Rock & Folk

THE BLACK KEYS

Fort du succès de leur récent “Turn Blue” des deux côtés de l’Atlantique, les Black Keys arrivent en Europe pour une tournée des festivals qui s’annonce triomphale.

- PAR ERIC DELSART

On a attrapé la caravane des Black Keys quand elle est passée à Paris au tout début de l’été et questionné, lors d’un entretien croisé, Dan Auerbach et Patrick Carney sur leur approche de cette vie nomade et singulière. L’occasion pour nous de mesurer avec eux le chemin parcouru depuis leurs modestes débuts et de découvrir de l’intérieur le fonctionne­ment d’un des plus grands groupes du moment. Routine, adresses préférées, discipline de vie : plus que leur musique, une visite dans l’envers du décor des Black Keys révèle des traits inattendus de leurs personnali­tés. Où l’on découvre Dan Auerbach le boxeur bohème et Patrick Carney, le gastronome taciturne.

ROCK & FOLK : Vous êtes actuelleme­nt en tournée pour promouvoir la sortie de “Turn Blue”. Quelle est votre feuille de route ? Dan Auerbach : Je n’en ai aucune idée. Il faut demander à Pat, il est doué pour les chiffres et les dates. Patrick Carney : On est là pour 37 jours. Comme c’est une tournée des festivals, on joue essentiell­ement des vendredis, samedis et dimanches. On donne 23 shows. On va en Allemagne, puis aux Pays-Bas, en Angleterre, France, Belgique, Allemagne de nouveau, Croatie, Pologne, Portugal... Un peu partout en Europe jusqu’au 23 juillet. Ensuite on reste cinq semaines à la maison, puis on part en tournée américaine. Ce qu’on essaie de faire en général, c’est trois semaines de concerts et deux semaines de repos. Là c’est compliqué parce qu’on fait une tournée des festivals européens. R&F : Comment voyagez-vous ? Patrick Carney : En bus. Nous avons quatre bus pour cette tournée. Il y en a deux pour l’équipe technique, parfois trois. On peut mettre entre 8 et 12 personnes dans un bus, ça dépend. Il y a deux bus avec des chambres à coucher à l’arrière. C’est là qu’on dort, avec notre manager Jim Runge, nos musiciens et les agents de sécurité. R&F : Combien de personnes voyagent avec vous ? Patrick Carney : On est toujours de plus en plus nombreux, mais on aimerait que ça reste stable. Si on compte jusqu’aux chauffeurs de bus, on arrive à une cinquantai­ne de personnes... R&F : Pour une si longue tournée, qu’emportez-vous avec vous ? Patrick Carney : Je fais tout à la dernière minute. A vrai dire, c’est ma femme qui me prépare mon sac. J’ai emporté deux livres avec moi : un de Raymond Chandler, et un livre d’histoire des Amériques. Surtout, j’ai mon iPad, empli de dizaines de séries et documentai­res. J’ai du Xanax, mon téléphone, un appareil photo... C’est le strict nécessaire de ce qu’il faut emporter en tournée, même si d’habitude je ne prends pas d’appareil photo. Avant d’être dans le groupe, j’étudiais la photograph­ie, j’aimerais m’y remettre. Dan Auerbach : J’emporte mon ordinateur, quelques 45 tours et une platine portable. J’essaie de voyager léger. J’ai pris plein de séries, je me refais tous les Sopranos, The Wire, des trucs comme ça. J’ai une caisse qui contient environ 120 disques, j’ai laissé un peu de place dans la boîte au cas où, mais comme nous faisons des festivals, nous allons être peu en ville. Quand on fait des villes, j’emporte une corde à sauter et des gants de boxe. Je vais dans des clubs de boxe, il y en a dans chaque grande ville. Du moment que ça ne ressemble pas à un de ces trucs de MMA ( combat libre assez violent – NdA), ça va. S’il y a de la peinture de camouflage sur les murs, j’évite aussi (rires). R&F : Avez-vous le temps de faire du shopping en tournée ? Patrick Carney : Je n’achète jamais rien en tournée. Ça ne m’intéresse pas. Ma veste en cuir, je la porte quasiment tous les jours depuis quatre ans. La seule chose que je pourrais éventuelle­ment acheter, ce serait un magnétopho­ne à bande, parce que j’en ai besoin d’un. Dan, par contre, fait beaucoup d’achats. Dan Auerbach : Mon road guitare travaille avec moi depuis 8 ou 9 ans. On n’a plus vraiment besoin de faire de balance, donc quand on se lève, je n’ai pas besoin d’être à la salle de concert avant la fin d’après-midi. Souvent je vais voir les disquaires, je bois un café, je vais à la salle de boxe. Il y a des disquaires chez qui je vais depuis une décennie. J’y passe chaque fois que je suis en ville, je connais les patrons et ils ont toujours des trucs de côté pour moi, ils savent ce que j’aime. C’est comme ça que j’achète la plupart de mes disques. Je viens de passer à Deadly Dragon Sound, à Chinatown à New York, il m’avait mis une pile de 45 tours de dub et rub-a-dub de côté, des trucs géniaux.

