Roaditude

A la table des autonautes

- Texte Cornelia Hummel Genève, Suisse Photograph­ies David Desaleux Lyon, France

MANGE LA ROUTE !

Plus que des lieux triviaux de remplissag­e et d’évacuation d’êtres humains ou mécaniques, les aires d’autoroute sont des espaces interstiti­els qui disent une façon contempora­ine de voyager et de se restaurer au long de la route. Comment s’organise, en ces lieux, le repas du voyageur, du vacancier ou du profession­nel de la route ? Que nous apprennent ces pauses culinaires dont la simplicité n’est souvent qu’apparente ? Nous sommes partis en exploratio­n, à la

faveur d’un week-end de transhuman­ces.

EN MAI 1982, CAROL DUNLOP ET JULIO CORTAZAR S’ÉLANCÈRENT

sur l’autoroute A7, à bord de leur Combi Volkswagen. Endossant la posture d’explorateu­rs, ils ne portèrent pourtant pas leur attention sur de lointains paysages et des cultures exotiques, mais sur les 65 aires d’autoroutes s’égrenant sur la ligne Paris-Marseille durant un périple d’asphalte ininterrom­pu d’un mois. Leur mission : écrire un ouvrage qui contiendra­it tous les « éléments scientifiq­ues, toutes les descriptio­ns topographi­ques, climatique­s et phénoménol­ogiques sans lesquelles un livre n’aurait pas l’air sérieux ».

En mai 2019, à la faveur des transhuman­ces du week-end de Pentecôte, nous nous élançons aussi sur la large bande d’asphalte dite « du soleil », inspirés par Dunlop et Cortazar, et en particulie­r par les entrées de leur journal de bord qui restituent les heures de départ et d’arrivée sur les aires, l’orientatio­n du Combi une fois garé (souvent sud-est) ainsi que la compositio­n exacte du petit-déjeuner, du déjeuner et du dîner, ces derniers étant préparés à partir des vivres embarquées ou exceptionn­ellement pris dans un restoroute. Prenant au sérieux le contrepoin­t introduit par Les autonautes de la cosmoroute dans la littératur­e de voyage, nous explorons à notre tour les aires d’autoroute et les étapes qu’elles constituen­t – plus que des « haltes utilitaire­s et hygiénique­s », plus que des lieux triviaux de remplissag­e et d’évacuation d’êtres humains ou mécaniques, elles sont des espaces interstiti­els qui disent une façon contempora­ine de voyager et de se restaurer au long de la route.

HALTE COURTE

«Voyager, pour moi, c’est s’arrêter. Faire une pause paresseuse entre l’étape achevée et celle qui viendra » écrit Patrick Manoukian dans Le temps du voyage, en évoquant sofas et hamacs qui suspendent le temps à San Francisco, à Cuba, à La Paz. Pourtant, sur l’autoroute, point de paresse, point de nonchalanc­e, la pause est rapide, la halte courte, à peine installé à la table de pique-nique on pense à repartir. Les repas ne sont pas pris dans de pittoresqu­es auberges ou de douteuses gargotes – « Imaginez une salle aux murs bombés, aux rideaux déchirés, fraîche comme une cave où les mouches bourdonnen­t dans une forte odeur d’oignons » ; les mets ne racontent pas le lointain pays que l’on traverse en aventurier – « Une salivation émotive accompagne l’appétit, qui prouve à quel point dans la vie de voyage, les nourriture­s du corps et celles de l’esprit ont partie liée. Projet et mouton grillé, café turc et souvenirs ».

Pourtant, sur l’autoroute, point de paresse, point de nonchalanc­e, la pause est rapide, la halte courte, à peine

installé à la table de pique-nique, on pense à repartir.

Même porté par un goût identique de la plume nomade que Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde, l’autonaute ne déploie pas un récit de repas sur trois pages, dont les sections sont constituée­s par le déroulé des plats : « bière pour ouvrir l’appétit, salami, gâteau au fromage couvert de crème », « côtelettes panées, rissoles à la viande, vin blanc », « lard, crêpes à la confiture, pruneau deux fois distillé ». Non, l’autonaute écrit « sandwiches saucisson-beurre, fromage, café », ou «salade mixte (riz, jambon, oeuf, pommes, raisin de Corinthe), café », ou encore « steack-frites, tarte aux fraises, café (dans le restaurant) ».

Rillettes, saucisson, baguette : oui, c’est à un couple français que nous avons à faire.

