Rock & Folk

RORY GALLAGHER

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Pour évoquer le glorieux souvenir de l’homme à la vétuste Stratocast­er disparu il y a 19 ans exactement,

qui de plus qualifié qu’un autre frère Gallagher ? En l’occurrence Dónal, cadet et manager du guitariste. Nous sommes en 2014 et le souvenir du guitariste gaélique est encore bien présent. Un homme, dans l’ombre, veille sur la flamme avec un soin tout particulie­r : Dónal Gallagher, frère du défunt et son manager de toujours. Avec une rare amabilité et une précision stupéfiant­e, il est revenu sur les grandes étapes de la carrière de Rory Gallagher. La mémoire vivante, au sens propre, du héros Irlandais des seventies.

PAR JONATHAN WITT

ROCK&FOLK : Quand avez-vous décidé de devenir le manager de Rory ? Dónal Gallagher : Ce n’était pas vraiment ma décision, et c’est un long processus. Rory et moi étions les deux seuls enfants de la famille. Nos parents étaient musiciens. Il y avait donc toujours de la musique à la maison. Puis les choses ont commencé à devenir compliquée­s en Irlande du Nord et, comme ma mère était originaire de Cork, elle nous a emmenés làbas. On ne voulait pas trop y aller, alors pour compenser, elle a promis à Rory de lui acheter une guitare. Ensuite il a découvert Lonnie Donegan vers huit ou neuf ans. Nous vivions à Derry et il y avait une base de la Navy de l’autre côté du fleuve, qui possédait ses propres ondes radio et diffusait donc du jazz et du blues. En grandissan­t, il ne pouvait pas trop jouer du rock and roll, parce que c’était mal vu par le clergé, mais les Everly Brothers, ça passait. Il me faisait monter sur scène pour chanter les harmonies, du coup je le suivais à tous ses concerts. Au bout d’un moment, quand il s’est mis à jouer sa propre musique, j’ai commencé à porter les amplis, les guitares, alors que j’aurais dû être à l’école. Ensuite il a été dans des showbands, et j’ai décroché une place comme DJ dans les clubs de Cork. Quand il a formé Taste, je l’ai aidé à se faire programmer dans les salles de la ville. Je suis devenu par la force des choses une sorte de road manager pour le groupe. Taste est parti pour Belfast, puis Londres. Quand Rory a démarré une carrière solo, il ne voulait pas que l’on s’occupe de lui. Mais il fallait bien que quelqu’un parle aux maisons de disques lorsqu’elles se pointaient à l’hôtel. Je suis donc devenu leur contact privilégié. Ça n’a jamais été vraiment officialis­é, mais c’était ainsi. R&F : Donnez-nous plus de détails sur votre enfance avec Rory... Dónal Gallagher : On a passé notre enfance à Derry, qui n’était pas exactement l’endroit le plus à la mode. L’Irlande était divisée, mais on avait les derniers films, et la radio était plus libérale que dans le Sud. Rory était littéralem­ent obsédé par la musique. Je ne me rappelle pas qu’on jouait avec les autres enfants dans la rue. A Cork, on est devenus encore plus proches parce qu’on ne connaissai­t personne. Il y avait de grandes différence­s entre le Nord et le Sud et on a dû s’adapter. Rory était tout le temps en train de s’exercer sur sa guitare. Pendant des heures, après l’école. Ma mère et ma grandmère se demandaien­t ce qu’il fabriquait tout ce temps. R&F : Comment est-il devenu amateur de blues ? Dónal Gallagher : Grâce aux stations de radio américaine­s. Rory adorait le jazz, contrairem­ent à moi. Il y avait cette émission à la BBC de Chris Barber qui durait une heure : on y a entendu Lonnie Donegan, Woody Guthrie, Sonny Terry & Brownie McGhee... On a tout découvert grâce à la radio, vu que les groupes ne venaient jamais en Irlande. On doit beaucoup à Chris Barber, qui a également fondé le Marquee et le 100 Club. Quand Rory est parti à Londres, il y a vu Muddy Waters, Albert King, Jimmy Rogers et Long John Baldry. Il était également fan de Buddy Holly, d’où sa fameuse Stratocast­er d’ailleurs.

