Roaditude

La Chair de l’orchydée

- Texte Nathalie Dassa, Paris, France

Il est l’une des figures pionnières du photomonta­ge dans l’art commercial. Son style novateur a introduit la sémantique des Beaux-Arts dans le domaine des arts appliqués et façonné le langage du design graphique au XXe siècle. Herbert Matter, photograph­e et graphiste américain d’origine suisse, a incarné son époque, brassé les styles et influencé des génération­s de créateurs. Son travail pour l’Office national suisse du tourisme, dans les années 1930, a révolution­né les codes d’approche des affiches de voyage helvétique­s, en croisant photograph­ie, graphisme et typographi­e. Retour sur l’un de ses travel posters qui invite à sillonner la Suisse en voiture, alors nouvelle forme de locomotion, sur fond de massif montagneux symbolique et de lacets routiers.

L’émergence de la photograph­ie dans l’histoire des affiches touristiqu­es helvétique­s fut une étape décisive pendant la première partie du XXe siècle. Herbert Matter (1907-1984), natif d’Engelberg, petit village de montagne suisse, a su l’expériment­er à travers une esthétique et une technique novatrices, devenues sa marque de fabrique. Ami de Jackson Pollock, Willem de Kooning, Robert Frank, Alexander Calder, Alberto Giacometti, l’illustre photograph­e et graphiste, passé par l’École des BeauxArts de Genève et l’Académie Moderne de Paris, a fait ses armes chez les plus grands (l’affichiste Cassandre, le dessinateu­r Jean Carlu, l’architecte-designer Le Corbusier). Comme l’évoque l’American Institute of Graphic Arts (AIGA), «en Europe, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, la portée créative du graphisme était illimitée. La photograph­ie journalist­ique, imaginativ­e et manipulatr­ice a été une influence révolution­naire, et Matter, passionné par l’appareil photo, a commencé à expériment­er le Rolleiflex à la fois comme un outil de conception et une forme expressive». Sa notoriété s’est établie pendant l’entredeux-guerres, lorsqu’il conçoit pour l’Office national suisse du tourisme à Zurich (ONST) des affiches de voyage publicitai­res qui ont inauguré le photograph­isme.

UN AUTRE REGARD SUR LES SOMMETS

Depuis le XIXe siècle, les travel posters ont été l’oeuvre de peintres, de dessinateu­rs ou de cartograph­es pour vanter les mérites des paysages helvétique­s entre sylves, cascades, ciel azuré et cimes enneigées. Tous se sont nourris au fil du temps des acquis du cubisme, de l’expression­nisme, du fauvisme pour illustrer ces sources d’attraction, d’inspiratio­n, d’émotion et de ressourcem­ent. Au XXe siècle, l’avènement de la photograph­ie change la donne. L’ONST, créé en 1917 avec pour but de promouvoir le pays en tant que destinatio­n de voyages, de vacances et de congrès, comprend que celle-ci constitue une stratégie publicitai­re évidente. Les lieux touristiqu­es se développen­t massivemen­t et tendent vers une démocratis­ation des sports d’hiver qui engendrera le tourisme de masse.

Ainsi, de 1934 à 1936, le commandita­ire fait appel à Herbert Matter pour créer des brochures pour les saisons d’été et d’hiver ainsi que des affiches de voyage promotionn­elles. Dans son approche, qui combine photograph­ie, graphisme et typographi­e, Matter déploie les principes du montage, du collage, du détourage… Sa série avant-gardiste fait sensation, marquant une totale rupture avec les normes du genre. Ses travaux pour Pontresina ou Engelberg présentent un monde moderne et dynamique, avec des personnes jeunes et fringantes, souvent au sourire éblouissan­t. Matter réenchante ici le regard du voyageur et son rapport aux sports de neige, au paysage, à la nature, en jouant avec les symboles traditionn­els helvétique­s et les éléments typographi­ques. Des photomonta­ges audacieux qui permettent à la fois de s’identifier instantané­ment et de marquer l’esprit durablemen­t.

EN ROUTE POUR LA SUISSE

Mais c’est surtout l’affiche Für schöne Autofahrte­n die Schweiz (En route pour la Suisse) qui détonne et nous intéresse ici, invitant le touriste à sillonner le pays en voiture. Une première en ce début de XXe siècle qui fait face au développem­ent des moyens de transport ferroviair­es et routiers. Parfait promontoir­e pour l’ONST, alors même que les organismes rejettent l’idée du trafic motorisé individuel. Si l’automobile se fait encore rare et onéreuse, elle représente déjà de nouveaux avantages pour le voyageur qui veut prendre la route dans un cadre agréable et confortabl­e. Un terrain de jeu fertile pour Herbert Matter qui immortalis­e la sinuosité du tracé et crée du sublime, jouant sur la dramatisat­ion des paysages, les perspectiv­es, la géométrisa­tion des espaces, les contrastes de lumière.

Le photomonta­ge, bluffant de réalisme pour l’époque, fait ainsi la part belle à une route pavée, large et rectiligne, qui promet une

conduite rapide et fluide. Matter joue sur la profondeur de champ, la faisant rétrécir pour inviter le touriste à emprunter, au bout, une route serpentine (aux allures de via Tremola, fameuse route du St-Gothard, monument helvétique) qui promet de conquérir le Doldenhorn. En toile de fond, le ciel bleu, dégagé de toute nébulosité, valorise la blancheur immaculée de ce sommet des Alpes bernoises, imposant ses reliefs et sa magnificen­ce. L’effet débullé de la compositio­n et l’accroche en diagonale avec la typo rouge sans serif, achèvent de raconter cette trépidante aventure en quatre roues, entre réalité et imaginaire. Le regard du spectateur change; les massifs montagneux deviennent désormais accessible­s et à la portée de tous.

SUCCÈS IMMÉDIAT

Dans cette course aux meilleurs itinéraire­s touristiqu­es alpins, l’ONST prend ici tout le monde de court et «popularise dès les années 1930», comme le rappelle le Museum für Gestaltung Zürich (lieu de référence pour découvrir l’oeuvre de Matter), «une esthétique progressis­te, qui marquera le modernisme graphique à l’échelle internatio­nale après la Seconde Guerre mondiale». Pour Herbert Matter, la reconnaiss­ance internatio­nale est immédiate, l’amenant à s’installer aux États-Unis. Il a collaboré au fil du temps avec des magazines de mode, comme Vogue et Harper’s Bazaar sous la direction artistique du légendaire Alexey Brodovitch, et les architecte­s-designers iconiques Charles et Ray Eames. Il a conçu des affiches pour la Container Corporatio­n of America, a imaginé l’identité visuelle du grand fabricant de mobilier Knoll, a eu comme clients le Musée d’Art Moderne (MoMA) et le Musée Guggenheim à New York. Il fut également professeur d’arts graphiques et de photograph­ie à l’Université de Yale. Un parcours jalonné de rencontres et de collaborat­ions emblématiq­ues. Loué par la profession mais dont le nom reste encore méconnu du grand public, Herbert Matter a reçu un an avant sa mort la prestigieu­se médaille AIGA, distinguan­t les grands talents de la conception graphique et de la communicat­ion visuelle.

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 ??  ?? Herbert Matter au travail, en 1939, à New-York, sur le chantier du pavillon suisse de l’Exposition universell­e – pavillon dont la conception lui avait été confiée.
Herbert Matter au travail, en 1939, à New-York, sur le chantier du pavillon suisse de l’Exposition universell­e – pavillon dont la conception lui avait été confiée.

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