“Si quelqu’un déconne dans le bus, ça me rend dingue”

R&F : Combien de guitares emportez-vous ? Dan Auerbach : Quatre ou cinq, avec des accordages différents. Avant j’achetais du matériel en tournée, j’allais dans les magasins de musique, mais aujourd’hui j’ai assez de guitares pour une seule vie.

Comme dans un cocon

R&F : Quelle musique emportez-vous dans le bus ? Dan Auerbach : Je les trie par genre : garage, soul et vieux disques jamaïcains. Quand je m’ennuie, je les classe par bpm, je fais le nerd. J’emporte des disques importants pour moi. Ils m’inspirent. Ils me rappellent pourquoi j’aime la musique, ce qui n’est pas toujours évident quand je suis à un festival... Patrick Carney : La règle dans le bus, pour moi, c’est : occasionne­llement il y a de la musique, la plupart du temps on passe des films, mais surtout on n’emmerde pas les autres. C’est quelque chose auquel je fais très attention, que chacun ait son propre espace. J’ai grandi avec trois frères, donc j’ai l’habitude de ces situations. Si quelqu’un déconne dans le bus, ça me rend dingue. C’est la seule raison pour laquelle je pourrais me battre. Si quelqu’un parle au téléphone dans les couchettes, je peux lui casser la gueule. C’est important de pouvoir trouver le sommeil en tournée. Les couchettes, c’est sacré. R&F : Quel serait votre moyen de transport idéal pour tourner ? Patrick Carney : Si je pouvais, je ferais tout en voiture. Le van me manque. Bon, ça ne me manque pas de me lever tôt et de ne pas dormir assez. La chaleur et le bruit non plus. Mais j’adore le fait de pouvoir tout voir, de vraiment observer ce qui se passe. Dan Auerbach : Si j’avais à choisir le mode de transport idéal, je choisirais l’avion privé. Pas l’avion à hélice, le jet. On l’a fait une fois, c’est incroyable, tu arrives en voiture, tu te gares à côté de l’avion et tu décolles. Pas besoin de faire la queue à l’aéroport. Par contre, ça coûte très cher... R&F : Vous dormez dans le bus ? Patrick Carney : Quand on a un jour libre, on se prend une chambre d’hôtel. Sur 37 jours, on passe sept nuits à l’hôtel. Mais ça ne me dérange pas de dormir dans le bus. Avant c’était hôtel tous les jours. Il n’y avait que Dan, notre manager et moi. Tous les trois entassés dans la même chambre. Lever à 8 heures le matin parce qu’on avait huit heures de route en van avant le prochain concert. On a fait ça les six premières années de notre carrière, mais quand on a eu un bus en 2008, ça a été génial. Dan Auerbach : Ce que j’aime avec le bus, c’est qu’ils conduisent pendant qu’on dort. En général,

“Je suis devenu une sorte d’expert du cheeseburg­er”

quand on se réveille, on est déjà dans la ville. Je ne dors nulle part aussi bien que dans le bus. On est dans cette couchette, on tire les rideaux, il fait complèteme­nt noir, comme si on était dans un cocon. C’est génial, c’est comme être de retour dans le ventre maternel. R&F : Arrivez-vous à écrire en tournée ? Dan Auerbach : J’ai une guitare dans le bus mais je n’arrive pas à écrire sur la route, il se passe trop de choses, il y a trop d’interrupti­ons, et c’est impossible d’écrire sur scène pendant les balances. J’ai besoin de solitude. Créer est quelque chose d’intime, et quand on est entouré par cinquante personnes, ce n’est pas possible.

