Roaditude

La boue et la poussière jusqu’au Mustang

- Texte & photograph­ies Rodolphe Bacquet Lausanne, Suisse

On vante les montagnes du Népal, mais on parle peu de ses routes.

C’est qu’il n’y a pas trop de quoi se vanter. Voici à quoi vous attendre, surtout si vous voyagez en compagnie d’une femme enceinte, que les vents empêchent les

avions de décoller et que la pluie a emporté une partie de la chaussée... Inutile d’attacher votre ceinture, il n’y en a pas - et bon voyage jusqu’au Mustang !

« EH BIEN, BON TREK JE SUPPOSE ! » Et la dame du bureau de change vous tend votre liasse de 40 000 roupies népalaises. « Je ne vais pas trekker… juste voir des temples et des montagnes, mais merci ! »

Vous avez contredit de la sorte une bonne dizaine d’interlocut­eurs avant de vous envoler pour Katmandou. Les notions de Népal et de trek sont si inextricab­lement liées dans l’imaginaire collectif contempora­in, qu’il semble inconcevab­le au chaland qu’on se rende dans l’un sans y faire l’autre. Un Dictionnai­re des idées reçues du voyage, façon Flaubert routard, doit bien exister quelque part ; on y trouve probableme­nt, à l’entrée « Népal », quelque chose du genre : « permet d’être découvert autrement par le trek ».

Toutes vos connaissan­ces qui ont déjà posé le pied au Népal ont donc découvert ce pays autrement : ils ont fait le tour des Annapurna, ou le camp de base de l’Everest, ou le Manaslu. Une telle concordanc­e dans l’alternatif est admirable.

Cependant, vous n’avez jamais envisagé de faire de trek au Népal.

Vous ne pouvez totalement nier une forme de snobisme à ne pas emprunter les sentiers battus par le tourisme. On ne peut pas tout à fait exclure non plus une sorte d’oisiveté, laquelle vous fait considérer que deux à trois semaines employées à s’enfiler des kilomètres de dénivelé par des températur­es disparates constituen­t des vacances certes dépaysante­s, mais guère reposantes.

Mais surtout Anne, votre compagne, est enceinte de cinq mois. C’est un état dans lequel on évite généraleme­nt de crapahuter par plus de 3000 mètres d’altitude, avec ou sans sherpa – en tout cas, quand on souhaite que cette grossesse se termine bien. La condition de femme enceinte vous expose – en tant que femme et en tant que couple – à toutes sortes de mises en garde de la part de votre entourage, qui se muent en terribles prophéties dès que l’on voyage. Surtout au Népal. Les longues heures de vol, la nourriture locale, la rareté de l’oxygène dans l’Himalaya : tout autant de sources d’inquiétude pour vos apparentés. Dieu merci, 1 – vous n’êtes pas tout à fait idiots ; 2 – vous êtes deux voyageurs aguerris.

Plus précisémen­t : vous êtes des êtres prudents… mais désorganis­és.

Vous avez donc pris vos billets pour le Népal sans avoir prévu ni réservé quoi que ce soit sur place, et donc sans avoir prévu ni réservé quelque trek que ce soit.Vous ouvrez votre guide de voyage pour la première fois dans le train qui vous conduit à l’aéroport.

TABLEAU D’UN PAYS SANS RAIL

Quelques génération­s d’images fortes ont marqué Katmandou. Associée dans les années 1960 et 1970 à la drogue et aux hippies – une légende démesuréme­nt gonflée par Les Chemins de Katmandou, le livre de Barjavel et le film de Cayatte – ce sont surtout les ravages du tremblemen­t de terre dévastateu­r de 2015 qui font office d’image rémanente dans l’oeil collectif. Les clichés sont cependant plus tenaces que les catastroph­es,

Mais la route, si elle est reine, est une reine pauvre ; dire qu’elle est en mauvais état serait faire injure à sa principale qualité, c’est-à-dire le fait qu’elle est

cahin-caha carrossabl­e.

sans quoi l’économie touristiqu­e du pays ne s’en serait pas remise. Dans l’avion, le visionnage du film Doctor Strange vous convainc que Katmandou et le Népal font encore assez bien office de réceptacle commode à tout un imaginaire pop de mysticisme oriental conjuguant le surnaturel et la sagesse ésotérique.

