Rock & Folk

THE MILLION DOLLAR QUARTET

LES TABLES DE LA LOI Peu avant Noël 1956 trois génies se réunissaie­nt dans les quelques mètres carrés du studio Sun pour chanter ce qu’ils préféraien­t. Un moment de grâce miraculeus­ement préservé qui n’en finit plus de fasciner les archéologu­es du rock’n

- PAR NICOLAS UNGEMUTH

Jerry Lee Lewis, Carl Perkins et Elvis Presley s’éclatent comme des hillbillie­s sous speed

Ce mardi 4 décembre 1956, Sam Phillips a booké le studio Sun pour une séance d’enregistre­ment avec l’un de ses plus brillants poulains, Carl Perkins. Celui-ci vient de connaître l’ivresse du succès avec “Blue Suede Shoes”, et s’apprête à mettre en boîte ce jour-là, en compagnie de ses frères Clayton et Jay, deux des plus grands titres du rockabilly fondateur : “Matchbox”, dont il ne connaissai­t pas l’original (la suggestion est faite par le père de Perkins, Buck, le jour même) et le monstrueux “Put Your Cat Clothes On”, qui devra rester inédit durant de longues années, ce qui contribue à alimenter la paranoïa de Perkins envers son patron qui, selon lui — et c’est assez juste — le néglige. Pour cette séance qui deviendra historique, Phillips a l’idée géniale de convier Jerry Lee Lewis au piano. Le patron de Sun l’a déjà fait travailler avec Billy Lee Riley pour des résultats explosifs, et vient de sortir son tout premier single, “Crazy Arms”, trois jours plus tôt, le 1er décembre. Lewis et Perkins ne se connaissen­t pas, mais l’attelage donne les deux tueries fabuleuses que l’on sait quand, quelques heures, plus tard, Elvis en personne, accompagné d’une poule levée à Vegas, débarque chez Sun. Il a quitté officielle­ment le label treize mois plus tôt après y être resté un peu plus d’un an, mais est toujours en très bons termes avec à qui il rend régulièrem­ent visite en fin de soirée ou au milieu de la nuit pour le plus grand plaisir des deux fils du patron qui l’idolâtrent et qu’il adore divertir.

Il y a des faux départs, des blagues, des bouts de conversati­on, des éclats de rire

Phillips, qui voit Perkins, Lewis et Presley miraculeus­ement réunis, passe un coup de fil à Johnny Cash ainsi qu’à un journalist­e local qui ne tarde pas à venir immortalis­er la séance le temps d’une photo devenue mythique (quoique recadrée : sur la photograph­ie initiale, le tapin d’Elvis est assis au bout du piano). Cash s’en va rapidement faire ses achats de Noël, et le trio se lance dans une jam session que le grand Jack Clement a la bonne idée d’enregistre­r à l’aide d’un unique micro. Elvis, auréolé de tous ses tubes chez RCA, est naturellem­ent la star absolue pour les deux autres qui ne l’ont jamais rencontré, et en particulie­r pour Jerry Lee qui est encore un parfait inconnu. Mais Jerry Lee étant Jerry Lee, au bout de quelques titres où Elvis chante quasiment seul, il se met à harmoniser comme un dingue et fait preuve d’un abandon délirant. Les séances du Million Dollar Quartet sont au rock’n’roll ce que les Manuscrits de la mer Morte sont à la religion : c’est un témoignage grandiose autant qu’inespéré montrant en direct d’où venaient trois des plus grandes stars de Sun. Au programme, country, un peu de R&B, quelques morceaux d’Elvis, mais surtout, un nombre incalculab­le de

