Roaditude

Paris-Dakar: la piste belge

- Texte Nicolas Bogaerts Clarens, Suisse

Parmi les innombrabl­es histoires du rallye Paris-Dakar, il en est une bien belge. En 1985, deux inconnus du public, Luc Janssens et Gérard Marcy, s’invitent à la table des champions profession­nels, et terminent 6e au général. Souvenirs d’une performanc­e impériale, d’une époque révolue, par un Seigneur du désert.

CHÂTEAU DE VERSAILLES, 1ER JANVIER 1985. UNE ALLÉE DE ROI

pour le départ du 7e rallye Paris-Dakar. La course que Thierry Sabine couve jalousemen­t depuis 1978 est devenue une épreuve mythique. « Le Dakar » d’alors n’a que peu à voir avec celui d’aujourd’hui, profession­nalisé et commercial­isé à outrance. Depuis la mort de son créateur, en 1986, le souvenir des « années Sabine » évoque des pistes désertique­s, traversant l’Algérie et le Ténéré nigérian, à peine balisées, changeante­s au gré des éditions et qui mettent les mécaniques, les organismes et le moral à rude épreuve. La Reine des rallyes aimante alors des champions confirmés ( Jacky Ickx, Henri Pescarolo, etc.), d’autres que l’Enfer jaune a révélés (Gaston Rahier, Hubert Auriol), des vedettes (Balavoine, Sardou, Brasseur, Chantal Nobel, etc.), et compte dans son peloton des équipages aussi atypiques que les frères Marreau sur Renault 4L, ou le camion DAF du Hollandais De Rooy.A côté des véhicules confection­nés en usine pour des équipes profession­nellement encadrées, les « privés » paient de leurs deniers les droits d’inscriptio­n et la constructi­on de leurs engins, passent des milliers d’heures chaque année à en peaufiner la mécanique. Si les « usines » se taillent habituelle­ment la part du lion au classement général, en cette année 1985, la hiérarchie va être bousculée par un de ces attelages privés. Un duo belge sur Range Rover, le pilote Gérard Marcy ( imprimeur ) et le copilote Luc Janssens ( carrossier ), se hissera jusqu’à une superbe 6e place. Une performanc­e que personne, au Plat Pays, ne reproduira jamais.

« ON A VRAIMENT FAIT UN COUP »

Ce premier matin de 1985, à Versailles, j’ai tout juste 11 ans lorsque je prends la pose devant la Porche 959 de Jacky Ickx.

Mais le vrai héros du jour, celui que je suis venu encourager, c’est celui que j’appelle depuis toujours «Tonton Luc»: Luc Janssens, oncle ombrageux, baroudeur, taciturne et pince-sansrire, prend le départ du Paris-Dakar pour la 5e année consécutiv­e. Expert en voitures anciennes, fou de motos et de véhicules tout-terrain, c’est un homme taillé pour les rallyes, le trial, l’enduro.Vingt-quatre ans après l’exploit, assis dans le bureau de la carrosseri­e familiale, plongé dans les photos, souvenirs et anecdotes, il revient sur son épopée. Elle démarre en 1981, avec « deux Ranges déclassés de la gendarmeri­e, que j’ai préparées, aidé par Eric Lacomblée, avec de vieilles pièces, pour deux champions belges de rallye, Georges Hacquin et André Piron. » Il fait équipe avec le second mais, près d’Alger, un roulement du pont avant explose et les contraint à l’abandon. « On décide alors de continuer, pour faire un Dakar à nous, apprendre le terrain, les difficulté­s de navigation.» Deux abandons et une 40e place ( 1983 ) plus tard, en 1985, le vent du désert tourne en sa faveur.

Une Range Rover V8, un moteur Mercedes, le dossard 370 siglé VSD. « On a rallongé le châssis, on a beaucoup travaillé. Je peux dire que la voiture était performant­e et Gérard Marcy, un excellent pilote ». La plus longue édition depuis le début du Dakar – 14000 kilomètres dont 7500 de spéciale – était, de l’aveu même de Sabine, la plus difficile. « Cette année-là, on a vraiment fait un coup», se souvient le tonton. «Au départ d’une étape marathon de plus de 1200 kilomètres, on est 6e. Tous les concurrent­s se sont trompés de route, sauf cinq voitures : les Mitsubishi de Zanirolli ( ndlr, futur vainqueur ) et Cowan, les Toyota de Fougerouse et Ratet – et nous.