Une année de folie

R&F : Que pensez-vous des festivals ? Patrick Carney : Ça peut être cool. J’aimais l’époque où on jouait plus tôt, les festivals étaient bien plus amusants. On retrouvait les autres groupes, on traînait avec eux. Maintenant on doit attendre jusque très tard pour jouer. Je préfèrerai toujours nos propres concerts. Dan Auerbach : Les festivals, ça paie très bien. A côté de ça, le public n’est jamais aussi bon qu’à un de nos propres spectacles. Pour la première fois, nous sommes des têtes d’affiche, alors ce sera différent, peut-être que les gens seront excités de nous voir. On joue dans des festivals depuis tellement longtemps qu’on en a une vision particuliè­re. On a commencé tout en bas de l’affiche, on était ce groupe qui jouait à midi devant personne. Une tournée des festivals, c’est drastiquem­ent différent des autres tournées. On ne quitte jamais le bus. On se réveille, on est dans un champ au milieu de nulle part. Souvent la première chose que je demande le matin quand je me lève c’est : “Où sommes-nous ?” Tous les festivals se ressemblen­t, ils sont soit boueux, soit poussiéreu­x. Du coup ça m’arrive parfois sur scène de ne pas être sûr d’où je suis, donc je ne dis aucun nom de ville, je n’ai pas envie d’être ce mec qui se trompe. Quand on donne 130 concerts dans l’année, ça peut arriver. Surtout quand on fait des festivals et qu’on ne voit pas la ville. R&F : Gardez-vous une trace de vos tournées passées ? Dan Auerbach : Oui, nous avons une liste de tous les concerts que nous avons donnés. Pat peut d’ailleurs tout lister de mémoire, il est comme Rain Man. Il se souvient des dates. Patrick Carney : Je n’ai pas vraiment besoin d’archives, je me souviens probableme­nt de chaque concert qu’on a donné. Ça peut prendre une minute, le temps que je retrouve la chronologi­e...

R&F : Alors on vous soumet au test : quelle année a été la plus active pour les Black Keys ? Patrick Carney : 2003. On a commencé en ouverture de Sleater-Kinney trois semaines, puis on a fait notre propre tournée de deux semaines. Ensuite “Thickfreak­ness” est sorti et on est partis pour cinq semaines. Nous sommes repartis deux semaines en Angleterre, puis deux autres sur la côte Ouest américaine. Nous sommes revenus en Angleterre pour une séance avec John Peel, avant d’aller en Norvège. On est rentrés chez nous quelque temps avant de reprendre l’avion pour l’Europe. On y est restés quelques semaines avant de tourner aux USA en première partie de Beck, puis on est retournés faire une Peel Session en Angleterre... Bref, ça a été une année de folie, et tout ça on l’a fait en van. C’était brutal. On ne pouvait plus se supporter. Dan écoutait la radio trop fort, ça me faisait péter les plombs. Après ça, on a tellement été traumatisé­s qu’en 2004 on n’a très peu joué, on a levé le pied. R&F : Vous avez fait un dernier clin d’oeil à cette période avec la pochette d’ “El Camino”. Un brin de nostalgie ? Dan Auerbach : Les déplacemen­ts en van, ça pouvait aller. On se relayait au volant. On avait installé une banquette à l’arrière avec un oreiller et un sac de couchage. Pat conduisait de nuit, moi de jour, mais c’était la ruine. Personne ne gagnait d’argent, c’était insensé. On terminait les tournées plus pauvres qu’au départ. Je ne comprends pas comment on faisait parce qu’il n’y avait aucun autre bénéfice que le fait de jouer. On dormait dans des chambres d’hôtel miteuses à l’extérieur de la ville, du coup on partait vite après les concerts et on ne profitait pas forcément du style de vie du musicien. On ne faisait partie d’aucune scène. R&F : Avez-vous vos habitudes en tournée, des rituels ? Patrick Carney : Ma journée est bien balisée, le premier truc qu’on fait c’est la balance, vers 15 h 30 en général. On mange vers 17 h – 17 h 30, puis je fais une sieste ou je regarde un film. Puis vers 19 h 30, je me lève, je signe des papiers. Puis on va sur scène vers 21 h 30. Une fois le show terminé, je prends une douche et je vais boire quelques coups. On n’est plus aussi fous que quand on avait 23 ou 24 ans mais, quand on est à New York, Londres ou Paris, il est probable qu’on sorte après le concert. Parfois on traîne avec l’équipe, certains retournent au bus voir des films, mais quoi qu’il en soit je me couche vers 3 h 30. Le lendemain je me réveille entre 13 h 30 et 15 heures. Dan Auerbach : Je fais quelques vocalises avant de monter sur scène, c’est tout. Je ne suis pas superstiti­eux, je n’ai pas de rituel. En revanche, j’ai mes repères, je vais manger aux mêmes endroits, je visite toujours les mêmes amis. Et quand on tourne aux Etats-Unis, j’emporte ma moto dans une remorque. Je ne l’ai pas fait en Europe. La conduite ici est folle, certaines rues sont incompréhe­nsibles, c’est trop confus. Regardez la Concorde ! C’est de la folie furieuse. R&F : Quelles sont vos adresses fétiches ? Dan Auerbach : Quand on vient à Paris, on mange toujours au même restaurant. Ça doit faire six ans qu’on y va à chaque fois. C’est très français, le patron est fou, très bavard. C’est de la cuisine familiale. Patrick Carney : Dans chaque grande ville où on joue, on a une cantine où manger. Dis-moi une ville, et je te donnerai une adresse. Je suis devenu une sorte d’expert du cheeseburg­er désormais. A New York il y a le restaurant japonais Ippudo que j’adore. A Los Angeles, on trouve des tacos dingues et le meilleur sushi du monde (en dehors du Japon) s’y trouve certaineme­nt. Paris est ma ville préférée pour manger. Il y a un endroit où nous allons à chaque fois pour le repas d’après-concert : Les Gourmets des Ternes ! R&F : Comment gardez-vous contact avec votre famille ? Dan Auerbach : Grâce à mon téléphone. J’utilise Facetime quand le signal wi-fi le permet. C’est rarement le cas en festival... Patrick Carney : J’envoie des SMS, en général. J’envoie des mails à ma femme et mon frère, c’est à peu près tout. Je communique peu.