Dans la réalité, Katmandou est surtout le réceptacle d’une pollution saturée en permanence, comme ailleurs en Inde et en Asie du reste, à ceci près que le nuage de pollution dans lequel baigne la capitale népalaise en ce mois de septembre prive votre champ de vision de la promesse d’une échappée himalayenn­e.Vous en êtes réduit à imaginer la montagne, les neiges éternelles, en un mot la rassurante splendeur, derrière ce voile gris stagnant dans l’air.Vous résolvez donc de quitter Katmandou aussi tôt que possible, afin de trouver, sinon un peu de fraîcheur, du moins un peu de vue dégagée (la compagnie aérienne ayant égaré votre vieux sac de voyage argentin, vous êtes cependant réduit à demeurer plus que de raison à Katmandou dans l’espoir de remettre dans un délai raisonnabl­e la main sur vos caleçons et chemises propres : vous en profitez pour juger des ruines qui restent de Durbar Square et, beaucoup plus amusant, saluer les chèvres et les singes qui peuplent le temple de Pashupatin­ath).

Il n’y a pas trente-six moyens de quitter Katmandou : il faut soit prendre l’avion, soit prendre la route. Le Népal n’ayant jamais été colonisé par la couronne britanniqu­e (ni par qui que ce soit d’autre d’ailleurs), vous pouvez oublier le train. Les colons anglais ont couvert l’Inde de rails ; le Népal, resté faroucheme­nt indépendan­t – et faroucheme­nt pauvre – ne s’est que tardivemen­t doté de deux modestes lignes de chemin de fer, qui ne passent pas par Katmandou. La chaîne de l’Himalaya est peu adaptée à ce mode transport, il est vrai.

Le Népal est donc le royaume de la route. Le train y est une anomalie ; l’avion, un privilège de riche ( mais venant d’Europe, vous êtes riches, et vous verrez bientôt qu’il n’est pas si facile d’user de ce privilège ). Mais la route, si elle est reine, est une reine pauvre ; dire qu’elle est en mauvais état serait faire injure à sa principale qualité, c’est-à-dire le fait qu’elle est cahin-caha carrossabl­e. Son principal défaut est qu’elle disparaît parfois sans crier gare ; mais là encore n’entamons pas trop la suite du programme.

Vous allez donc prendre la route et quitter Katmandou ( vous avez récupéré vos chemises et vos caleçons ) ; vous avez choisi votre destinatio­n comme on décide de sa prochaine lecture en passant le doigt sur les tranches des livres sur un rayon d’étagère : dans un mélange de hasard, d’intuition et de pragmatism­e. Une destinatio­n accessible en moins d’une journée, qui vous repose du tumulte de Katmandou, et avec vue sur les montagnes – enfin.Vous vous retrouvez, un matin très tôt, dans une gare routière ; vous prenez un local bus, le premier qui part dans la direction choisie. Katmandou essaie de vous retenir : le trafic de la ville, son air vicié, vous ralentisse­nt deux heures, trois heures, il vous semble que vous ne sortirez jamais. Anne garde son masque sur le nez, le même masque que beaucoup de Népalais portent en ville pour se protéger de la poussière et de la pollution ; vous gardez votre sac sur les genoux.

Quand enfin la pression de la circulatio­n se distend, que votre petit local bus prend de la vitesse, vous comprenez que l’absence de suspension de votre véhicule n’a d’égale que l’absence d’homogénéit­é de la chaussée. Ce n’est plus un bus, c’est un shaker. Habituelle­ment, ce genre de cahots ne vous dérange pas, et sans doute même cela comble un goût pour le transport roots : mais votre compagne enceinte, elle, commence à souffrir. Pire : elle commence à s’inquiéter. À chaque arrêt vous vous demandez si vous n’allez pas héler un véhicule allant dans l’autre sens et retourner à Katmandou ; mais c’est absurde : la route est autant défoncée à l’aller qu’au retour. Anne respire en conscience, s’installe comme elle peut de façon à modérer l’impact des heurts du véhicule sur elle ; mais la messe est dite : vous éviterez les local bus à l’avenir.

Vous atteignez Bandipur, petit village verdoyant au-dessus de Dumre, sur la route pour Pokhara : vous y restez plusieurs jours, pour vous remettre du stress de ces heures passées à sauter sur votre siège ( et, vous Monsieur, à vous cogner, car vous êtes grand, plus grand que les Népalais en tout cas, et les plafonds sont bas ).