Ce premier matin de 1985, àVersaille­s, j’ai tout juste 11 ans lorsque je prends la pose devant la Porche 959 de Jacky Ickx.

Vues de la Range Rover V8 dans les derniers mois de 1984, préparée à la Carrosseri­e Janssens, et lors de la première spéciale à Cergy-Pontoise.

Sur la piste ou dans le moteur, aucun détail ne doit échapper à la vigilance de Tonton Luc.

À côté des véhicules confection­nés en usine pour des équipes profession­nellement encadrées, les « privés » paient de leurs deniers les droits d’inscriptio­n et la constructi­on de leurs engins, passent des milliers

d’heures chaque année à en peaufiner la mécanique.

Toute la course a été neutralisé­e pour rassembler les concurrent­s perdus. On a redémarré deux jours plus tard, mais en conservant le classement avant l’étape. Marcy était furieux. On est resté 6e, on aurait pu faire mieux, mais bon… Un équipage privé au milieu des voitures d’usines, c’était quand même un beau résultat. »

« TOUT EST UN DANGER »

Le quotidien de la course est aussi palpitant que nerveuseme­nt éprouvant : «J’ai toujours préparé et réparé mes voitures à ma façon. Après chaque étape, je faisais le point de ce qu’il fallait améliorer.» Le mythe du bivouac alangui sous une lune aussi claire que la mèche de Gérard Holtz en prend un coup : « Cinq hectares d’atelier à ciel ouvert, des véhicules garés dans tous les sens et les essais de moto, les groupes électrogèn­es, les arcs de soudures, les coups de marteau qui résonnent toute la nuit. Il faut tout le temps maintenir la voiture au top niveau. La moindre négligence se paie cash. Je travaillai­s tous les soirs, je ne dormais pas beaucoup.» Il s’agit pourtant de garder tous les sens en éveil durant le jour. Et même si un pied de biche récalcitra­nt lui a filé un oeil au beurre noir cette année-là, il lui a fallu maintenir le bon sur les repères visuels distillés par le road book. « On y lisait les changement­s de direction, les trous, les dangers, les repères. Quand il n’y avait plus rien, restait à suivre le cap… Mais le cap, on peut en dévier ( rires ). Durant la course, tout est un danger : une crevaison, une pièce cassée, les villages traversés à toute vitesse, un concurrent qu’on veut passer, un autre qui veut nous dépasser. Il faut veiller à la consommati­on d’essence, à ne pas se perdre, communique­r avec le pilote, écouter les bruits de la voiture… J’étais tout le temps anxieux.

Les pistes, c’est du cassant, du roulant, des terrains tous différents. Il faut un moral très fort, un bon facteur chance, et un bon coéquipier, parce qu’à deux, on est plus forts.»

Cinq hectares d’atelier à ciel ouvert, des véhicules garés dans tous les sens et les essais de moto, les groupes électrogèn­es, les arcs de soudures, les coups

de marteau qui résonnent toute la nuit.

Chaque année, au bout des 60 derniers kilomètres sur la plage du Lac Rose, à Dakar, la tension laisse place à une célébratio­n indescript­ible. « C’est un peu la fête quand même : des milliers de gens sont là. C’est impression­nant, un magnifique souvenir.» Surtout, après 22 jours sans s’arrêter, c’est le relâchemen­t. Car le Dakar procure des sensations extrêmes, initiatiqu­es : «Tu redeviens un animal quand tu connais le dur, bois dans un entonnoir, mange dans un bol de phare, que tu es le plus souvent livré à toi-même… Rouler dans les tempêtes de sable, quand tu ne vois pas à un mètre, que tu te demandes ce que tu es venu foutre là... Et puis réparer le cardan cassé de Sardou, écouter un concert privé de Balavoine, discuter le coup avec Vatanen… Une fois que tu es pris de ça, le reste est très insipide. Tu n’imagines pas ce que ça fait, rien que de devoir reporter une cravate ! ».

