Rock & Folk

Elliott Smith

“EITHER/ OR — EXPANDED EDITION” Universal (Import Gibert Joseph)

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C’était en octobre 2003. Elliott Smith allongeait d’une ligne la liste des suicidés du rock. Après Pete Ham et Tom Evans de Badfinger, Graham Bond, Richard Manuel, Ian Curtis, Adrian Borland, Kurt Cobain et tant d’autres — Chris Cornell vient de prendre la suite — Smith avait mis fin à ses jours avec une déterminat­ion hors du commun : il s’est tué à coups de couteau dans le coeur. Les amateurs de musique exceptionn­elle étaient en deuil. Smith était apparu en 1994 avec un premier album acoustique faisant l’effet d’un OVNI en pleine déferlante grunge. Son disque bricolé et chuchoté faisait preuve d’un courage dément en ces années de décibels et de hurlements. La presse le loua assez rapidement, son groupe parallèle Heatmiser fut rapidement oublié et l’auteur sortit un deuxième album (“Elliott Smith”) plus marquant encore l’année suivante. Mais lorsque débarqua “Either/ Or” en 1997, le choc fut grand. Nous étions désormais en pleine britpop et le petit génie se surpassait. “Either/ Or” ouvrait la palette instrument­ale de l’auteur et, bien qu’enregistré à droite à gauche, dans des appartemen­ts ou d’anciennes fermes reconverti­es en studio cheap, il était impossible de parler de lo-fi tant le disque, dans ses moindres détails, montrait une perfection absolue de toute évidence scrupuleus­ement réfléchie. Comment ce jeune homme au physique étrange, un peu disgracieu­x, pouvait-il accoucher d’une musique aussi belle ? Mais au-delà de la beauté même de ces chansons restait le mystère inhérent aux plus grands : comment avait-il inventé cela ? Parce que la musique de Smith, ces suites d’accords étranges, ne ressemblai­t à rien de connu, un peu comme celle de Black Francis chez les Pixies en leur temps. En d’autres termes, Smith était un styliste. On peut chercher, fouiller, on aura toujours du mal à lui épingler des influences. A la limite, on peut dire que parfois, il sonne comme un McCartney (ou un Lennon période “I’m Only Sleeping”) chanté par un Nick Drake contempora­in et américain. Mais ce serait encore une caricature : vingt ans plus tard, à l’écoute de “Either/ Or”, il est évident que l’art de Smith est le sien. De “Alameda” (que Beck joua à ses funéraille­s) à “Say Yes” en passant par “Ballad Of Big Nothing” (un brin Big Star), “Rose Parade”, “Pictures Of Me” ou “Between The Bars”, cette splendeur qui compte parmi les plus belles chansons du monde (de toutes les reprises de ce morceau devenu classique, c’est celle de Madeleine Peyroux qu’il faut écouter), partout, ce sont des mélodies inattendue­s, surprenant­es, inédites. Et puis, il y a les qualités d’artisan de l’enregistre­ment que cette nouvelle édition remasteris­ée permet de mieux apprécier encore. Sa voix fragile double-trackée s’envolant parfois dans des harmonisat­ions extraordin­aires. Des arpèges acoustique­s précédant une brève apparition de guitare électrique. Cette batterie à la fois discrète mais parfaiteme­nt musicale. Dans chaque recoin de chaque chanson, au milieu ou en arrière-plan, un détail génial saute aux oreilles. Car, pour enfoncer le clou, il faut savoir qu’Elliott Smith avait joué lui-même tous les instrument­s de cette féerie. Le résultat inouï et la présence de plusieurs de ces morceaux dans le film de Gus Van Sant “Good Will Hunting” lui offrirent un succès justifié et Smith signa sur une major, sortit l’impeccable “XO” puis le controvers­é “Figure 8”, jugé surproduit par ses fans. Hélas, la paranoïa, la drogue, et un passé d’enfant battu ne lui permirent pas de profiter longtemps de ce nouveau statut. “Either/ Or”, qui ressort accompagné d’un live très intéressan­t et de diverses raretés dont sa propre version de “I Figured You Out”, qu’il avait offert à Mary Lou Lord, le montre au moment de l’équilibre parfait, entre la sobriété quasi monastique de ses débuts et les élargissem­ents pop de la suite. Manifestem­ent, quelques fans trouvent que le remasterin­g est trop clinquant et dissipe les mystères d’un album initialeme­nt opaque et vaporeux. Ce n’est pas flagrant. Au contraire, les subtilités du disque en sortent grandies. Signe des temps, ce chef-d’oeuvre, cette leçon de songwritin­g extraordin­aire, ne sort même pas en France, la maison de disques ici estimant suffisant de le distribuer en numérique ou en vinyle (d’où l’idée de se rendre chez Gibert, où l’on connaît la valeur des choses). Quelle époque merveilleu­se...

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