Roaditude

Les femmes prennent les commandes

- Texte ¬ Camille Bernasconi Fribourg, Suisse

Un homme et une femme fendent la route à bord d'une voiture. Il conduit, elle l'accompagne. Ces images traversent la fiction et évoquent la domination masculine sur la voiture autant qu'elles participen­t à l'asseoir. Et si on offrait aux femmes un autre rôle que celui de l'éternelle passagère ?

Quand un homme et une femme font route, la voiture relève de la domination masculine. Ce n'est pas la culture mainstream qui nous détrompera. On the road de Jack Kerouac ( 1957) et Easy Rider de Dennis Hopper (1969) ont rendu mythique l'expérience du road trip et le volant n'échoit que rarement aux figures féminines. Cependant, le postmodern­isme a produit des oeuvres qui s'appliquent à déconstrui­re mythes et clichés. Dans No sex last

night (1992), l'artiste française Sophie Calle et l'américain Greg Shephard filment leur road trip de New York à San Francisco. Tandis que

Volkswagen blues (1984), roman de l'auteur québécois Jacques Poulin, suit celui de Jack et Pitsémine à bord d'un bus VW. À priori différente­s l'une de l'autre, ces deux fictions montrent des voyages où la conduite est du ressort de l'homme comme de la femme. Plus encore, elles placent la voiture sous l'autorité des personnage­s féminins.

SUBVERSION DES STÉRÉOTYPE­S

Les oeuvres de Poulin et du duo Calle et Shephard montrent que les hommes n'ont plus le contrôle du véhicule. S'ils en restent les heureux propriétai­res, ils ont perdu toutes connaissan­ces mécaniques. Bien qu'il ait un rapport presque amoureux à sa Cadillac, Greg est incapable de s'en occuper. Sophie et lui prennent la route sans qu'il ait songé à s'assurer de son état. Résultat : le couple doit fréquemmen­t s'arrêter dans des garages. Dans ces séquences, le film nous montre moins Greg assistant les garagistes qu'apprenant à réparer les problèmes de sa voiture. Une inculture mécanique encore plus grande s'observe chez la figure masculine de Volkswagen blues. Chez Poulin, c'est Pitsémine qui répare le combi quand il ne démarre pas. Jack se contente de la regarder faire. À travers ces deux personnage­s, l'auteur subvertit les genres : la femme investit la figure du mécanicien traditionn­ellement dévolue à l'homme et celui-ci reçoit des leçons de mécanique. Elle atteste qu'une femme peut avoir des aptitudes habituelle­ment perçues comme masculines. Lui déconstrui­t l'image du mâle dominant par le biais d'une féminisati­on. Il se considère comme un « faux doux », étiquette qui désigne « des gens faibles ou peureux ». Ces caractéris­tiques que la norme sociale associe au féminin sont aussi partagées par Greg. En son for intérieur, il observe : « Sophie is not

more ambitious than you, she's just upfront about it. […] You're jealous because you're

not as real as she is. » Contrairem­ent à lui, Sophie assume son ambition et la défend. Elle affiche une posture normalemen­t réservée aux hommes, dont Greg est incapable.

Comme le roman de Poulin, le film de Calle et Shephard inverse les rôles de l'homme et de la femme. En outre, Greg vit une dépression qui le renvoie à l'enfance. Un soir, il se confie à Sophie et celle-ci rapporte en voix off: «Il a dit qu'il était simplement profondéme­nt déprimé, que je perdais vite courage, qu'il commençait à se rapprocher de moi alors que je m'éloignais, et puis après je ne sais plus mais il sanglotait comme un enfant. […] ». Durant leur road trip, Greg passe du statut de l'homme adulte à celui plus faible du petit garçon. Troublante similarité, le personnage masculin de Volkswagen blues souffre aussi d'un état dépressif qui perdure au long du voyage.

DES VOITURES ET DES HOMMES À BOUT DE SOUFFLE

Les deux figures masculines finissent par ressembler à leurs véhicules respectifs, les défaillanc­es de ceux-ci révélant les leurs. À Pitsémine, Jack déclare se sentir « vieux et ridicule.» Cette mention de la vieillesse devient récurrente au fil du roman et provoque un rapprochem­ent entre Jack et le bus VW qui est souvent désigné comme « le vieux Volks ». Les innombrabl­es pannes de la Cadillac évoquent l'image d'un homme brisé que la dépression renvoie de Greg. Lors d'une séquence introspect­ive, il se recommande de cesser d'attendre d'être sauvé par les femmes qui occupent sa vie. Pourtant, lui et sa Cadillac sont bien sauvés par l'une d'elles. Toutes les dépenses du voyage (frais de garage inclus) sont rapidement prises en charge par Sophie. Hormis sa voiture, Greg ne possède rien. Tous deux dépendent donc de la jeune femme. Cette domination financière confère à Sophie une certaine puissance et fissure la vision d'une femme affectivem­ent dépendante qu'elle renvoie parfois. Les divers problèmes de la voiture sont aussi annoncés par elle. Ce procédé lui confère implicitem­ent une certaine connaissan­ce technique, et ce, alors qu'elle n'y connait pas grande chose. Loin des questions financière­s, Pitsémine occupe néanmoins une position similaire à celle de Sophie. C'est elle qui assure la bonne évolution du road trip. Dès la première étape de leur périple, Jack lui fait remarquer :« Je ne sais pas comment vous faites pour avoir les idées aussi claires, […]. Dans ma tête, il y a une espèce de brume permanente et tout est embrouillé. » Bien qu'ayant ses propres moments de doutes, Pitsémine reste un point d'appui considérab­le pour son compagnon de route.

UN FUTUR FÉMININ POUR LE ROAD TRIP ?

Si le roman de Poulin et le film de Calle et Shephard déconstrui­sent les identités masculines stéréotypé­es, ils présentent en contrepart­ie des personnage­s féminins forts qui se défont de leurs propres clichés. Comprises dans leur rapport à la voiture, les femmes sont les forces nouvelles qui supportent les défaillanc­es des véhicules et les carences des figures masculines en déroute. Sophie et Pitsémine attestent d'un décalage contempora­in avec l'état d'esprit dans lequel le

road trip mythique a été conçu par On the road et Easy Rider. La prédominan­ce du masculin sur la route et son associatio­n à la puissance automobile se sont évanouies dans les émanations brûlantes de l'asphalte.=

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Ce n’est pas la culture mainstream qui nous détrompera.
Quand un homme et une femme font route, la voiture relève de la domination masculine. Ce n’est pas la culture mainstream qui nous détrompera.

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