis, le chocolat est ici une tradition. Daranatz, à Bayonne, l’entretient sans compromis. On y brasse le nectar en fusion avec une branche de néflier, élimée par presque un siècle de pratique. Dans ce bois parfumé, on fabrique aussi le makila, traditionn­el et noble bâton de marche au Pays basque. Un lien et un symbole. La cuisine n’est que voyage. Ici sans doute plus qu’ailleurs.

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