Réaction du public

R&F : Parlez-nous des années Taste... Dónal Gallagher : Il y a eu plusieurs formations de Taste. Les premiers gars, Rory les a rencontrés à Hambourg, où il y avait une très bonne scène, sauf qu’ils n’étaient pas spécialeme­nt passionnés par la musique. En revenant à Cork, il s’est associé avec Eric Kittringha­m et Norman Damery, et ensemble ils jouaient dans les clubs où je travaillai­s. Ils sont devenus le plus gros groupe de Cork. Rory a décidé de s’implanter à Belfast où il y avait plus de salles de concert, comme le Maritime où Van Morrison avait débuté. Taste s’y produisait régulièrem­ent en première partie des groupes qui venaient d’Angleterre : John Mayall, Cream, Fleetwood Mac, Jethro Tull... Ces derniers n’étaient pas si connus en Irlande, d’où le fait que les organisate­urs les associaien­t avec un groupe local — Taste en l’occurrence — pour attirer davantage de monde. Ils ont sympathisé et, quand ces groupes revenaient à Londres, ils parlaient de Taste positiveme­nt. C’est ainsi que Rory s’est retrouvé à jouer au Marquee. Puis le bouche à oreille a fonctionné. On avait notre nom dans le Melody Maker, dans la case du Marquee et lorsque les autres patrons de salles voyaient ça, ils se disaient que les Taste valaient sûrement la peine. Chris Barber leur a également permis de jouer dans des festivals de jazz, à Reading et en Ecosse. Ils sont revenus en héros à Belfast, parce qu’ils avaient signé avec Polydor. A ce moment, les tensions ont commencé : les deux autres gars étaient du Sud et unionistes, alors que Rory était républicai­n. R&F : Taste a aussi joué avec Blind Faith ? Dónal Gallagher : Oui, tout a commencé au moment de Cream, qui avait joué trois ou quatre fois à Belfast. Rory et Eric sont devenus potes et il connaissai­t déjà Jack Bruce du temps de Hambourg où il jouait avec la Graham Bond Organisati­on. Lorsqu’ils ont donné leur dernier concert au Royal Albert Hall en 1968, les Cream ont invité Taste pour assurer leur première partie. Ensuite, Robert Stigwood, qui était leur manager, voulait que Rory forme un trio avec Jack et Ginger. Rory trouvait l’offre très alléchante mais n’a pas donné suite, car il ne voulait pas devenir un second Clapton pour le reste

“Rory n’a jamais eu de

petite amie. Toutes les filles espéraient le séduire, mais

pour lui la musique était une vocation”

de sa carrière. Eric a de son côté formé Blind Faith dont le management était partagé entre Robert Stigwood et celui qui s’occupait de Steve Winwood. Du coup, Taste a été invité à ne faire que la moitié des dates, six semaines. C’était une tournée curieuse parce que Blind Faith semblait déjà condamné. La première nuit où nous sommes arrivés à New York, Taste n’a pas joué mais nous sommes allés voir Blind Faith au Madison Square Garden. On a entendu que le public réclamait des morceaux de Cream ou de Traffic puisqu’ils ne connaissai­ent pas l’album dont la sortie avait été retardée. Au Madison Square Garden, la scène était au centre de la foule et tournait sur elle-même, le son était affreux. Quand il est retourné en coulisses, Ginger Baker était furieux. De toute façon, Eric avait plus ou moins déjà décidé que c’était fini. Sur la tournée, il y avait Delaney And Bonnie, avec qui Clapton allait lancer le projet Derek And The Dominoes. Mais pour Rory, c’était une éducation fantastiqu­e, parce qu’il a croisé JJ Cale, Dave Mason et qu’il parlait avec eux de musique country. On a donné aussi quelques concerts en notre propre nom, à Los Angeles, je me souviens que les Led Zeppelin s’étaient pointés dans la salle et que toutes les groupies les poursuivai­ent (rires).

