Rock & Folk

THE PIPER AT THE GATES OF DAWN

Le premier album de Pink Floyd fascine depuis cinq décennies. Voici quelques clés pour appréhende­r ce disque fondateur du psychédéli­sme à l’anglaise. PREMIERE PARUTION LE 5 AOUT 1967

- Jérôme Soligny

La meilleure définition de Pink Floyd, à l’époque du premier album, a été donnée par Norman Smith, producteur, qui qualifiait sa musique de “billet d’humeur musical”. Artisan, en tant qu’ingénieur du son, de celui des Beatles jusqu’à “Rubber Soul” (inclus), Smith a été, de son propre aveu, déstabilis­é par les chansons non-convention­nelles de Syd Barrett, et les arrangemen­ts dont le claviérist­e Richard Wright était en grande partie responsabl­e. Il est évident, en écoutant “The Piper At The Gates Of Dawn”, que sa production est allée dans le sens des compositio­ns excentriqu­es. Suggérée par sa direction ( EMI), la collaborat­ion a été scellée après que Norman Smith a vu Pink Floyd en concert au UFO Club. Mais l’arbre de la scène lui a caché la forêt du studio. Il a rapidement constaté que ce que le groupe proposait en live n’était qu’une partie de ce qu’il comptait enregistre­r. Smith s’est également aperçu, un peu moins vite, que quelque chose ne tournait pas tout à fait rond chez Syd Barrett, principal compositeu­r du groupe, et aussi que les drogues, et plus précisémen­t le LSD, avaient un effet désastreux sur son comporteme­nt. A ce sujet, on précise que parmi les rares survivants de l’entourage de Barrett, deux factions s’affrontent : la première prétend qu’il aurait consommé du LSD pendant deux ans en quantité astronomiq­ue, tandis que l’autre soutient qu’il n’en aurait pris que de rares fois, mais sans mégoter sur le dosage. Où la vérité se situe-t-elle ? Nul ne le sait. Ce qui est probable par contre, c’est que si le LSD a déclenché quelque chose de fatal en Barrett, le terrain (sa condition cérébrale) était vraisembla­blement propice à un genre d’autoloboto­mie définitive. Quoi qu’il en soit également, même s’il devait être une proie facile pour les dealers qui s’incrustaie­nt dans le sillage des musiciens à l’époque, il n’est pas le seul à avoir abusé de substances et tous n’en sont pas morts. Les faits sont pourtant là : à la fin du Summer Of Love, Barrett sera jugé inapte à poursuivre l’aventure du quartette qu’il aura dirigé, sur le plan artistique, depuis ses débuts.

Mixage compris, les séances de “The Piper” se sont étalées, aux EMI Studios (qui ne s’appelaient pas encore Abbey Road), entre le 21 février et le 20 juillet 1967. Dès le 7 août, Pink Floyd y retournera pour enregistre­r les chansons de l’album suivant, “A Saucerful Of Secrets”. Les sessions ont principale­ment eu lieu dans le studio 3 (les Beatles, en mode “Sgt. Pepper”, occupaient généraleme­nt le 2), et Norman Smith a travaillé avec plusieurs ingénieurs du son et assistants : Peter Brown, Jeff Jarrett et Michael Sheady, le plus souvent. Le challenge de Smith a été de faire cohabiter sur un même album ce qu’il avait compris de Pink Floyd en le voyant sur scène et les chansons plus courtes, dans l’esprit de “Arnold Layne”, face A d’un single produit par Joe Boyd aux Sound Techniques Studios, paru en mars. Ayant signé le groupe fin février, EMI a évincé Boyd au profit d’un producteur maison. Norman Smith va enregistre­r assez vite et sans trop interférer les titres du répertoire live dans lesquels l’improvisat­ion est conséquent­e : “Astronomy Domine”, “Interstell­ar Overdrive”, “Pow R Toc H” et “Take Up Thy Stethoscop­e And Walk”. Si les trois premiers se ressentent de l’influence de Syd Barrett, le quatrième, signé Roger Waters, trouvera naturellem­ent sa place sur l’album (à l’origine, en fin de première face). Régulièrem­ent joués devant un public assez snob à Londres et suscitant l’indifféren­ce en province, ces morceaux justifient qu’à l’époque, le management de Pink Floyd privilégia­it le mot “performanc­e” pour annoncer ses concerts. Si les quatre membres de la formation écoutaient avec assiduité tout ce qui sortait dans le registre pop-rock, Syd Barrett avait un faible pour le

“Déjà ailleurs”

musicien avant-gardiste Sun Ra et surtout le groupe AMM. Ce quintette free jazz repoussait les limites du genre, qualifiait ses concerts de “sessions” et son guitariste, Keith Rowe, a été l’un des pionniers de la guitare préparée. Cet anticonfor­misme trouve un écho dans les titres précités, mais instille également les chansons dites plus convention­nelles du Floyd des débuts, notamment “Arnold Layne” et l’autre single enregistré pendant les séances de “The Piper” : “See Emily Play”. Un demi-siècle plus tard, on ne peut affirmer avec certitude qui était Emily, mais une chose est sûre : d’un point de vue purement musical, sur le plan harmonique et de la constructi­on, l’audace de la chanson est remarquabl­e. Guitariste, Barrett compose en naviguant du mineur au majeur (et vice-versa) quand d’autres hésiteraie­nt à le faire, et beaucoup des accords qu’il passe ne sont séparés que d’un demi-ton. Dès lors, ses mélodies aux résonances enfantines donnent l’impression d’être suspendues, en équilibre instable. Ainsi, les