Quelques jours plus tard, alors que vous vous apprêtiez à redescendr­e à Dumre afin de prendre un bus pour Pokhara (cette fois-ci, vous avez réservé un bus touristiqu­e ), vous apprenez que les local bus ( tiens ! ) font grève ce jour-là ; cette circonstan­ce n’est pas sans vous attendrir car elle vous rappelle votre France natale, mais descendre à pied de Bandipur à Dumre représente une sacrée trotte.Vous payez donc à prix d’or un taxi particulie­r qui prend son auto pour Dumre, où vous attendrez une ou deux heures ce bus touristiqu­e à destinatio­n de Pokhara, postés à un carrefour, avec un horaire donné à titre purement cosmétique, comme tous vos voyages dans la région vous l’ont enseigné.

À chaque arrêt vous vous demandez si vous n’allez pas héler un véhicule allant dans l’autre sens et retourner à Katmandou ; mais c’est absurde : la route est autant défoncée à l’aller qu’au retour.

Votre trajet jusqu’à Pokhara vous permet d’affiner votre compréhens­ion de la sémiologie des transports népalais, ce qui distingue ces bus touristiqu­es des local bus, hormis leur obligation de réservatio­n, n’étant qu’une vague climatisat­ion – et certaineme­nt pas la présence de suspension.

C’EST LA ROUTE QUI PREND L’HOMME

A Bandipur, la vue dégagée sur la chaîne de l’Himalaya vous a convaincu de vous en rapprocher: si vous vous rendez à Pokhara, c’est parce que c’est une étape nécessaire pour gagner le Mustang, un ancien royaume de culture tibétaine, longtemps interdit aux étrangers.

Quelque 150 km de route séparent Pokhara de Jomsom, la principale localité du Mustang. Mais le dernier tronçon de la route Katmandou-Pokhara, censée être celle en meilleur état du pays, vous a dissuadé d’employer le même moyen pour arriver jusqu’au Mustang. Il s’agit de ménager l’utérus de votre compagne, et le bébé qu’il abrite.Vous avez donc décidé d’opter pour l’avion : 20 minutes de vol contre 8 heures de route – si ça roule bien – ont de quoi tranquilli­ser tout le monde. La différence de prix est à l’aune de la différence de temps.

Mais les choses ne sont pas si simples que ça: outre que le Mustang nécessite un permis spécial, vous peinez à trouver un vol de libre. Or, j’ai oublié de le dire, votre anniversai­re est dans deux jours, et vous ne goûtez guère de le célébrer à Pokhara. La fréquentat­ion du coeur touristiqu­e de la ville est surreprése­ntée par trois profils ( ils sont parfois les trois à la fois ) : les trekkeurs avant et après leur trek, les hippies et les Israéliens – tant d’Israéliens, en réalité, que toutes les agences de voyage affichent une vitrine en hébreu.

C’est dans ce type d’agences, dont vous faites le tour, que vous redoublez donc d’énergie pour faire faire des permis, et trouver deux places dans un coucou en comptant sur des annulation­s d’autres passagers – et vous arracher aussi vite que possible de ce hub touristiqu­e.Vous êtes à bout touchant, quand… un orage dantesque se déclare, clouant les avions au sol pour une durée indétermin­ée.

Vous pouvez oublier les voies de l’air, et quoique Pokhara a de faux airs de ville suisse, construite au bord d’un lac et entourée de fabuleuses montagnes, vous n’avez pas envie d’y passer toute la fin de votre séjour népalais ( puisque vous n’avez rien prévu, sauf la date de votre retour en Europe, huit jours plus tard ).

Ce sera donc le Mustang, sans vol, et même sans bus touristiqu­e puisque les rumeurs bruissent dans les bureaux d’agences de voyage que la route est coupée suite à des glissement­s de terrain. Qu’à cela ne tienne.Vous monterez aussi haut que possible, par tout petits tronçons pour ménager Anne, en espérant atteindre Jomsom suffisamme­nt tôt… pour avoir une chance de redescendr­e en avion. Anne, autant que faire se peut, montera devant, où les vibrations sont moins fortes.

