La Chair de l’orchydée
Il est l’une des figures pionnières du photomontage dans l’art commercial. Son style novateur a introduit la sémantique des Beaux-Arts dans le domaine des arts appliqués et façonné le langage du design graphique au XXe siècle. Herbert Matter, photographe et graphiste américain d’origine suisse, a incarné son époque, brassé les styles et influencé des générations de créateurs. Son travail pour l’Office national suisse du tourisme, dans les années 1930, a révolutionné les codes d’approche des affiches de voyage helvétiques, en croisant photographie, graphisme et typographie. Retour sur l’un de ses travel posters qui invite à sillonner la Suisse en voiture, alors nouvelle forme de locomotion, sur fond de massif montagneux symbolique et de lacets routiers.
L’émergence de la photographie dans l’histoire des affiches touristiques helvétiques fut une étape décisive pendant la première partie du XXe siècle. Herbert Matter (1907-1984), natif d’Engelberg, petit village de montagne suisse, a su l’expérimenter à travers une esthétique et une technique novatrices, devenues sa marque de fabrique. Ami de Jackson Pollock, Willem de Kooning, Robert Frank, Alexander Calder, Alberto Giacometti, l’illustre photographe et graphiste, passé par l’École des BeauxArts de Genève et l’Académie Moderne de Paris, a fait ses armes chez les plus grands (l’affichiste Cassandre, le dessinateur Jean Carlu, l’architecte-designer Le Corbusier). Comme l’évoque l’American Institute of Graphic Arts (AIGA), «en Europe, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, la portée créative du graphisme était illimitée. La photographie journalistique, imaginative et manipulatrice a été une influence révolutionnaire, et Matter, passionné par l’appareil photo, a commencé à expérimenter le Rolleiflex à la fois comme un outil de conception et une forme expressive». Sa notoriété s’est établie pendant l’entredeux-guerres, lorsqu’il conçoit pour l’Office national suisse du tourisme à Zurich (ONST) des affiches de voyage publicitaires qui ont inauguré le photographisme.
UN AUTRE REGARD SUR LES SOMMETS
Depuis le XIXe siècle, les travel posters ont été l’oeuvre de peintres, de dessinateurs ou de cartographes pour vanter les mérites des paysages helvétiques entre sylves, cascades, ciel azuré et cimes enneigées. Tous se sont nourris au fil du temps des acquis du cubisme, de l’expressionnisme, du fauvisme pour illustrer ces sources d’attraction, d’inspiration, d’émotion et de ressourcement. Au XXe siècle, l’avènement de la photographie change la donne. L’ONST, créé en 1917 avec pour but de promouvoir le pays en tant que destination de voyages, de vacances et de congrès, comprend que celle-ci constitue une stratégie publicitaire évidente. Les lieux touristiques se développent massivement et tendent vers une démocratisation des sports d’hiver qui engendrera le tourisme de masse.
Ainsi, de 1934 à 1936, le commanditaire fait appel à Herbert Matter pour créer des brochures pour les saisons d’été et d’hiver ainsi que des affiches de voyage promotionnelles. Dans son approche, qui combine photographie, graphisme et typographie, Matter déploie les principes du montage, du collage, du détourage… Sa série avant-gardiste fait sensation, marquant une totale rupture avec les normes du genre. Ses travaux pour Pontresina ou Engelberg présentent un monde moderne et dynamique, avec des personnes jeunes et fringantes, souvent au sourire éblouissant. Matter réenchante ici le regard du voyageur et son rapport aux sports de neige, au paysage, à la nature, en jouant avec les symboles traditionnels helvétiques et les éléments typographiques. Des photomontages audacieux qui permettent à la fois de s’identifier instantanément et de marquer l’esprit durablement.
EN ROUTE POUR LA SUISSE
Mais c’est surtout l’affiche Für schöne Autofahrten die Schweiz (En route pour la Suisse) qui détonne et nous intéresse ici, invitant le touriste à sillonner le pays en voiture. Une première en ce début de XXe siècle qui fait face au développement des moyens de transport ferroviaires et routiers. Parfait promontoire pour l’ONST, alors même que les organismes rejettent l’idée du trafic motorisé individuel. Si l’automobile se fait encore rare et onéreuse, elle représente déjà de nouveaux avantages pour le voyageur qui veut prendre la route dans un cadre agréable et confortable. Un terrain de jeu fertile pour Herbert Matter qui immortalise la sinuosité du tracé et crée du sublime, jouant sur la dramatisation des paysages, les perspectives, la géométrisation des espaces, les contrastes de lumière.
Le photomontage, bluffant de réalisme pour l’époque, fait ainsi la part belle à une route pavée, large et rectiligne, qui promet une
conduite rapide et fluide. Matter joue sur la profondeur de champ, la faisant rétrécir pour inviter le touriste à emprunter, au bout, une route serpentine (aux allures de via Tremola, fameuse route du St-Gothard, monument helvétique) qui promet de conquérir le Doldenhorn. En toile de fond, le ciel bleu, dégagé de toute nébulosité, valorise la blancheur immaculée de ce sommet des Alpes bernoises, imposant ses reliefs et sa magnificence. L’effet débullé de la composition et l’accroche en diagonale avec la typo rouge sans serif, achèvent de raconter cette trépidante aventure en quatre roues, entre réalité et imaginaire. Le regard du spectateur change; les massifs montagneux deviennent désormais accessibles et à la portée de tous.
SUCCÈS IMMÉDIAT
Dans cette course aux meilleurs itinéraires touristiques alpins, l’ONST prend ici tout le monde de court et «popularise dès les années 1930», comme le rappelle le Museum für Gestaltung Zürich (lieu de référence pour découvrir l’oeuvre de Matter), «une esthétique progressiste, qui marquera le modernisme graphique à l’échelle internationale après la Seconde Guerre mondiale». Pour Herbert Matter, la reconnaissance internationale est immédiate, l’amenant à s’installer aux États-Unis. Il a collaboré au fil du temps avec des magazines de mode, comme Vogue et Harper’s Bazaar sous la direction artistique du légendaire Alexey Brodovitch, et les architectes-designers iconiques Charles et Ray Eames. Il a conçu des affiches pour la Container Corporation of America, a imaginé l’identité visuelle du grand fabricant de mobilier Knoll, a eu comme clients le Musée d’Art Moderne (MoMA) et le Musée Guggenheim à New York. Il fut également professeur d’arts graphiques et de photographie à l’Université de Yale. Un parcours jalonné de rencontres et de collaborations emblématiques. Loué par la profession mais dont le nom reste encore méconnu du grand public, Herbert Matter a reçu un an avant sa mort la prestigieuse médaille AIGA, distinguant les grands talents de la conception graphique et de la communication visuelle.