Regal

Laurent Petit en quête de sens

- REPORTAGE CHLOÉ DESCHAMPS PHOTOS AURELIO RODRIGUEZ

Oubliés la truffe, le homard et le foie gras. Depuis sept ans, le chef du Clos des Sens à Annecy est revenu à la source de la cuisine, avec des ingrédient­s cueillis et pêchés au plus près de chez lui. La troisième étoile lui a apporté une incroyable consécrati­on en 2019. Sa rigueur locavore est plus que jamais inspirante.

Le coup de tonnerre a explosé en 2013, dans un ciel serein. En apparence, tout va bien : le Clos des Sens, à Annecy, arbore deux étoiles et compte parmi les plus belles tables de la région. Elle fait partie des Relais et Châteaux et des Grandes tables du monde. Le chef Laurent Petit, planqué dans sa cuisine, est unanimemen­t salué pour son talent. Mais ce succès a un goût amer. Craignant constammen­t d’être jugé, il travaille sans relâche, comme un élève discipliné. Jusqu’au jour où, ne supportant plus d’être enfermé dans les codes de la cuisine française, il disjoncte. « Un matin, à 50 ans, je me suis réveillé : qui suis-je, où vais-je, pourquoi ? Est-ce qu’il n’y a pas plus d’expression, de profondeur à donner ? Il y avait un delta entre qui j’étais au plus profond de moi-même et qui j’étais dans mon restaurant. Moi qui avais été un mauvais élève, j’associais les gens qui venaient manger au fait d’être jugé, à la note qui tombe comme un couperet à la fin du trimestre. Insupporta­ble. Je n’arrivais pas à m’affranchir de ça. Mon “cooking out“, c’est : Stop ! Merde ! Je vais vous dire qui je suis. Moi qui suis un mec pudique, c’est comme si j’avais décidé de traverser la place du village tout nu. Je me suis fait mal. Pendant 20 ans, j’avais rasé les murs. La cuisine était fermée, je ne voyais pas les clients. Soudain, j’ai décidé de montrer qui j’étais, qui je suis. »

UN REGARD JAPONAIS

Dans la foulée, il envoie balader truffes, homards, foie gras, caviar, « tous ces p… de codes de la gastronomi­e qui nous empêtrent. On croit qu’ils nous éclairent alors qu’ils empêchent toute créativité. » Il stoppe tout achat de viande et décrète que dorénavant, il s’approvisio­nnera exclusivem­ent dans un rayon de 50 km autour de son restaurant. Libéré, le quinquagén­aire peut se réinventer. Muni de sa carte… Michelin, il redécouvre sa région, émerveillé. Les poissons de lac mal-aimés comme le brochet, les légumes de cantine comme l’endive ou la betterave. Il les goûte sans a priori, les analyse, les comprend intrinsèqu­ement. Ce regard

« Moi qui suis un mec pudique, c’est comme si j’avais décidé de traverser la place du village tout nu. »

nouveau, appris au Japon, lui permet de sublimer des produits injustemen­t méprisés. En Suisse toute proche, il trouve ses agrumes chez un jeune producteur, Niels Rodin, ex-banquier converti en « agrumicult­eur » passionné. En fin de repas, le chef propose un café d’orge torréfié que l’on consommait pendant la guerre et qui reste populaire en Italie sous le nom de caffè d’orzo. Quant au poivre, il pousse directemen­t dans

le jardin. « Il faut du temps pour comprendre qu’à partir de tout ça, on peut envoyer quelque chose d’à la fois tellement simple et tellement bon. On peut appeler ça de la “simplexité”, et ça demande un énorme travail en amont. J’élabore des recettes qui vont donner de la texture, de la matière, de la profondeur, des saveurs, et qui ont en même temps une forte simplicité dans la lisibilité. Tout ce que vous mangez chez moi est hypersimpl­e. C’est très dur, cette expérience, la première fois. Je me rappelle vraiment, c’est très fort, ça vous arrache. C’était un colrave, un petit chou, tout seul, que j’ai fait cuire dans une soupe de poisson de lac au safran. »

Le pari est risqué, mais Laurent Petit n’en a que faire. La surenchère ne l’intéresse plus. S’il lui faut perdre des clients, tant pis, il en perdra : « T’as 50 ans, Laurent, t’assumes ».

Mais c’est le contraire qui se produit : ce changement de cap sera la clé de son succès. En 2019, il triomphe ! Le guide Michelin décerne un troisième macaron à sa cuisine lacustre et végétale.

SIMPLEMENT COMPLEXE

L’idée de la simplexité revendiqué­e par Laurent Petit démarre dans son jardin en permacultu­re. Le chef souhaite revenir aux fondamenta­ux, à ce que faisaient ses grands-parents avant qu’on ne rêve d’aseptiser les champs. Son credo ? Aucun intrant, aucun traitement. Les eaux de pluie sont récupérées et l’arrosage se fait au goutte-à-goutte en haut d’une butte. Résultat, les plantes doivent fournir un tel effort pour chercher leur nourriture qu’elles se renforcent et leurs arômes sont décuplés. Gendarmes, punaises et petites bêtes sont ici chez eux. Des fleurs de poireaux montés ici et là surplomben­t orties, trèfles et feuilles de chou grignotées. « Tout a été réfléchi, c’est une espèce de bordel organisé », commente le chef. Décidément à contre-courant, Laurent Petit ne s’intéresse pas aux variétés anciennes, exotiques ou aux couleurs éclatantes. « Je veux juste la meilleure tomate qui est finalement la plus simple. » Dans son jardin

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