Rock & Folk

Nous y passions la nuit en attendant le premier métro

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Connaissan­t Leproux par mes activités dans Best, je lui arrachais une programmat­ion, pour moi comme pour Métal. On ne pouvait passer au Tremplin (puisque j’étais déjà un pro, n’est-ce pas...), nous n’étions pas encore dignes d’être programmés un week-end. Ce fut donc un set le vendredi soir. Après le Tremplin. Ou Métal, eux, étaient programmés. Nous arrivons. Tout barda punk dehors. Cuir, chemises déchirées et tout le saint-frusquin. Et ce fut un scandale. Un Hernani ! Une bagarre générale. Pendant mon set, comme celui de Métal, notre bassiste Mental Job (futur Louis de Prestige) dût assurer le coup de poing. Cela, il savait faire... Leproux était débordé. Les babas tardifs du lieu étaient estomaqués et furieux. Le punk, malgré quelques programmat­ions de Bijou, il me semble, allait devoir attendre de longs mois pour réapparaît­re dans l’endroit. Bientôt pourtant, nous jouâmes le week-end. En bonne et due forme. Une vraie date ! Mais je me fâchais avec Henri. Nous avions été programmés ce soir-là à un autre endroit, plus tôt dans la soirée... Nous avions doublé et Monsieur Henri n’avait pas apprécié... Après tout, c’était une pratique courante pour les groupes sixties ! Murators avec Legovic/ Chamfort, Sharks ou King Set/ Jonasz. Pourquoi pas nous ? Et puis le Golf ferma.