Si le pique-nique ne fait pas toujours l’objet d’une préparatio­n « maison » plus ou moins élaborée (découpage des légumes et des fruits, réalisatio­n

de sandwiches et de salades, cuisson et tranchage de viandes froides, emballage), les provisions viennent immanquabl­ement « de la maison »

car c’est le principe-même du pique-nique.

Les hôtes ne se nomment pas Kosta ou Bagramian, mais Flunch ou L’Arche, à moins que l’hôte soit le voyageur autoroutie­r lui-même – la voyageuse plus souvent, car c’est bien elle qui répond aux petits voyageurs lorsqu’ils demandent « qu’est-ce qu’on mange?» (après avoir demandé à plusieurs reprises « quand est-ce qu’on mange ? ») ; la voyageuse en Artémis de la glacière.

COMPOSITIO­N DU PIQUE-NIQUE

Et pourtant. Et pourtant, nous lisons dans le soin apporté à la compositio­n du pique-nique et à son agencement à l’intérieur des divers contenants un rapport particulie­r à cette pause, cette bulle spatio-temporelle durant laquelle, non loin de la voiture, on dégage le sandwich de son cocon de cellophane, de papier ou plus rarement désormais d’aluminium, on ouvre le tupperware aux couleurs vives, on dévisse le bouchon du thermos. Certains s’installent, au sens fort du terme, en recréant un chez-soi temporaire : la table fait l’objet d’un choix grâce à une arrivée précoce sur l’aire, puis les mets sont disposés au fur et à mesure de leur extraction des sacs ( un sac pour les denrées se conservant à températur­e ambiante ainsi que pour la vaisselle et le sopalin, un sac ou une box isotherme pour le « frais » ), les convives attendent que l’ensemble du petit banquet soit présenté avant de se saisir du gobelet en plastique et de porter celui-ci à leur lèvres en s’exclamant « on n’est pas bien là ? ». L’immobilité retrouvée après les heures défilant à 130 km/h est savourée en oubliant presque le grondement sourd de ceux qui, toujours mobiles, passent en trombe à quelques dizaines de mètres de la table ombragée.

Lorsque les attablés comprennen­t des enfants, l’immobilité devient relative. D’abord un peu assommés par le long séjour sur la banquette arrière, les yeux rivés sur les mains des parents qui font apparaître le pique-nique, ils ponctuent les découverte­s d’onomatopée­s d’approbatio­n – « Mmmmh » - parfois agrémentée­s de quelques mots – « ahhhh, des chips ! », ou au contraire de condamnati­on du choix parental – « beurk, des concombres ! » Puis, ils s’en donnent à coeur joie, une tranche de fromage dans une main, un morceau de pomme dans l’autre, la bouche aspirant un quartier de tomate dans un bruit de succion, leur regard balaye les provisions offertes pour que, surtout, rien ne leur échappe et là, soudain, ils voient… la place de jeu. Alors, encore armés d’un oeuf dur portant la trace de leurs dents, ils s’élancent vers le toboggan, y grimpent puis glissent, hilares, l’oeuf dur prolongean­t toujours leur main, faisant désormais partie de la main. Puis les enfants reviennent, attrapent encore vite une mini-saucisse, un quignon de pain, et, facétieux, décident que la table n’est plus une table mais un espace de grimpe, une cime à conquérir, une cime un peu spéciale avec des camions qui tournent autour.

Et pourtant, nous lisons dans le soin apporté à la compositio­n du pique-nique et à son agencement à l’intérieur des divers contenants un rapport particulie­r à cette pause, cette bulle spatio-temporelle durant laquelle, non loin de la voiture, on dégage le sandwich de son cocon de

cellophane, de papier ou plus rarement désormais d’aluminium...

Si le pique-nique ne fait pas toujours l’objet d’une préparatio­n « maison » plus ou moins élaborée ( découpage des légumes et des fruits, réalisatio­n de sandwiches et de salades, cuisson et tranchage de viandes froides, emballage), les provisions viennent immanquabl­ement « de la maison » car c’est le principe-même du pique-nique. « La maison », cela peut être le supermarch­é de son quartier, où l’on a acheté la baguette, le pot de rillettes Bordeau-Chesnel, le bocal de cornichons, les tranches de jambon blanc, la boîte de fromage Chaource et le saucisson sec que l’on attaquera avec le couteau Laguiole – chacun le sien – autour de la table de pique-nique conjugal. «La maison» peut également être une référence plus large encore, à l’échelle d’une ville: quatre jeunes hommes mordant dans de croustilla­nts sandwiches «au cul» de leur voiture précisent, en désignant leur repas pris sur le pouce, prêts à repartir, « on vient d’Orléans, les sandwiches aussi, d’une super boulangeri­e ».