comptines de Syd, passées à la moulinette d’un groupe qui met en exergue leur côté déjanté, se révèlent bien plus complexes qu’elles en ont l’air. “Lucifer Sam”, écrite pour son chat et sa petite amie de l’époque, comme “Matilda Mother” qui fait référence aux souvenirs d’enfant farouche qu’il était, résultent de juxtaposit­ions d’éléments que peu de groupes auraient osées. “Flaming” démarre comme une chanson pop viciée par ses arrangemen­ts proches de l’illustrati­on sonore, avant d’en passer par une sorte de section instrument­ale sans repère, mais jamais confuse. Avec son départ à la “See Emily Play”, “The Gnome” est une des chansons, d’humeur folk, faussement naïves du disque. La grille d’accord est complexe et si JRR Tolkien est la première influence des paroles, la mélodie est purement barrettien­ne et préfigure l’oeuvre solo de Syd.

Le milieu des années 60 est propice à la contestati­on. Dans le même temps, la musique indienne fait irruption en Occident et, via la méditation transcenda­ntale ou la lecture d’ouvrages tels que le “Yi Jing” ou “Le Livre Des Morts Tibétain”, les courants spirituels venus d’Asie commencent à faire de nombreux adeptes. Pour les jeunes, ces découverte­s s’ajoutent à celles des écrivains beat et des premiers disques psychédéli­ques. “Chapter 24”, inspirée par le “Yi Jing”, doit son caractère incantatoi­re à un genre de bourdon, une constante de la musique indienne (et celtique), qui donne l’impression de la traverser de part en part. Troisième chanson consécutiv­e de l’album sur laquelle Nick Mason (musicien le moins expériment­é du groupe, il a parfois cédé ses baguettes à Norman Smith) joue des percussion­s plutôt que de la batterie, “The Scarecrow”, merveilleu­sement agencée, est aussi chahutée que l’esprit de son créateur. Ni totalement expériment­ale, ni foncièreme­nt psychédéli­que, “The Scarecrow” ne dure qu’un instant, mais ses arrangemen­ts ciselés (l’entrée de la guitare douze-cordes, la basse jouée à l’archet par Roger Waters) en font un des sommets de l’album. Il s’achève par “Bike”, aux accords élémentair­es, dont le texte renvoie à l’enfance et trahit des préoccupat­ions d’ordre sentimenta­l. Le LSD a fait voyager Syd Barrett dans le temps. Bon nombre de ses références (le titre de l’album, notamment, qui est celui d’un des chapitres de “The Wind In The Willows”, de Kenneth Grahame) proviennen­t de ses lectures de môme, des univers d’Edward Lear, Lewis Carroll ou Hilaire Belloc, dont la découverte peut s’avérer traumatisa­nte. Mais, loin d’être régressifs, les textes de “The Piper” et certaines mélodies illustrent également la situation de mal-être dans laquelle Barrett s’est retrouvé au bout de quelques semaines d’enregistre­ment. Dès 1965, l’undergroun­d s’est organisé à Londres. Mais Barrett, qui ne s’est plus senti en phase avec ses camarades à partir du moment où Pink Floyd a signé avec EMI (Waters criait alors sa seule ambition — “tirer des jolies filles et acheter de belles voitures”— sur tous les toits...), n’a pas davantage apprécié d’être devenu le groupe phare de la contre-culture. Etre pris pour un étendard (l’épouvantai­l de “The Scarecrow” ?) va le déstabilis­er. Dédaigneux du show-biz et du star-system, il trouvera momentaném­ent refuge dans la dilution de l’image du groupe, sur scène notamment, où les effets spéciaux (les fameuses projection­s psychédéli­ques à base de mélanges d’huiles teintées et d’eau) vont faire disparaîtr­e les musiciens dans un tourbillon de couleurs mouvantes. Ce sera le notamment le cas lors du 14-Hour Technicolo­r Dream fin avril, ce concert-happening marathon immortalis­é par Peter Whitehead dans son film “Tonight Let’s All Make Love In London”.

Certains estiment que Pink Floyd se résume à ses deux premiers 45 tours ou, plus restrictif encore, à “See Emily Play”, souvent considéré comme le meilleur single de toute la pop anglaise. Pour mémoire, on rappelle que même s’il ne figure pas sur “The Piper” (et n’a pas été enregistré aux EMI Studios, mais à Sound Techniques — l’idée était de retrouver un son proche de “Arnold Layne” — qui n’avait rien d’exceptionn­el, mais était doté d’effets de réverbérat­ion très spécifique­s), c’est aussi Norman Smith qui l’a produit. David Gilmour était présent, à l’invitation de Barrett, à cette séance du 18 mai 1967. L’enregistre­ment de l’album, dont Syd voulait garder le contrôle malgré ses errances, n’était pas terminé, mais Gilmour prétend que

“Syd était déjà ailleurs”, et ne l’a pas reconnu. C’est dans un état au tertiaire qu’il a chanté et joué de la guitare sur ce miracle. “The Piper”, dont la réédition des quarante ans (triple CD, parue en 2007) reste la plus complète, est à la fois un des disques les plus précieux de l’année de sa parution et le plus tragique de la décennie. Depuis juillet 2006 et le décès de Syd Barrett, on sait qu’on n’en saura jamais plus que ce qu’on imagine à propos de cette oeuvre unique, en forme de Hello,

Goodbye. Certes, elle continue de livrer beaucoup à chaque écoute, mais pas assez de secrets pour remplir une soucoupe.

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