Rouler, manger, dormir
Du pneu à l’assiette : une forme ronde comme trait commun. Et aussi l’inventivité d’une entreprise fondée en 1889, Michelin, qui décida de donner
aux automobilistes les moyens de rouler et de se sustenter sur leur trajet. Ainsi naquit le « Guide rouge », véritable coup marketing transformé en bible
gastronomique qui, plus d’un siècle plus tard, fait encore référence.
« LE PRÉSENT OUVRAGE A LE DÉSIR DE DONNER TOUS LES
renseignements qui peuvent être utiles à un chauffeur, voyageant en France, pour approvisionner son automobile, pour la réparer, pour lui permettre de se loger et de se nourrir, de correspondre par poste, télégraphe ou téléphone.» L’avantpropos du premier Guide Michelin, édité en 1900, fleure bon les longues virées en automobile, à une époque où celle-ci est encore rare. Imaginez, en France, seulement 2 897 automobiles sont alors déclarées au percepteur. Seuls roulent une poignée de privilégiés pour lesquels quelques informations pratiques s’avèreront des plus utiles. Car à l’époque, parcourir les routes non goudronnées et non signalisées est une véritable aventure. On redoute la panne mécanique, on espère échapper à une crevaison.
DES AUTOMOBILISTES HARASSÉS
Dans cette incertitude des itinéraires, quoi de mieux qu’une liste alphabétique des localités : de la première,Abeville dans la Somme, à la dernière, Yvetot alors en « Seine-Inférieure », détaillant avec force pictogrammes, où dénicher un garagiste, un dépôt d’essence et bien sûr les « stocks Michelin » chez qui l’on pouvait trouver « les chambres à air nécessaires pour les remplacements urgents, ainsi que les accessoires nécessaires aux réparations : manchons guêtre pour enveloppes, garnitures caoutchouc, emplâtres cuir et toile, pastilles etc.»? Mais ce n’est pas tout. Nos automobilistes harassés n’ont-ils pas droit à un bon repas et une nuit de repos, avant de reprendre la route ? Pour ce faire, les hôtels sont mentionnés quand ils proposent « le petit déjeuner du matin, le déjeuner et le dîner ». Dans ses premières décennies, le Guide classe les établissements en fonction de leur coût : les trois étoiles désignent un « hôtel où il faut compter dépenser par jour de 10 à 13 francs (vin compris ) ». Dans son ouvrage La Roue et le stylo : comment nous sommes devenus touristes ( 1999 ), l’historienne Catherine Bertho-Lavenir explique que ces hôtels et leurs salles à manger opèrent « comme un simple prolongement de l’environnement technique de l’automobile, au même titre que les garages et les stations-services ». Mais, au fil des années, l’information relative à la qualité des repas apparaît, et en 1909, on indique à l’automobiliste les maisons où l’on peut « déjeuner et dîner convenablement ».
En véritables visionnaires, les frères Michelin ont pressenti l’essor du tourisme, lié à l’apparition de l’automobile dès la fin du 19e siècle, et l’atout qu’ils avaient à jouer pour la prospérité de leur entreprise de pneumatiques. Ils se lient avec les différentes associations qui promeuvent le tourisme telles que le Touring Club de France (TCF ), créé en 1890, et l’Automobile Club de France, créé en 1895.Vice-président duTCF et auteur du Tourisme en automobile ( 1904 ), Léon Auscher déplore la médiocrité des hôtels et auberges : « les sous-préfectures du Nord, de l’Est et de l’Ouest ont la punaise, la blatte et le grillon, la supériorité du Midi s’affirme par l’addition du cafard aux précédents […] ». Le Guide Michelin va donc s’appuyer sur l’expertise de ces clubs pour mentionner les bons établissements. Mais à l’inverse de ces institutions très «sélect»,
le guide dispense ses conseils à tous les voyageurs, bâtissant progressivement sa réputation au sein d’une communauté grandissante d’« amis-lecteurs », à qui on fait d’ailleurs appel pour corriger une information ou supprimer une inexactitude : « Grâce à vous, l’édition du Guide aura fait un progrès de plus et vous aurez rendu service à la grande famille à laquelle vous êtes fiers d’appartenir », n’hésite-t-on pas à encourager.
