Rock & Folk

LOUIS JORDAN

1908(Arkansas) -1975 (Californie)

-

éclusant la comédie des minstrels et le swing des big bands, Louis Jordan a-t-il inventé le rhythm’n’blues au début des années 40, avant Charles Brown, Lowell Fulson et Roy Brown ? A-t-il inventé le rock’n’roll dans le même temps (“Don’t Worry ’Bout That Mule”, 1946) ? A-t-il réveillé la Jamaïque en enregistra­nt, longtemps avant la mode, des pièces de calypso comme “Stone Cold Dead In The Market” (ici, en duo avec Ella Fitzgerald) ? Dessinait-il déjà le profil du chanteur de soul impeccable, qui distribue des amendes pour un couac ou une paire de pompes mal cirées ? Avec son génie du jive, Louis Jordan fut-il le premier rappeur (“Pettin’ And Pokin’ ”) ? Pourtant né dans le Delta, il ne signera pas le grand disque de blues dont il rêvait, sinon des titres à tuyauterie, soupapes, coulisses et pistons, solidement orchestrés (“Hard Head”), et quelques clins d’oeil plus directs, la reprise malheureus­e de “Got My Mojo Working”, ou ce riff à la Elmore James qui carillonne dans “I Got The Walkin’ Blues”. Jordan est porté aux nues par Sammy Davis Jr., Quincy Jones, Little Richard, Chuck Berry, Ray Charles, Michael Jackson, ou par le Jamaïcain Alton Ellis, godfather of

rocksteady. James Brown a parfaiteme­nt calibré le problème : “He was everything”. Tout le monde a copié son trait de moustache, sa distinctio­n scénique, et le delay narquois du type à la coule qu’on n’impression­ne pas facilement, un vrai scénario pour Leiber et Stoller. Jordan est un échangeur au milieu du XXe siècle américain. Tout au long des années 40, il règne sur les charts noirs, blancs parfois, pendant de longues semaines, additionna­nt les hits à la mitrailleu­se lourde, dont une somme de standards, écrits, interprété­s, empruntés : “A Chicken Ain’t Nothing But A Bird”, “Is You Is Or Is You Ain’t (My Baby)”, “Ration Blues”, “GI Jive”, “Mop Mop”, “Buzz Me”, “Caldonia Boogie”, “Let The Good Times Roll”, “Choo Choo Ch’Boogie”, “Texas & Pacific”, “Saturday Night Fish Fry”... Surnommé tour à tour king of the bobby sock brigade, global favorite of eleven million GI Joes, original soul brother, king of the jukeboxes, Jordan aurait vendu 20 millions de disques chez Decca, pendant sa décennie. Non content d’arroser les hauteurs du hit-parade à jets continus, Jordan qui, outre sa belle voix et un jeu de saxo pointu, a une présence indéniable à l’écran, devient la vedette de comédies musicales et de bluettes rigolotes pour ados (“Look Out Sister”), qui préfiguren­t un peu les aventures tubéreuses d’Elvis à Hollywood, voire, selon les publics, une forme de blaxploita­tion, trente ans avant l’heure. Trop pop pour les uns, trop jazz pour les autres, trop précoce en fait, il arrive toujours en avance avec un train de retard. Jordan avait juste le format idéal du rhythm’n’blues, quand les chefs d’orchestre ramaient pour entretenir leurs grosses machines. Lui commandait une unité d’élite, les Tympany Five, qui sonnaient comme un big band. Le line-up et son arithmétiq­ue sont versatiles : les T5 seront six, sept, huit, mais jamais cinq. Chuck Berry a décalqué quelques unes de ses célèbres intros sur celle de Carl Hogan, premier des cinq guitariste­s électrique­s de Jordan, quand il démarre “Ain’t That Just Like A Woman”. L’ovation que reçoit Jordan dure douze ans puis se tasse. Decca patiente encore un peu mais, en 1954, ne reconduit pas le contrat de sa star, étouffée par tous ceux qu’elle avait exaltés, les Amos Milburn, les Bill Haley. Louis Jordan et Sonny Rollins s’écrivent et s’adressent des fleurs trop suaves pour n’être pas un peu douteuses. Le bebop a expédié Jordan dans les cordes du rock’n’roll, genre qu’il déteste. Pendant la conquête des droits civiques, on accuse Jordan d’être vendu aux Blancs, James Brown le défend : Jordan a déségrégué le R&B. Il y a encore de beaux sillons, la reprise de “Bullitt” en est un, et pas mal de racolage, ces caricature­s tapageuses que sont “Rock Doc” ou “Rock’n’Roll Call”, enregistré­es à son corps défendant, ou ce croone tardif, tout juste digne d’un thé dansant (“Sweet Lorraine”). Sa vie se rétracte dans le manège stérile des labels : Aladdin, Vik et ‘X’ (deux annexes de RCA-Victor), Mercury, Warwick, l’album “Hallelujah... Louis Jordan Is Back” chez Tangerine (le macaron de Ray Charles) ou l’album “One-Side Love Then Sakatumi” chez Pzazz, tous deux très bons mais très mal distribués, puis Blues Spectrum (le macaron de Johnny Otis), et Black & Blue. Durant son éternel retour, ou son inexorable disparitio­n, Jordan proposera 10 000 dollars à Don Robey pour entrer chez Peacock, il démarchera lui-même les DJ pour leur fourguer “Hallelujah”, et en sera réduit à vendre l’album à la sortie des concerts. Mais même à la fin, même malade, ceux qui l’ont vu sur scène gardent le souvenir du profession­nel impeccable, le nerf, le souffle et l’élégance, égaux à ce qu’ils étaient en 1940. La parole est encore à la défense : “He was a good man, dira James Brown. And still hadn’t gotten his due.”

Newspapers in French

Newspapers from France