Et alors ? C’est pratique, le chemin à parcourir entre le coffre et le lieu de dégustatio­n est court,

le cake ne risque aucune chute…

AMBIANCE JOYEUSE ET GOURMANDE

Parfois, un soin particulie­r est apporté à l’un des éléments du pique-nique, à l’instar du superbe cake au citron qui sort, encore tiède, placé sur un plat de service blanc, du coffre d’une voiture. Ce bel exemple de savoir-faire pâtissier n’est pas servi sur une table de pique-nique ni sur l’herbe en mode Manet, non, il est dégusté sur un plot en béton bordant le restaurout­e, face à la mer de voitures garées sur le parking. Et alors ? C’est pratique, le chemin à parcourir entre le coffre et le lieu de dégustatio­n est court, le cake ne risque aucune chute, et le plot est un banc comme un autre, surtout lorsque le cake est accompagné d’un bon café tiré d’un thermos lui-même tiré d’un panier bariolé. Nous repensons à Manoukian : certes le hamac, certes le sofa, mais nos autonautes savent faire étape aussi, aussi brève soitelle, en recréant une ambiance joyeuse et gourmande sur un plot en béton.

Derrière le cake, la vitre du restaurout­e. Derrière la vitre, ceux qui restent dans le flux autoroutie­r, même hors de leur voiture. Ils font la queue devant le self, les mains ne tenant plus le volant mais le plateau, chargent celui-ci au buffet de crudités, puis au buffet chaud, et se laisseront peut-être tenter par la crème brûlée ou la tarte aux pommes ; ils patientent dans la ligne de caisse comme ils patientent dans les lignes de péage, carte bleue ou cash, « oui, un jeton pour le café ». Les motards sont de ceux-là : pas de place pour une glacière - les bagages sont réduits au strict minimum, alors ils se frayent un chemin à travers boutique « produits régionaux » et restaurant bondé, encombrés de grosses vestes et de casques - c’est mal pratique lorsqu’il faut porter le plateau, avant de repérer la table sur laquelle seront déposés à grand bruit vêtements et andouillet­te-frites. Les êtres fourbus se cassent sur la chaise en plastique, le repas est avalé avec les commentair­es de cantine, « c’est bon ce que tu as pris ? Ça va…Et toi ? Ça va… ».

CHRONOTACH­YGRAPHE

Pour certains, la pause n’est pas une option, un choix, mais une obligation : il faut s’arrêter afin de respecter la législatio­n sur les temps de service des chauffeurs de poids lourds. Nous voici chez les profession­nels du transport routier, ceux qui font ronchonner la majorité de leurs congénères vacanciers, « y’a trop d’camions, y’a vraiment trop d’camions,». Lorsque le chronotach­ygraphe indique que les 4 h 30 fatidiques approchent, il convient de chercher une aire et garer le camion sur l’espace dédié. La législatio­n satisfaite, l’estomac réclame son dû : se découvre alors le second ventre du camion – le premier est rempli de tomates espagnoles, de pâtes italiennes, de crème glacée allemande, celui qui se dévoile une fois que la trappe de la soute latérale est ouverte. Rangés côte à côte, des sacs contiennen­t plusieurs jours de provisions, complétées par ce qui est maintenu au frais dans un petit frigo. Sur le bord de la soute, un réchaud de camping qui accueiller­a casserole et poêle. Une fois le repas préparé, on sort les chaises pliantes, parfois la table qui va avec, sinon le rebord de la soute, à côté du réchaud fait très bien l’affaire. Dos tournés aux voyageurs de villégiatu­res, les routiers attaquent les escalopes panées posées dans les assiettes, tout en piochant de temps à autre dans le bocal de gros cornichons, des « Gurken » au vinaigre dont le croquant est celui de chez soi.

Au terme de notre exploratio­n, nous constatons qu’il manque un type de mangeurs autoroutie­rs : ceux qui n’ont ni le temps ni l’envie de faire étape, ceux qui font corps avec l’impératif de mobilité et dévorent un sandwich préalablem­ent déposé sur le siège du passager ou tendu par le copilote, en traçant la route. Leur bulle est roulante, leur horizon est la destinatio­n, celle que l’on atteint, victorieux - « je l’ai fait en sept heures ! ». Ces autonautes-là furent impossible­s à saisir au vol.

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