Jo Siffert hors circuits
Au nombre des célébrations de l’année 2021, il y a celle de la disparition tragique du plus charismatique pilote helvétique, Jo Siffert, mort le 24 octobre 1971 sur le circuit de Brands Hatch. Nous lui rendons hommage ici avec une évocation de sa vie hors circuits et la publication d’images peu connues. Celles-ci ont été réalisées par son ami Jean-Claude Fontana qui nous a quittés récemment.
Aborder la thématique de «Jo Siffert et la route», c’est également évoquer une route particulièrement ingrate qui lui faisait, par exemple, traverser toute l’Italie pour aller courir en Sicile. Une route au bord de laquelle il dormait, pendant les premières années de sa carrière, à l’arrière de son break américain qui tractait sa monoplace de course. La gloire et la réussite, synonymes de lucratifs contrats publicitaires, ne sont arrivées, en effet, que lors de ses trois dernières saisons de compétition, après sa victoire au Grand Prix de Grande-Bretagne de 1968.
La route qu’il s’était tracée afin de ne plus être pauvre et d’assouvir sa passion pour la course automobile s’est toutefois brusquement interrompue il y a 50 ans, sur le circuit de Brands Hatch, lors d’une course de F1 disputée hors championnat. Une course qui n’aurait jamais dû avoir lieu sur ce tracé où Siffert s’était illustré trois ans auparavant en remportant le Grand Prix de Grande-Bretagne, devenant ainsi le premier pilote suisse à s’imposer dans un grand prix comptant pour le championnat du monde de la spécialité.
CRUELLE FATALITÉ
La date de ce funeste 24 octobre 1971 avait été initialement réservée par les organisateurs du Grand Prix du Mexique. Ceux-ci, après la mort de leur compatriote Pedro Rodriguez, décédé le 11 juillet sur le circuit du Norisring, lui aussi lors d’une course hors championnat, renoncèrent finalement à mettre sur pied leur compétition. Du coup, si Pedro Rodriguez n’avait pas été victime d’un accident mortel au Norisring, Jo Siffert n’aurait jamais couru à Brands Hatch le 24 octobre 1971! Une bien cruelle fatalité!
Elle est d’autant plus cruelle que le pilote fribourgeois, né le 7 juillet 1936 dans un des quartiers les plus pauvres de la ville suisse de Fribourg, avait réussi à s’installer sur la route du succès et de la notoriété, déjouant le poids de ses origines fort modestes. «C’est cette réussite, en étant parti de rien, qui explique que, 50 ans après sa mort, on parle encore de lui», estime Dominique de Buman, syndic de la Ville de Fribourg de 1994 à 2004. « Par les valeurs pérennes qu’il porte, Jo Siffert échappe à l’érosion du temps et appartient à notre mémoire collective. Sa réussite a constamment été alimentée par un mélange de carburants composé de sa passion opiniâtre de la vitesse et de l’indéfectible amitié de son équipe de course. »
AMI PHOTOGRAPHE
Parlons-en de l’indéfectible amitié de son équipe de course. Parmi les amis de la première heure figure Jean-Claude Fontana, l’auteur des photos qui illustrent notre article et qui, pour plusieurs d’entre elles, n’ont jamais été publiées. C’est en souvenir de son amitié avec Jo Siffert que, à plus de 90 ans, Jean-Claude Fontana a mis à notre disposition quelques-uns de ses plus beaux clichés. Il nous avait reçus avec bienveillance en août dernier, près de quatre mois avant son décès survenu au début du mois de décembre 2020.
Force est de constater que les photos de ce talentueux autodidacte illustrent à la perfection la thématique de la route. Elles ne concernent que les premières années de compétition. Celles où Jo Siffert, alors pilote indépendant avec des moyens très limités, ne se déplaçait d’une course à l’autre qu’au volant de son break
Impensable est également l’adjectif qui peut qualifier aujourd’hui une pratique pourtant bien courante au début de la carrière de Jo Siffert. Celui-ci effectuait parfois la mise au point de sa monoplace de F1 sur les routes du canton de Fribourg, avec ou sans l’autorisation de la police locale !
américain qui tractait sa voiture de course. À partir des deux dernières compétitions de la saison 1964, celui que tous ses amis appelaient «Seppi» avait été engagé par l’écurie de l’Ecossais Rob Walker, un des héritiers de la célèbre marque de whisky Johnny & Walker. «Il a alors commencé à voyager en avion et je n’ai plus pu l’accompagner. Nous n’avions pas d’argent», nous avait confié Jean-Claude Fontana.
BREAK AMÉRICAIN
Ce manque d’argent était récurrent, se rappelle Jean-Pierre Oberson, un des mécaniciens de la première heure. Il se souvient avant tout du fameux voyage en Sicile où Jo Siffert remporta, le 16 août 1964, sur le circuit d’Enna-Pergusa, le Grand Prix de la Méditerranée. Celui-ci ne comptait certes pas pour le championnat du monde mais quelques-uns des meilleurs pilotes de l’époque y étaient présents, à commencer par l’Écossais Jim Clark, le champion du monde en titre.