R&F : Le dernier concert de Taste a eu lieu à l’île de Wight... Dónal Gallagher : Rory avait des soucis avec le manager, sans compter que la situation financière du groupe n’était pas florissant­e. Ce dernier a commencé à instaurer un climat délétère, disant aux deux autres que Rory les spoliait financière­ment, ce qui était évidemment faux. Ils sont donc partis pour former Stud. Concernant le concert en lui-même, je me souviens que le temps était magnifique. Les Taste avaient cet avantage qu’ils avaient déjà joué en France, en Allemagne, un peu partout en Europe, et avaient donc un certain following. Et puis, de nombreux combos jouaient de la musique de hippie : les gens en avaient marre et voulaient du rock and roll. C’était le vendredi, la foule était en forme. Rory a eu du temps, et a même pu honorer un second rappel. Ce qui était formidable, c’était la réaction du public, je n’avais jamais vu ça. Après le concert, Rory a insisté pour rester afin de voir Tony Joe White... On travaille toujours pour sortir la prestation complète en film. Les droits appartienn­ent à Polydor. R&F : Parlons de l’album “Tattoo”, l’un des meilleurs disques studio de Rory. Vous souvenez-vous de l’enregistre­ment ? Dónal Gallagher : Rory tournait en permanence à ce moment-là. Il a décidé, pour une fois, de prendre un peu de temps pour répéter les nouveaux morceaux. J’ai loué une baraque à Cork, près d’une rivière. Ensuite, on est allés à Londres pour enregistre­r. “Tattoo’d Lady” par exemple, puise son inspiratio­n dans notre enfance. Rory adorait les fêtes foraines et nous habitions pas très loin d’un endroit où les cirques s’installaie­nt. Il aimait bien la façon dont les troupes arrivaient, puis disparaiss­aient. Il y a un parallèle avec sa propre vie. R&F : Après “Tattoo”, il y a eu le fameux live “Irish Tour”. Comment ça s’est passé ? Dónal Gallagher : La tournée s’est déroulée de 1973 à 1974. C’étaient les pires années à Belfast. Rory n’avait jamais dit vouloir faire un album live. On a tourné des bouts de films pour le documentai­re de Tony Palmer. Il était prévu qu’on utilise le studio mobile de Ronnie Lane à Belfast mais on nous a dit qu’il risquait de subir une attaque à l’explosif. J’ai donc dû improviser une console de mixage. C’était assez primitif, mais ça a bien fonctionné. Ensuite on a pu utiliser ce studio mobile, d’où le fait que certains titres soient proprement captés et d’autres non. R&F : En 1976, Rory a enregistré “Calling Card” avec Roger Glover... Dónal Gallagher : En effet, ça s’est passé à Munich. Je ne suis pas resté très longtemps parce que Rory souhaitait travailler avec Roger sans interféren­ce. Celui-ci venait d’avoir un enfant et le studio n’était disponible que dix jours, donc tout devait se faire rapidement. Rory était très énervé de ce manque de temps, parce qu’il voulait aussi peaufiner le mixage. La personnali­té de Rory était également en train de changer, il devenait de plus en plus mélancoliq­ue. Il n’y a qu’à écouter la chanson “Edged In Blue”... R&F : On sait que Rory a failli rejoindre les Rolling Stones. Que s’est-il passé ? Dónal Gallagher : C’était en janvier 1975. On était à Cork et j’ai reçu un coup de fil à minuit et demi. Un type demandait comment il pouvait trouver Rory Gallagher. On était un peu suspicieux, parce qu’il y avait pas mal d’enlèvement­s à cette époque. En fait, c’était un gars du staff des Rolling Stones. Rory était déjà au lit, je suis allé le réveiller mais il ne m’a pas cru et n’est pas venu. Je l’ai supplié et il a enfin daigné se déplacer. Le gars voulait que Rory vienne jammer. On savait que Keith Richards l’adorait, car ils étaient tous deux fans de country, de Hank Snow, des gens comme ça. Mick Jagger avait aussi dit dans un magazine que Rory méritait plus de reconnaiss­ance. Rory a donc accepté d’aller à Rotterdam et devait partir pour une tournée au Japon au bout de quelques jours. Il n’a jamais voulu que je l’accompagne, il pensait seulement jouer un peu avec les Stones pour le plaisir, et certaineme­nt pas remplacer Mick Taylor. Il n’avait pas cette ambition. Quand il est arrivé à Rotterdam, il neigeait et Marshall Chess Jr, le manager des Stones, l’a accueilli en lui disant : “Bienvenue chez les Rolling Stones. Tu es leur nouveau guitariste. On est ravis que tu aies accepté de rejoindre le groupe... Mais où est ton manager ?” Rory lui a répondu : “Je ne viens que pour une jam session, je dois partir en tournée au Japon dans quelques jours.” Après, c’était assez bizarre. La première nuit, Keith a mis du temps à venir et ne s’est pointé que lorsque Rory a improvisé sur “Hot Stuff”, “Miss You” et “Start Me Up” — j’espère qu’un jour on retrouvera les bandes — en clamant que c’étaient “ses riffs”. La dernière nuit, Mick a dit à Rory : “J’aimerais beaucoup que tu sois dans le groupe. Keith voudrait te parler. Il est dans sa chambre.” Rory y est allé, la porte était grande ouverte, et Keith comatait, complèteme­nt défoncé, sur son lit. Il a essayé de le réveiller, en vain. Il est resté toute la nuit comme ça, puis il est allé prendre son avion pour Tokyo à dix heures du matin.

Les guitares de Rory

R&F : Dans ses chansons, Rory parle souvent de solitude, d’amours perdues. N’est-ce pas paradoxal avec son statut de star ? Dónal Gallagher : Oui, c’était étrange. Je pense qu’il faut revenir à son adolescenc­e, qu’il a passée avec des groupes profession­nels. De ce fait, il n’a jamais eu de petite amie. Toutes les filles espéraient le séduire, mais pour lui la musique était une vocation. Tel un moine. Il ne développai­t pas d’amitiés en dehors du groupe, n’allait jamais au cinéma, ne faisait pas la fête. Il était très solitaire. Quand il est arrivé à la trentaine, il avait presque perdu toute faculté de nouer une relation. J’étais marié, j’avais des enfants qu’il considérai­t d’ailleurs comme les siens. Mais sa vie était sens dessus dessous, et j’essayais de concilier les deux. Ce n’était pas facile parce qu’il ne prenait jamais de vacances, il vivait à l’hôtel, il déprimait... Il ne laissait même plus entrer les femmes de ménage. R&F : Qu’est-il advenu de sa fameuse Stratocast­er ? Dónal Gallagher : Elle est toujours en ma possession, à Londres, comme orpheline. Mes garçons jouent avec, en particulie­r le petit dernier qui est très doué. Johnny Marr et Joe Bonamassa font partie des derniers à l’avoir utilisée. Ils étaient comme des gamins avec.

Album “Kickback City” (Sony Music) Discograph­ie complète disponible chez Sony Music

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