LES GASTRONOMADES
Aujourd’hui, le Guide Michelin est d’abord ce pourvoyeur d’étoiles tant convoitées par les chefs. Alors, comment la haute gastronomie est-elle entrée dans le Guide rouge ? Au début du 20e siècle, il est un autre club, auquel appartient André Michelin: le Club des Cent s’est donné pour mission de « défendre en France le goût de la propre, de l’harmonieuse, de la bonne vieille cuisine nationale». Le co-fondateur de l’entreprise de Clermont-Ferrand est également un proche de Curnonsky, fameux critique culinaire de l’entre-deux guerres et premier défenseur d’un tourisme gastronomique, qui s’oppose à ses yeux à la cuisine hautaine des chefs parisiens. Celui qui déclarait « La cuisine ? C’est quand les choses ont le goût de ce qu’elles sont… » fait un tour de France pour repérer les « merveilles culinaires et des bonnes auberges françaises », sous-titre qu’il donne à son ouvrage, en 28 tomes, La France gastronomique ( 1924 ). À ces touristes amateurs de bonne chair, il trouve un nom, les « gastronomades », qui « recherchent les petites boîtes où le patron fait la cuisine lui-même ».
C’est un nouveau départ pour la gastronomie à la française. Les voyageurs recherchent des plaisirs au hasard des petites routes, guidés par les adresses Michelin. D’abord distribué gratuitement, le Guide devient payant en 1920 et la suppression progressive des réclames assure une entière indépendance dans sa sélection d’hôtels et restaurants. C’est en 1926 que l’étoile apparaît pour indiquer « une bonne table », les deuxième et troisième étoiles sont, quant à elles, créées en 1931. La gastronomie devient progressivement la raison d’être du Guide, aidé en cela, dès 1933, par les mystérieux inspecteurs, aussi surnommés « les incorruptibles ». Les salles de restaurant deviennent, à elles seules, l’objet d’un voyage : un restaurant une étoile « vaut l’étape », la deuxième « vaut le détour » et la troisième « vaut le voyage », sont des formules encore d’actualité.
EN SUIVANT LES NATIONALES
Anciennes routes royales qui remontent au Moyen Âge, la Nationale 6 et la Nationale 7 étaient ponctuées d’auberges-relais qui ont ressuscité à la faveur du tourisme automobile. Depuis Paris, où la Tour d’argent signa le plus long bail étoilé de l’histoire du Guide, les premiers restaurants distingués dans les années 1930 suivent ces deux axes mythiques. Première étape en Bourgogne où l’Hostellerie de la Côte d’Or obtint trois étoiles de 1935 à 1964, et devint une référence incontournable. Un peu plus au sud, les fameuses mères lyonnaises dispensaient une cuisine des plus riches concoctée à partir de victuailles provenant de Bresse, de la Dombes, de la vallée du Rhône et du Charolais environnants. Jambon, saucisson et galantine, fond d’artichauts au foie gras, quenelle au gratin au beurre d’écrevisses, volaille demi-deuil arrosée de beaujolais et un Châteauneuf-du-Pape composaient l’immuable menu à 3,50 francs de la mère Fillioux. Elle fut la première femme trois étoiles et compta parmi ses commis un certain Paul Bocuse.
Aujourd’hui, le Guide Michelin est d’abord ce pourvoyeur
d’étoiles tant convoitées par les chefs.
En suivant le Rhône, l’on pouvait encore s’arrêter chez Fernand Point à Vienne, signalé par Michelin l’année suivant son ouverture en 1923 et triplement étoilé dix ans plus tard. Foie gras en brioche, gratin de queues d’écrevisses – mètre-étalon des tables gastronomiques –, truites au bleu… « C’est l’une des meilleures adresses du monde. Il est des gens qui ont traversé la Terre pour venir déguster un plat chez Point » confirmait Curnonsky.
Plus au sud encore, dans un petit hameau du massif des Cévennes, en Ardèche, le café-restaurant du Pin, tenu par la famille Pic depuis 1829, attire gens du coin et voyageurs. Quand André naît, en 1893, deux générations se sont déjà succédé aux fourneaux pour préparer fricassées de volaille, gratons, boudins et lapins sautés. Il reprend l’affaire et décroche trois étoiles en 1934. Mais la route qui mène à l’auberge n’est pas goudronnée et André décide de s’installer à Valence dans une ancienne demeure d’antiquaire, au bord de la Nationale 7. Son fils Jacques reprendra l’établissement. Aujourd’hui, la maison est tenue par la cinquième génération : Anne-Sophie Pic, seule femme française cheffe à détenir trois étoiles. Décidément, cette route fait des miracles.
La gastronomie devient progressivement la raison d’être du Guide, aidé en cela, dès 1933, par les mystérieux inspecteurs,
aussi surnommés « les incorruptibles ».
Le Guide rouge, désormais, s’exporte. En 2008, un nouveau Guide est consacré à la ville de Tokyo.