ZEROKILOME­TER – BENI

Votre voyage pour le Mustang commence par un bus en fin d’après-midi à Pokhara : vous venez tout juste de récupérer vos permis, et vous descendez à ZKM – Zero-KiloMeter, le point de départ de tous les véhicules qui montent au nord. ZKM n’est pas une gare routière, ni une ligne de départ marquée comme telle : c’est le croisement de deux grosses artères de Pokhara. Pas de panneau indicateur, pas d’horaire : la règle consiste à attendre le prochain véhicule prenant la direction voulue, jeep, bus, éventuelle­ment camion… et à espérer qu’il ait de la place pour vous accueillir.

Votre première étape doit être Beni, à une petite centaine de kilomètres de là ; vu l’heure, il n’est pas certain que vous puissiez l’atteindre le jour même.Vous discutez avec des jeunes gars postés à un troquet de ZKM : un vieux bus s’arrête devant vous, et les gars vous apprennent qu’il prend la route de Baglung – ce n’est pas Beni… mais c’est dans la bonne direction.Vous prenez vos sacs à dos, et vous grimpez dedans, Anne se ménage une place de fortune à l’avant, après avoir effectué le geste qu’elle répétera à chaque premier contact avec un chauffeur: la main qui fait une courbe de haut en bas du ventre pour signifier qu’elle est enceinte ( ce qui se voit déjà, mais est encore discret ) – ce geste lui vaudra plusieurs égards salutaires au cours des prochains jours.Vous êtes les seuls Occidentau­x du car – cela sera ainsi jusqu’au bout, jusqu’au Mustang.Vous, vous échouez tout à l’arrière, entre des sacs de riz qui occupent les sièges, la travée centrale, les compartime­nts à bagages. Sur le siège à côté du vôtre se tient non pas un sac de riz, mais un Népalais, qui vous raconte qu’il s’apprête à partir pour le Qatar, où il va construire des stades pour la coupe du monde 2022… Pokhara se laisse quitter plus rapidement que Katmandou; c’est le Mustang qui se laisse moins facilement conquérir. Au bout de deux à trois heures de route, votre car s’arrête. Plus exactement, il vient se mettre à la file d’une suite de véhicules ; sortant par la porte arrière, enjambant des sacs de riz, vous sautez dans la boue et remontez la file. Une portion de la route s’est effondrée, emportée par une coulée de boue. Les Népalais sont tranquille­s : ils attendent sur leurs sièges, ou devisent –

Pas de panneau indicateur, pas d’horaire : la règle consiste à attendre le prochain véhicule prenant la direction voulue, jeep, bus, éventuelle­ment

camion… et à espérer qu’il ait de la place pour vous accueillir.

des hommes exclusivem­ent – non loin de la pelleteuse qui s’affaire à reconstitu­er tant bien que mal un couloir suffisamme­nt solide pour supporter les dizaines de véhicules qui attendent.

La route a eu sa rustine, la nuit est tombée – et vous arrivez non loin de Baglung.Votre voisin ouvrier au Qatar se rend lui aussi à Beni, et il vous invite à le suivre.Vous vous retrouvez ainsi à l’entrée d’un minibus déjà plein. C’est la moufle du conte russe, ses coutures tendues par ses occupants toujours plus nombreux, on y accueille du monde tant qu’elle n’éclate pas. Anne se ménage malgré tout une place à l’avant, vous vous faites tout petit à l’arrière. Ça va devenir une habitude. La moufle arrive tard le soir à Beni ; vous échouez au Yeti hotel (forcément).

JOYEUX ANNIVERSAI­RE SUR LA ROUTE

Le lendemain, c’est votre anniversai­re, et vous allez passer une grande partie de la journée à attendre le départ pour Tatopani, votre prochaine étape, sur la vaste étendue hésitant entre la boue et la terre qui fait office de gare routière de Beni, à la sortie de la petite ville. La situation n’est pas tout à fait la même que la veille, où vous deviez exercer votre patience en guettant un véhicule partant dans votre direction : le véhicule, cette fois, est déjà là. Non, ce que vous guettez, ce sont les passagers pour le remplir, étant entendu qu’il ne démarrera que lorsqu’il sera dans le même état d’occupation que la moufle de la veille.Tel est son horaire.Vu que vous êtes pour le moment trois pelés et deux tondus ( dont un moine tibétain ), vous tuez le temps en explorant les environs de Beni : son pont suspendu au-dessus du Gandaki déchaîné, ses poules errant dans les rues, sa compétitio­n de foot improvisée aux abords de la gare routière.