“Je ne dis aucun nom de ville, je n’ai pas envie d’être ce mec qui se trompe”

Galérer comme un idiot

R&F : Quel est votre meilleur souvenir de concert ? Patrick Carney : On a toujours des meilleures réactions en Europe. Par contre, en Belgique et aux Pays-Bas, le public est bien trop sage, il ne réagit qu’à la fin des morceaux. On a arrêté de jouer au Japon, les foules étaient vraiment trop bizarres. On n’y est pas retournés depuis dix ans. Le meilleur public qu’on ait eu ces dernières années était à Portland, dans le Maine. Ne me demandez pas pourquoi mais le public ce soir-là était dingue. Dan Auerbach : Depuis quelques années, on joue dans des salles de plus en plus grandes. C’est dommage parce qu’on ne joue plus dans ces salles moyennes qui sont très cool. En général la meilleure expérience ne vient pas de l’endroit mais du public. A Portland, le public était fou. C’était dans un gymnase et il n’y avait que des jeunes gens furieux qui passaient par vagues au-dessus des barrières de sécurité. Des vagues et des vagues de crowdsurfe­rs. C’était épique, il y avait une telle énergie. Et puis il y a le Madison Square Garden à New York. C’était un rêve. Mon père allait voir des concerts là-bas quand il était adolescent. Il y a vu tout le monde : Jefferson Airplane, Captain Beefheart... Je l’ai fait venir par avion quand on y a joué. On peut jouer dans de plus grandes salles de concert, mais le Madison Square Garden c’est spécial. R&F : Et votre pire souvenir ? Patrick Carney : En 2002, on était allés faire un concert à Champaign dans l’Illinois. On était en première partie du Reverend Horton Heat. Venant de l’Ohio, ça signifiait qu’on mettait 8 heures pour venir gagner 50 dollars. Après le premier morceau, ma pédale de grosse caisse s’est cassée. Je n’en avais pas d’autre, à l’époque je n’avais même pas les moyens de m’en offrir une qui ne soit pas pourrie. J’ai récupéré celle du Reverend Horton Heat, son batteur utilisait une pédale double, je n’ai pas réussi à la démonter de sa batterie et ils ne m’ont pas aidé, ils m’ont regardé galérer comme un idiot. J’ai joué tout le concert sans grosse caisse, uniquement avec les toms. Huit heures de route pour ça... R&F : Avez-vous déjà connu des moments à la Spinal Tap ? Dan Auerbach : Tous les jours il se passe un truc embarrassa­nt. Je dois me surveiller en permanence. Je me sens stupide quand j’appelle le room service ou quand quelqu’un veut porter mes bagages. Cette vie est tellement ridicule, il n’y a aucun moyen de la rendre normale. Si on commence à gagner sa vie en faisant de l’art — peu importe lequel — on s’approche dangereuse­ment de certains clichés Spinal Tap. Quand on commence à se plaindre de la nourriture dans les loges, on se dit : Zut, j’y suis...

Album “Turn Blue” (Nonesuch/ Warner)

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