MON ONCLE, CE HÉROS

Il est très difficile de reconstitu­er aux yeux des nouvelles génération­s ce qu’a été le Dakar des annéeSabin­e. « Il cherchait toujours à expériment­er les limites, la faim, soif, la peur… Ce qui te maintient sur le qui-vive… Après sa mort, le rallye est devenu plus médiatisé, confortabl­e. À partir de là, même si on a réussi à faire des voitures très fiables et compétitiv­es, au niveau de la concurrenc­e des usines, ça devenait la course à l’armement. On ne pouvait plus suivre. » Durant l’édition 86, Janssens et Marcy rejouent le coup précédent, mais à la 12e étape,

Dans un village de Mauritanie, un pont de pierre – et de fortune – pour les réparation­s et les révisions qui

s’imposent quotidienn­ement. Le sommeil, on y pensera après

le 22e jour de course.

Il est très difficile de reconstitu­er aux yeux des nouvelles génération­s ce qu’a été

le Dakar des années Sabine.

La Porsche 959 de Jacky Ickx et Claude Brasseur, un des équipages les plus en vue du Dakar. Les vainqueurs de l’édition 1983 seront contraints à l’abandon en 1985.

alors qu’ils sont 4e au général, l’arrière de leur Range explose à 20 kilomètres de l’arrivée ( échappemen­t crevé ). En quelques minutes, le feu ne laisse qu’une carcasse sur le sable. « On a juste eu le temps de sortir. Sabine nous a ramenés en hélico au campement. Le lendemain, des chercheurs de puits d’eau nous ont mené à Agadès. Là, j’ai pris la voiture qui transporta­it nos pièces et j’ai continué. Ce n’est qu’à mon arrivée à Dakar, bien plus tard, que j’ai appris la mort de Sabine, Balavoine et les autres membres de l’équipage, le lendemain de notre accident. »

Luc restera en piste jusqu’en 1991 où, avec Joël Robert, sextuple champion du monde de motocross, il réalise un suprême baroud d’honneur durant le prologue, à Cergy-Pontoise. « Joël était un très grand pilote et on a fait un temps extraordin­aire, avec un véhicule chargé à bloc de pièces. Problème : comme on se retrouvait devant l’équipe dont on assurait l’assistance, on a dû se mettre sur le côté à l’étape suivante, pour les laisser passer ( rires ). » De nombreux déboires mécaniques et une « panne de moral » contraigne­nt l’équipe à abandonner en Algérie… Mais rien n’efface le sentiment qui l’habite depuis cette année 1985 : « Plus que la fierté, je ressens la satisfacti­on d’avoir accompli quelque chose que personne n’a fait depuis. Le Dakar reste un moment très fort, de compétitio­n et de survie. Entre coureurs, des amitiés sont nées de cette expérience commune, mais hors du commun. On se rend compte qu’on est un peu à part.»

Entre coureurs, des amitiés sont nées de cette expérience commune, mais hors du commun. On se rend compte qu’on est un peu à part.

Mon oncle, ce héros, je ne l’appelle plus « Tonton Luc ». L’âge adulte a gommé l’épithète, mais pas l’admiration envers celui qui s’attendrit au souvenir d’une Afrique qu’il a traversée en humble conquérant: «Un continent qui a encore des lieux intacts, préservés de l’industrial­isation coloniale, mais que nous avons beaucoup abîmés par endroits. J’en ressens encore une forme de gêne. C’est un lieu qui m’a coupé le souffle, malgré que la course ne vous laisse pas profiter de ses somptueux paysages… Je me souviens qu’à un journalist­e qui lui faisait la remarque, Jacky Ickx a répondu : « C’est justement pour ça qu’on va revenir ». Et bien ça, c’est une vraie phrase de coureur.» Un seigneur, vous-dis-je.

« Plus que la fierté, je ressens la satisfacti­on d’avoir accompli quelque chose que personne n’a fait depuis. Le Dakar reste un moment très

fort, de compétitio­n et de survie.»

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La foule se presse autour des véhicules sur l’esplanade du Château de Versailles, quelques instants avant le top départ donné aux équipages par Thierry Sabine. Les baroudeurs qui s’apprêtent à entamer une périlleuse odyssée ont le temps d’une dernière facétie.
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Pour se diriger dans le désert, un road book, un cap parfois aléatoire, de rares panneaux et marquages au sol.
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Des pistes algérienne­s cernées de pierre aux ondulation­s du désert du Ténéré, elle est celle que les coureurs éprouvent kilomètre après kilomètre, dans un cadre époustoufl­ant.
La route ? Quelle route ? Des pistes algérienne­s cernées de pierre aux ondulation­s du désert du Ténéré, elle est celle que les coureurs éprouvent kilomètre après kilomètre, dans un cadre époustoufl­ant.
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