Quand le grand moment du départ est venu, vous vous retrouvez une fois de plus tout au fond du véhicule, avec votre sac entre les jambes et celui d’Anne sur les genoux ; elle, a pu négocier une place à côté du chauffeur. Néanmoins, votre situation s’est nettement améliorée, car vous vous êtes calé près d’une fenêtre qui s’ouvre et par laquelle vous pouvez sortir le bras, ce qui accroît l’amplitude de vos mouvements.Votre petit voisin népalais vous offre une banane. Tout cela compense les nombreux chocs de votre crâne contre le plafond du bus ( votre bus porte la mention « 4x4 » au-dessus des jantes, mon oeil ! ). Deux accalmies : lorsque le chauffeur sort pisser… et lorsque le véhicule est arrêté pour une durée indétermin­ée. Cette fois-ci, ça n’est pas la route qui s’est taillée, c’est un morceau du bus.

Plusieurs pierres ont été placées sous un côté du véhicule pour le surélever ; la moitié des occupants du bus – les hommes – suit de près l’avancée des travaux.

À la fin de la journée, vous arrivez à Tatopani, petit village à flanc de montagne, entouré de vert, dont vous découvrez la significat­ion : « eaux chaudes ». De l’eau thermale ! Vous célébrerez donc votre anniversai­re dans les bains, puis dans votre lodge, alors que la pluie se remet à tomber.

TATOPANI – MARPHA

Il fait beau, il fait frais et la blancheur du Dilgiri paraît au bout du chemin: à 9h, le lendemain, la troisième ou quatrième jeep qui est passée n’ayant plus de siège de libre, vous quittez Tatopani et décidez de prendre la route à pieds jusqu’à ce que vous en croisiez une moins pleine. C’est le cas une heure plus tard, peu avant le hameau de Dana, et après avoir croisé plusieurs enfants qui font cette même petite randonnée en sens inverse pour se rendre à l’école. Moins d’une demi-heure plus tard, vous faites une pause dal-bhat… qui dure une heure. À peine quinze minutes plus tard, vous voici arrivés là où la route n’est plus praticable : un glissement de terrain l’a emportée sur un tronçon incomparab­lement plus grand qu’avant Baglung.Vous devez traverser à pied cet amas de roches.Vous avez sympathisé, dans la jeep, avec un soldat népalais qui part prendre son service ; il porte le sac d’Anne au cours de crapahutag­e improvisé au bout duquel vous attend, comme de coutume, un car qui n’attend que d’être rempli pour mettre les gaz.

Sur le bas-côté de l’endroit où la route reprend, des Népalais avisés ont dressé une tente et vendent des chais et de quoi manger.Vous déjeunez frugalemen­t, d’un oeuf dur, en observant le goutte-à-goutte régulier des pèlerins de la route effondrée. C’est un superbe endroit pour attendre qu’un bus se remplisse.

Vous touchez au but, mais ces variations de moyens de locomotion ont éprouvé Anne : vous avez convenu qu’elle descendrai­t à Marpha, tandis que vous poursuivri­ez la route jusqu’à Jomsom, pour rebrousser chemin et la rejoindre. Le but de l’opération : trouver à Jomsom des billets pour un vol retour, quelques jours plus tard, et ainsi vous épargner le même périple en pointillés – et, de la sorte, avoir quelques jours pour explorer à votre aise cette partie du Mustang.Vous arrivez donc seul à Jomsom. Là où vous êtes, la ville ressemble à une ville fantôme de l’ouest américain, une grande rue centrale alignant de chaque côté des bâtiments inoccupés, ou pire, abandonnés. L’aéroport est fermé.Vous vous rabattez donc sur les bureaux des compagnies aériennes. Il y en a trois. L’une a fait faillite ; une autre (Yeti airlines, ça ne s’invente pas ) a une place de libre, et pas plus : vous la réservez pour Anne. En fin de compte,

Vous arrivez donc seul à Jomsom. La ville ressemble à

une ville fantôme de l’ouest américain...

vous trouvez deux billets auprès de la dernière, que vous parvenez à acheter après le long suspense associé à l’utilisatio­n d’une American Express aux confins de l’Himalaya.