«Nous avions si peu d’argent que nous n’avions mangé que des corn-flakes avec du lait pendant tout le voyage», relève Jean-Pierre Oberson. «Et il n’était bien entendu pas question de dormir à l’hôtel pendant les trois jours que durait la traversée de toute l’Italie depuis Aoste jusqu’en Sicile. Pour une fois, cependant, nous ne dormions pas dans le break américain. Il faisait tellement chaud que nous ne roulions que de nuit. Le jour, nous dormions sur une plage ou au bord d’une route.» Tous ces efforts allaient finalement être récompensés de la meilleure des façons. Au terme d’un Grand Prix de la Méditerranée particulièrement palpitant, au cours duquel Jo Siffert et Jim Clark pointaient tour à tour en tête, le pilote fribourgeois franchissait la ligne d’arrivée avec seulement trois mètres d’avance sur le champion du monde écossais.
JIM CLARK, UN EXEMPLE
Le fait que Jim Clark, que certains considèrent comme l’un des meilleurs pilotes de l’histoire de la F1 avec Juan Manuel Fangio et Ayrton Senna, ait été battu à cette occasion par Jo Siffert, qui n’était alors soutenu par aucune usine, en dit long sur le grand talent du pilote helvétique. Il sera d’ailleurs très touché par la disparition de Jim Clark, survenue le 7 avril 1968, lors d’une course de F2. Deux fois champion du monde de F1, en 1963 et en 1965, vainqueur des 500 Miles d’Indianapolis en 1965, le pilote écossais était un exemple à suivre pour Jo Siffert qui a eu le privilège de l’affronter également en Suisse. Par exemple, lors de la course de
côte de St-Ursanne-Les Rangiers de 1965 où Jim Clark s’aligna au volant de sa monoplace des 500 Miles d’Indianapolis. Imaginez aujourd’hui la participation de Lewis Hamilton à une manche du championnat de Suisse… Impensable!
Impensable est également l’adjectif qui peut qualifier aujourd’hui une pratique pourtant bien courante au début de la carrière de Jo Siffert. Celui-ci effectuait parfois la mise au point de sa monoplace de F1 sur les routes du canton de Fribourg, avec ou sans l’autorisation de la police locale! Notamment du côté de Pensier ou sur la longue ligne droite qui relie la localité du Mouret à celle de La Roche, sur la route cantonale Fribourg-Bulle.
SUR LES ROUTES CANTONALES
«J’ai photographié Seppi et sa voiture de course sur la route de Pensier qu’empruntent aujourd’hui les participants de la course à pied de Morat-Fribourg», nous avait dit Jean-Claude Fontana qui s’était levé pour aller nous chercher deux photos. Sur la première, on y voit Jo Siffert, debout à côté de sa monoplace. La combinaison est vierge de tout sponsor et sa main droite est posée sur l’arceau de sécurité. Sur la seconde photo, Seppi est assis dans sa monoplace. «Ces deux clichés ont été pris sur la route qui traverse Pensier, non loin du lac de Schiffenen», nous avait précisé Jean-Claude Fontana.
C’est également cette route que Maria Siffert, la mère de Seppi emprunta pour un aller-retour entre Morat et Fribourg pendant la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle la famille Siffert avait déménagé de Fribourg à Morat. Jacques Deschenaux, auteur
en 1972 de la biographie Jo Siffert, tout pour la course, raconte l’anecdote suivante: «Bien qu’elle saute ses repas de plus en plus fréquemment, Maman Siffert voit avec anxiété la faim guetter ses enfants. Seppi a maintenant deux soeurs, Adélaïde et Marguerite. N’y tenant plus, la mère vend tout ce qu’elle peut, tout ce qui n’est pas essentiel. Un jour, elle remarque un plat à pain argenté qu’elle a reçu lors de son mariage. À quoi peut-il servir s’il n’y a plus rien à mettre dedans? Maria Siffert part alors pour Fribourg, à pied, vend 7 francs le plateau à une cousine et revient, toujours à pied, à Morat. 34 kilomètres à pied pour 7 francs, rien n’est de trop quand il s’agit de nourrir ses enfants.»
«Seppi est vraiment parti de zéro», nous a également expliqué Heini Mader, un autre mécanicien de la première heure de Jo Siffert. «Et ce qui était formidable avec lui, c’est que quand il accéda à la gloire avec l’usine Porsche, dans les courses d’endurance, il est resté simple et accessible comme il l’était au début de sa carrière. C’est pour cette raison que tout le monde l’aimait et continue à l’aimer. À l’annonce de sa mort, c’était comme si j’avais perdu un frère.»