Roaditude

Louis Bugnard, mécanicien-garagiste sur la route du Jaun

- Texte ¬ Laurent Pittet Nyon, Suisse

À Charmey, au coeur des Préalpes suisses, dans le canton de Fribourg, pays du bon lait utilisé pour la fabricatio­n du Gruyère, du chocolat et, depuis peu, des macarons, les anciens se souviennen­t de Louis Bugnard, garagiste à la sortie du village, mécanicien hors pair et ami de tous, parti trop tôt au début des années 1970. L'album de sa vie, ouvert ici en hommage, raconte son destin émouvant, mais offre aussi une plongée dans la vie de toute

une région, tiraillée après-guerre entre tradition et modernité.

MÉCANO TU SERAS

Rien n'est plus beau que les pâturages qui entourent Charmey, village suisse des Préalpes situé à quelques kilomètres de Gruyères, sur la route qui relie Bulle à Boltigen, en passant par le col du Jaun. Quand une belle lumière matinale les caresse, il n'y a pas de mot pour dire à quel point leur verdeur est lumineuse. C'est dans ce coin enchanteur que Louis Bugnard (il nous aurait demandé de l'appeler Louis) voit le jour, le 10 mars 1926. Le village a pendant longtemps été le centre de production le plus important du Gruyère, le fameux fromage, lorsqu'il était encore avant tout fabriqué sur les alpages. Charmey est aussi, depuis le milieu du XXe siècle, une destinatio­n touristiqu­e appréciée pour son calme et son environnem­ent bucolique. La mère de Louis, Rosa, tient l'épicerie du village. Son père, Fernand, est chauffeur pour le service de cars de la Compagnie de Chemin de fer de la Gruyère (CEG). Quand la ligne BulleBolti­gen est inaugurée en 1923, c'est lui qui est au volant du premier voyage. Faut-il voir dans le métier de Fernand l'origine de la passion mécanique de Louis, passion qu'il partageait avec ses deux frères, surtout l'aîné, Marcel, « son idole », avec lequel il collaborer­a et élaborera des projets toute sa vie ? Louis fait son apprentiss­age durant la guerre, dans un garage automobile, le Garage Bersier-Mooser, à Bulle. Il obtient brillammen­t son certificat en juillet 1946. Brillant, il le restera toute sa vie. Tous ceux qui l'ont connu parlent de lui comme d'« un mécanicien exceptionn­el ».

Son père, Fernand, est chauffeur pour le service de car de la Compagnie de Chemin de fer de la Gruyère (CEG).

Quand la ligne Bulle-Boltigen est inaugurée en 1923, c'est lui qui est au volant pour le premier voyage. Faut-il voir dans le métier de Fernand l'origine de la passion mécanique de Louis […] ?

À ZURICH LA BELLE VIE

Après la guerre, Winston Churchill, ancien Premier ministre britanniqu­e et héros du conflit qui vient de se terminer, se mue en chantre de la réconcilia­tion franco-allemande, et fait de l'Europe unie son principal cheval de bataille en politique étrangère. Le 19 septembre 1946, il prononce à l'Université de Zurich un discours historique sur l'unité européenne qui fait sensation. Louis, installé dans la ville depuis le début du mois, était forcément dans la foule qui acclame le Britanniqu­e à son arrivée.

Le jeune Gruérien est venu à Zurich après son service militaire, presque sans le sou, pour se perfection­ner profession­nellement, et pour parfaire sa maîtrise du suisse allemand – aussi un peu, sans doute, pour échapper au carcan parental. Il a vingt ans, il est bel homme, et quand il recroise Germaine, qui, elle aussi, est gruérienne et en exil outre-Sarine, une belle histoire d'amour commence.

La ville est électrisée par l'enthousias­me de l'après-guerre. L'avenir appartient aux deux tourtereau­x, qui profitent de la vie. « Nous adorions aller au cinéma ! » raconte Germaine. C'est l'époque de Dernière Chance ( Die Letzte Chance ) de Léopold Lindtberg, chef d'oeuvre inégalé du cinéma suisse, primé à

Cannes en 1946, qui reste de longs mois à l'affiche. Celle aussi de Beaucoup de rêves sur les routes, de Mario Camerini, avec la grande Anna Magnani, qui sort en 1948, et raconte les tribulatio­ns d'un mécanicien – justement.

Germaine et Louis se marient en avril 1949, avant de retourner s'installer à Charmey, où Louis ouvre son propre garage, le Garage des Vanils, à la sortie du village, sur la route qui mène au col du Jaun, et qui fait le lien entre les cantons de Fribourg et Berne ( la route a été ouverte au XIXe siècle pour rapprocher deux places d'armes stratégiqu­es, celle de Bulle et celle de Thoune ).

QUE LA MONTAGNE EST BELLE

Après la guerre, Charmey, à l'instar d'autres villages de montagne, connaît une vague d'exode rural. Louis, contrairem­ent à sa soeur et à ses deux frères, fait le choix de revenir dans la vallée qui l'a vu naître : la vallée de la Jogne, une rivière qui coule pas loin du Garage desVanils. Et pourtant, excellent mécanicien et personnali­té de très bonne compagnie ( un vrai « roi de la vanne », selon plusieurs témoignage­s ), il aurait eu tout loisir de rester à Zurich, ou de rejoindre une ville de Suisse romande pour y exercer ses talents.

Il y a eu, bien sûr, le jeu des opportunit­és – un garage, au village, était à reprendre, et cela ne se représente­rait pas forcément d'aussitôt. Le pont du Javroz venait d'être complèteme­nt reconstrui­t. Ce n'était plus ce sombre ouvrage d'acier riveté, mais un beau pont de béton armé qui allait encore davantage désenclave­r la région. Le trafic allait augmenter sur la route du Jaun, c'est sûr, et avec cela, les affaires du dernier garage avant la montée du col. « Pour Monsieur, ce sera le plein ?... Voulez-vous que l'on vous fasse les niveaux ?... Et concernant les freins, tout est en ordre ? Attention, ça descend raide du côté de Boltigen ! »

Et Louis, aussi, aimait la montagne. Est-ce un hasard s'il a donné à son garage un nom qui fait directemen­t référence à la topographi­e de la région ? Durant l'hiver, il pratique volontiers le ski – l'aire de départ de la nouvelle télécabine, inaugurée en été 1962, est située juste à côté de son garage. Et, en été, rien ne le rend plus heureux que de monter de dans sa cabane d'alpage, avec la famille et des amis, « là-haut sur la montagne ».

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 ??  ?? Portrait de Louis au temps de son apprentiss­age. Réalisé très probableme­nt par le photograph­eVictor Gremion, collaborat­eur du studio de Simon Glasson, à Bulle – studio qui a produit l'essentiel de l'iconograph­ie de la région durant le XXe siècle.
Portrait de Louis au temps de son apprentiss­age. Réalisé très probableme­nt par le photograph­eVictor Gremion, collaborat­eur du studio de Simon Glasson, à Bulle – studio qui a produit l'essentiel de l'iconograph­ie de la région durant le XXe siècle.
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