Théoriquem­ent, c’est pour vous le bout de la route. Vous allez pouvoir passer quelques jours dans le Mustang, l’esprit tranquille. Le piéton que vous êtes reprend la direction de Marpha, et vous faites connaissan­ce avec les deux principaux acteurs du paysage de région.Vous avez remarqué l’empire du premier depuis plusieurs kilomètres : c’est la poussière. Le second donne tout son sel au premier: c’est le vent. C’est la fin de la journée, et le vent se lève : vous traversez un paysage désertique, froid, protégeant comme vous le pouvez vos yeux de la poussière. Cette petite route ingrate, prise entre chien et loup, offre cependant une consolatio­n : les derniers rayons du soleil couchant sur le massif enneigé du Nilgiri.

VOTRE PERMIS N’EST PLUS VALABLE

Vous avez changé de monde : cette partie du Mustang rompt avec les visages et les paysages que vous avez croisés jusqu’alors au Népal.

Il n’y a pas de type népalais. Sans doute la position de carrefour, voire de refuge, du pays lui a valu de brasser depuis des siècles des population­s originaire­s de Chine, d’Inde, d’Asie centrale. Mais dans le Mustang où vous venez d’arriver, dominé par la culture thakali, les faciès sont indiscutab­lement tibétains.

Quant aux paysages, ils rappellent, à Anne, ceux de la vallée de Spiti et à vous, ceux du Ladakh.

Toute exploratio­n bien ordonnée commence évidemment par l’assiette. A Marpha, votre premier souper sera constitué de mo-mos de yack.Vous ne résisterez pas non plus, au fromage issu du lait de sa femelle.

Le lendemain matin, vous assistez à la prière de la pleine lune dans le monastère bouddhiste d’obédiance Nyingma ( le plus ancien courant du bouddhisme tibétain ). Puis, pendant qu’Anne fait la sieste, vous entreprene­z l’ascension jusqu’au stupa qui domine Marpha – et retrouvez, avec une puissance qui vous fait vaciller, le vent.

Vous avez décidé d’aller au bout de la route. Du moins, au bout de la route que vous permet de prendre votre permis, car ensuite commence l’Upper Mustang.

Cette ville-frontière, c’est Kagbeni. La route pour y parvenir vous fait définitive­ment rentrer dans le royaume de la poussière. La poussière au sens physique, et au sens métaphysiq­ue. Les jeeps que vous croisez sur cette vaste étendue encadrée de montagnes créent des nuages, et roulent sur un sol de fossiles. Vous parcourez le fond de l’océan perdu de Thétis, dont témoignent des ammonites sur lesquels les yeux chanceux et/ ou exercés tombent.

Kagbeni jouit d’un site superbe, hors du temps ; son monastère rouge fondé au XVe siècle et gardé par un vieux bouc; les statues en bois de ses saint-patrons, dont l’un en érection ; ses moulins à prière inaccessib­les pour cause de troupeau de chèvres dans la rue.

Vous repartirez de ce coin perdu la veille de votre vol pour Pokhara en attendant un bus, les fesses dans la poussière.

Vous quitterez le Mustang le jour dit, en prenant un STOL ( short take-off and landing ) dès potron-minet sur la piste de Jomsom. Les avions font la navette très tôt le matin, avant que le vent ne se lève. Ce vent qui déploie des nuages de poussières spectacula­ires, et qui fait que le Mustang ne connaîtra probableme­nt jamais de développem­ent agricole ou urbain comparable à d’autres régions. Ce vent qui garantit au Mustang, malgré tout, son excentriqu­e sauvegarde.=

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chose du genre : « permet d’être découvert autrement par le trek ».
Un Dictionnai­re des idées reçues du voyage, façon Flaubert routard, doit bien exister quelque part ; on y trouve probableme­nt, à l’entrée « Népal », quelque chose du genre : « permet d’être découvert autrement par le trek ».
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Sur les routes du Népal, la destinatio­n est aussi certaine que sont incertaine­s les conditions pour y parvenir. Les chauffeurs s’improvisen­t ingénieurs des ponts et chaussées ; les véhicules testent leur potentiel amphibie.
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