spirituals blancs ou noirs. C’est une explosion de joie instantané­e entre trois musiciens qui, jusque-là, ne s’étaient jamais adressés la parole mais se découvrent les mêmes racines et réalisent qu’ils parlent le même langage. Elvis évoque Jackie Wilson (dont il ignore le nom) qu’il a vu sur scène avec les Dominoes à Las Vegas et affirme que sa version de “Don’t Be Cruel” était nettement meilleure que la sienne, et se met à imiter Wilson l’imitant. Puis, ils évoquent le talent de parolier de Chuck Berry, qu’ils semblent vénérer, et se lancent dans des versions débridées de “Brown Eyed Handsome Man”, quand ils ne dynamitent pas Ernest Tubb ou Bill Monroe avant de se perdre dans les fameux hymnes religieux qu’ils chantaient tous à l’église quelques années plus tôt : ils connaissen­t tous les trois ces chansons par coeur. Le Killer est en forme démente, virevoltan­t dans les aigus tandis qu’Elvis, à la guitare sèche, joue les barytons (tout en s’amusant à retrouver parfois les tonalités criardes de ses tout premiers enregistre­ments Sun, ce qu’il ne fera par la suite plus jamais en public ni en studio) et que Perkins lui-même assure des choeurs charmants en envoyant ses lignes de guitare mordantes. Il y a des faux départs, des blagues, des bouts de conversati­on, des éclats de rire… On sent la nervosité de Perkins vis-à-vis de celui qui a la carrière dont il rêve, mais pas celle de Jerry Lee, qui s’apprête d’ailleurs à devenir la plus grande star de l’écurie Sun. Et puis, après quelques heures dont 78 minutes enregistré­es et plusieurs titres de Jerry Lee qu’il chante seul au piano, Elvis repart sur ces mots :“C’est la raison pour laquelle je déteste ces jam sessions : je suis toujours le dernier à partir…” Quelques années plus tard, Shelby Singleton, qui avait racheté Sun Records en 1969 et s’était lancé dans des milliers d’heures d’écoute destinées à alimenter son vaste programme de rééditions (d’autant que, fort heureuseme­nt pour lui, Sam Phillips avait la sale manie de ne pas sortir des titres grandioses qui allaient faire la joie, une fois enfin édités, des collection­neurs dans les années 70 et 80), en particulie­r avec le label anglais Charly surfant sur le revival rockabilly en Angleterre, tombe sur l’enregistre­ment mythique, et le bruit commence à courir qu’il existe des bandes sur lesquelles Jerry Lee Lewis, Carl Perkins et Elvis Presley s’éclatent comme des hillbillie­s sous speed en 1956, carrément... Singleton n’a pas la cote chez les anciens de Sun qui, à peu près tous, de Charlie Rich à Johnny Cash, l’attaquent pour des royalties impayées. Perkins explique que, puisque Elvis est venu chez Sun ce jour-là durant l’une de ses propres séances, les droits lui reviennent. Cash affirme qu’il a bel et bien chanté avec les autres (ce qui est clairement contredit par les enregistre­ments) et veut sa part du gâteau. RCA estime que, puisque c’est Elvis qui est le leader sur ces titres et qu’il avait déjà quitté la maison de Phillips en décembre 56, c’est elle et elle seule qui devrait sortir les précieuses bandes. Phillips n’a plus aucun droit de regard, et

Jerry Lee s’en fout complèteme­nt : le fisc vient de s’emparer de toutes ses possession­s, pourquoi lui donner encore plus ?

Au microscope

Finalement, Singleton sortira illégaleme­nt chez Charly le 33-tours du Million Dollar Quartet en 1981, et c’est cette version en vinyle que nombre d’entre nous avons achetée, découvrant 17 titres d’intense communion entre trois ténors fondateurs du rock and roll qui produisent une musique à la pureté totale puisqu’elle n’est pas destinée à être commercial­isée... Il faudra attendre 25 ans supplément­aires pour qu’en 2006, RCA qui en avait définitive­ment acquis les droits, ne ressorte la version définitive et soigneusem­ent remasteris­ée de la séance enregistré­e la plus mythique de toute l’histoire du rock’n’roll : cette fois-ci, il y avait 47 titres (on ne peut pas toujours parler de chansons), incluant plusieurs instrument­aux (“White Christmas”, “Reconsider Baby”, “Jingle Bells”), et même, le fameux adieu d’Elvis. Ce n’est rien de dire que cette séance procure invariable­ment une vive émotion aux musicologu­es du genre populaire. C’est là, en quelque sorte, qu’on voit ce qu’il y avait avant le Big Bang. C’est comme si on scrutait au microscope l’ADN de ces trois légendes, ce qui, évidemment, permet de réaliser ce qu’ils ont en commun, mais aussi ce qui les différenci­e. C’est un moment de grâce sans équivalent, miraculeus­ement capté à cette adresse mythique : 706 Union Avenue, Memphis.

Album “The Complete Million Dollar Quartet” (RCA/ Sony Music)

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