Identiques à la scène, invisibles à la ville
Kraftwerk “3-D THE CATALOGUE”
Inutile de se leurrer, on ne viendra pas à bout de ce qu’on pourrait écrire au sujet des inventeurs de la techno-pop dans cette seule rubrique. Qu’on a pourtant, d’un commun accord avec la rédaction, décidé de lui consacrer intégralement. L’occasion était trop belle. Ce numéro de Rock&Folk parait alors que le groupe pionnier de Düsseldorf est en tournée au Royaume-Uni. Elle s’achèvera par trois concerts dans l’écrin londonien du Royal Albert Hall. Parce qu’il ne faut pas moins que des lieux comme celui-là pour accueillir Ralph Hütter, les trois autres (moins indéboulonnables) et cette musique reconnaissable entre toutes, créée à la force d’un cerveau bicéphale (Florian Schneider, l’autre membre fondateur a quitté la formation en 2008) et qu’ils jouent sur scène en apportant un soin tout bonnement inouï à la présentation. Et, on l’oublierait presque, leurs pochettes de disques sont également monumentales et iconiques. Enfin, étaient. Car le dernier album studio de Kraftwerk remonte à 2003. D’où une exploitation soutenue du catalogue (détenu par le groupe, EMI, puis Parlophone/ Warner), la dernière vague remontant à 2009. Mais elle n’avait rien à voir avec le tsunami proposé cette fois, qui concerne des enregistrements et films de concerts en 3D que le groupe a donnés entre 2012 et 2016 dans des lieux prestigieux tels que le MoMa de New York, le Tate Modern Turbine Hall de Londres ou la fondation Louis Vuitton à Paris. En vérité, ces concerts, où l’aspect visuel n’était pas moins important que la musique, relevaient davantage de l’immersion dans l’univers de la formation allemande. Elle n’est bien sûr pas la seule à avoir donné ses lettres de noblesse au rock germanique, mais est parvenue à le populariser grâce à un sens mélodique prodigieux, des arrangements séduisants (et surtout pas minimalistes...) et le développement d’une image aussi forte que ludique : quatre musiciens machines peu diserts, stoïques derrière leurs consoles, identiques à la scène et invisibles à la ville, le reste du temps. Lors de ces prestations, Kraftwerk a joué intégralement chacun de ses albums studio enregistrés entre 1974 et 2003 (ainsi que “The Mix”, le disque de remixes de 1991 — à noter que la soirée consacrée à l’album “Electric Café”, de 1986, était rebaptisée Techno Pop) et, en rappel conséquent, une sorte de best of des autres. Une paire de lunettes 3D était remise à chaque spectateur et les visuels àplat projetés lors des tournées précédentes (comme on peut les voir dans “Minimum-Maximum”, le premier DVD live de Kraftwerk commercialisé en 2005) donnaient, cette fois, l’impression de jaillir de l’écran, puis de traverser la salle. Evidemment, le système de reproduction du son, une sorte de hi-fi de concert pour faire simple, contribuait amplement à cette plongée sans pareille. Ainsi illustrés, tous les morceaux classiques du groupe — “Tour De France” et ses cyclistes en noir et blanc, “Vitamin” avec sa pluie de gélules, “Numbers” et ses chiffres volants, “Autobahn” et son autoroute sans fin sur laquelle circulent, bien évidemment, Volkswagen et Mercedes, ou “Trans-Europe express” et son train galbé venu d’un autre temps — prenaient une ampleur inédite. Avec “3-D The Catalogue”, l’ambition affichée de Kraftwerk est de faire revivre l’expérience du gesamtkunstwerk (l’oeuvre d’art totale) aux amateurs de sa musique, chez eux. A cet effet, le groupe, son équipe et le label ont concocté plusieurs éditions, dont quatre complètes, qui ne rendent toutefois pas les mêmes services. Aucune ne faisant véritablement doublon avec les autres, le fan digne de ce nom risque d’avoir envie de se les procurer toutes. La plus imposante, présentée dans un coffret Deluxe, contient quatre Blu-ray, soit huit concerts en 3D (compatibles 2D) et un sublime livre de plus de deux cents pages d’images du groupe et de ses visuels. Une édition abridged (courte) est également disponible sous la forme d’un Blu-ray + DVD. Les deux autres, complètes et audio uniquement, sont en vinyle (huit albums, mais neuf disques puisque “The Mix” est un double) et CD. Puisque Kraftwerk vit, non pas avec son temps, mais toujours un poil en avance, une “Digital Download Box Set” est aussi mise à la disposition de ceux que la dématérialisation (ou le gain de place) emballe. Enfin, Parlophone commercialise également une édition double-vinyle, courte forcément, aux allures de best of live. On ne passera pas ici en revue toutes les spécificités techniques des différents supports, mais on signalera tout de même qu’un mixage spécial a été effectué pour que ceux qui écoutent la musique avec un casque aient la même perception 3D que ceux qui la goûtent sans. Le choix des matériaux utilisés pour les différents supports (papier, carton) est également édifiant et tous les boîtiers, pochette et livrets sont magnifiques. Maintenant, soyons honnêtes, une question se pose : quand Kraftwerk se décidera-t-il à rééditer (et pourquoi pas à jouer en live) la partie la plus obscure de son catalogue, qui correspond à ses trois premiers albums enregistrés entre 1970 et 1973 ? On imagine que le temps n’est pas exactement au beau fixe entre les membres fondateurs et on sait que la nostalgie n’est pas le fort des deux excamarades. Kraftwerk, pourtant, même si c’est avec tact et classe, ne fait pas mieux que les formations ou artistes de sa génération qui vivent sur (et de) leur passé. Se frotter aux années de genèse du groupe, dépoussiérer “Kraftwerk”, “Kraftwerk 2” et “Ralf Und Florian” ou les reconceptualiser, serait une manière de faire preuve d’une vraie audace artistique. On comprend que le groupe, devenu ce qu’il est à partir du moment où il a joué exclusivement avec des machines, ne souhaite pas revenir sur ce qui s’est passé avant. Mais, en réalité, ce raisonnement est un peu faussé puisqu’il subsistait quelques instruments humains sur “Autobahn”, censé débuter l’ère électronique du groupe. Et à notre connaissance, personne, depuis 1974, ne s’en est jamais plaint.