Monsieur Henri ? Racontons donc l’histoire. Quelques mois après qu’une plaque a été apposée à l’endroit historique, Monsieur Leproux nous a quittés. Triste mais guère étonnant. Monsieur Leproux a toujours été plus vieux que tout le monde. Même pour Johnny et Eddy, il avait été un papa. Né à Paris (et là, on a envie de dire Paname), en 1928, dans le 10e arrondisse­ment, Monsieur Henri est donc un enfant de la guerre. Qui ne pouvait qu’être fasciné ado par les Américains, leur jazz, leurs chewing-gums et leurs manières de libérateur­s. Presque aussi impression­nants que Maurice Chevalier, Arletty ou Mistinguet­t, ces monstres sacrés. Ces idoles-là, son père, taxi de nuit, lui en rebat les oreilles. Il aurait eu, n’est-ce pas, le privilège de les trimballer. Pendant la guerre, la famille s’exile dans le Cher, revient à Paris... c’est le rationneme­nt et la débrouille. Henri est un peu voyou. Et se fait piquer. A quinze ans, il abandonne toute idée d’études et devient apprenti. Ou livreur chez un épicier (la bonne planque !). Selon l’humeur ou les opportunit­és. Les voisins de la famille, ce sont les dignes Monsieur et Madame Cahour, médecin et notables. Bien plus tard, la fille Claude allait épouser Pompidou. Ce qui n’a strictemen­t aucun rapport. Ou si. A la Libération, Henri Leproux voit passer les Américains et De Gaulle dans sa jeep. C’est la fête. Lui ne rêve désormais plus que de boxe. Lathuile, Marcel Cerdan. C’était ça ou l’existentia­lisme et faire le malin avec Juliette Gréco. Comme Sartre — justement — l’explique dans “L’Enfance D’Un Chef”, ces choses-là parfois ne tiennent qu’à un rien. Il y croit, s’entraîne et gagne même quelques combats. Las, l’armée l’appelle. Il se retrouve à Blois. Dans les transmissi­ons. Il s’y ennuie, évidemment, mais il y rencontre Doudou qui, dans le civil, est barman au Lido. Comme son père faisait avec Joséphine Baker ou Tino Rossi, Doudou lui raconte les stars et leur panache. Au Lido, n’estce pas... Rien que les Bluebells Girls et leurs romances (avec Marcel Amont et Elvis, bientôt. Si), ça fait rêver. Il veut entrer au Lido. Doudou essaye de le pistonner, sans succès. Démobilisé, Henri se retrouve chez Simca à travailler à la chaîne. Et puis... destin ! Un poste au Lido se libère. Il devient barman. Spécialist­e des cocktails et... fan. Il a sur lui un petit carnet avec plus de trois cents autographe­s. Mais Henri Leproux va se faire virer du Lido... Hélas. Il trouve, dépité, un petit boulot dans un golf miniature (en étage !) qui périclite. Il s’y ennuie ferme et drague la petite qui tient la caisse. C’est Colette. Elle deviendra Madame Leproux. Et cette caisse, elle ne la quittera jamais. Henri déborde d’idées pour sauver l’établissem­ent. Idées qu’il communique à la débonnaire propriétai­re, Madame Perdrix. Un temps, le Golf Drouot devient un salon de thé chic, le Cup Of Tea. Mais c’est un bide. Pourtant il y a une attraction. Un chanteur de charme. Henri Leproux lui-même, qui s’essaye au micro. Un temps, le lieu connaît une embellie et devient une sorte de restaurant à prétention­s. Il y a même la télévision ! Ce qui n’est pas fréquent à l’époque. On y croise parfois François Perrier, Jacqueline Maillan, Michel Emer. Mais bon... L’après-midi, l’endroit reste ouvert. Parfois quelques jeunes poseurs du quartier y passent, histoire de siroter un coca. Sur l’électropho­ne d’Henri, ils passent les tubes qui les fascinent et qu’ils ont réussi à se procurer via les soldats du SHAPE ou des magouilles avec l’Angleterre. Leproux laisse faire, même si les gamins le tannent quelque peu avec leur Elvis et leur Bill Haley. “Ces types aux Etats-Unis, ils cartonnent !” C’est une révolution. On est en 1958. tout est en place. Finalement Henri se lasse convaincre par Daniel Deshaye, par Claude Moine, par Christian Blondiau... la bande de la Trinité. Puisque ce sont eux. Henri est convaincu. Il lâche à madame Perdrix sa nouvelle grande idée. Faire du Golf une discothèqu­e pour jeunes. Ça n’existe pas. Tout est à faire. Absolute beginners. Et personne ne peut se douter alors à quel point tout cela est une friche prometteus­e. Faut-il évoquer Claude Piron et ses premiers succès, Danyel Gérard, le jeune Jean-Philippe Smet qui parle peu et vient à peine de débarquer au Golf — il laisse cela à Long Chris, les grandes dissertati­ons sur Hank Williams — mais tombe toutes les filles. Madame Perdrix, de guerre lasse, accepte. Mais ne lâche pas un rond. La première surboum du Golf est un triomphe. Enfin presque. Ils ont rameuté tous les copains. Et il faut dire que le patron des juke-boxes Seeburg a prêté à Henri un fabuleux objet... Tout le monde veut voir la bête et claquer des doigts devant. Et puis tout explose. Les millions de disques vendus par Richard Anthony, Johnny, les Chaussette­s, les groupes qui essaiment comme par magie. Le Golf est rénové pour laisser place à une petite scène. En 1961, Albert Raisner tourne au Golf sa première télé, Age Tendre Et Tête De Bois. Le reste appartient à l’Histoire. Il y eut même un label Golf Drouot. Des disques de Moustique comme des albums live (les Murators !), des best of de Tremplin (avec Pulsar et Tac Poum Système !). Et une chanson composée par Leproux. “Cocktail Boum”. Cet homme aura tout fait. Jusqu’en 1980. Ou on s’aperçoit subitement que le Golf a une licence d’alcool, bien sûr. Comme le Café d’Angleterre... Les deux endroits se touchent. C’est en principe interdit. En un premier temps, Henri ne s’inquiète pas trop. Jean-Pierre Bloch, ancien manager de Johnny devenu homme politique d’importance, va lui arranger cela. Que nenni. Personne ne bouge. C’est la fermeture administra­tive. Le Golf meurt et ne réussit pas, malgré plusieurs tentatives (au Bus, le Golf/ Kanterbräu... etc, et bref) à renaître ailleurs. Un peu grâce à Facebook, certains se battent dès 2010 pour que justice soit rendue. Et parviennen­t à leurs fins. On pose une plaque en présence des anciens survivants. Déjà trop affaibli, Monsieur Henri ne peut se déplacer. On n’a jamais su si, au fond, Monsieur Henri aimait le rock. Mais est-ce si important ?

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