Rock & Folk

ELVIS SUR UN PLATEAU

Avant même d’envisager sortir un disque, le natif de Tupelo avait des envies de cinéma. Qui s’offrit à lui une fois le succès venu. Une drôle de carrière de 31 films, avec beaucoup de panouilles et quelques grands moments.

- PAR PATRICK EUDELINE

De qui rêvait le jeune Elvis ?

Il faut l’imaginer en 1952, à seize ans, en zoot suit bricolé par Gladys, en train d’écouter les bluesmen qui jouaient dans les bouges de Beale Street. Pas d’argent pour entrer et consommer, alors que jouaient Guitar Slim ou Rufus Thomas. Les seuls concerts gratuits qu’il pouvait voir alors, c’était Jack Hesse et autres stars de gospel, au show gratuit mensuel, le All Night Singers, en centre-ville. Le gospel, déjà, et Sister Rosetta Tharpe en premier, préfigure ce que sera le rhythm’n’blues bientôt. Cette sécularisa­tion qui sera tout l’art du grand Ray Charles est déjà annoncée. Le gospel, finalement, est bien plus excitant que le jump ou le jive d’un Louis Jordan. Il y a tout dans cette musique-là et le jeune Elvis s’en imprègne. Dans les hit parades, Johnny Ray décroche quatre tubes... C’est le roi du monde. Et “Cry” est partout... Elvis en sera tatoué, inconsciem­ment. Forcément. Le chanteur pleure et se tord. C’est l’inventeur du rock’n’roll blanc mais personne ne le sait et surtout pas lui-même. Le cinéma, lui, parle beaucoup de spectacle et de show business. “Le Plus Grand Chapiteau Du Monde”, “Chantons Sous La Pluie”, “Les Feux De La Rampe”... Le jeune Elvis les voit et les revoit... Pour se faire de l’argent de poche, il trouve même un job d’ouvreuse... Il peut à loisir méditer sur la banane de Tony Curtis et sur la ducktail de Johnny Weissmulle­r. Les deux ont introduit les coupes “longues” de cheveux au cinéma. Les seuls, sinon, à arborer de telles tignasses sont les beatniks... Mais cela, Elvis ne le sait pas...

Il faut imaginer le jeune Elvis quelque mois plus tard, un peu plus riche de l’argent du deal (il vendait désormais les cachets d’amphétamin­e de maman Gladys aux routiers ou aux chanteurs de country qui traînaient chez Sun, détournait les ordonnance­s). Oui, baby Elvis était un jeune dealer. Maman Gladys, dépressive, ne voyait rien et laissait passer. Quant à papa Vernon... Comment dire ? Père démissionn­aire ! Le jeune Elvis pouvait enfin s’habiller chez Lansky Brothers, zoot suit — un vrai, enfin ! — rose, creepers bleues et traces de gomina Nubile sur le col de la chemise en voile noir et or. Et entrer dans les juke joints voir le spectacle de l’intérieur. Nous sommes en 1953. James Dean n’a pas encore tourné pour le cinéma et le numéro 1 au hit parade est la bien oubliée Karen Chandler avec son “Hold Me, Thrill Me, Kiss Me”, au côté de Frankie Laine. Il y a aussi Tony Bennett et Nat King Cole, Les Paul et Mary Ford, le toutou dans la

vitrine de Patti Page. Johnny Ray a disparu corps et biens pour ne plus revenir. Au cinéma, la mode est au film d’horreur et Marilyn Monroe est partout, mais le seul acteur vraiment différent est Montgomery Clift. Les autres, tous les autres, trop jeunots, James Dean en premier, Dennis Hopper, Clint Eastwood, Marlon Brando, s’illustrent encore au théâtre, ou à la télévision pour les plus chanceux.

Il y avait Monty Clift. Et aussi, bien sûr, James Cagney, Spencer Dryden, Tony Curtis, donc, et tous les autres, comme Clark Gable qui avait commencé sa carrière en bad boy... Les méchants de cinéma, les rebelles de cinéma : Comment ne pas s’identifier avant que le rock’n’roll n’explose ? Marlon Brando, James Dean et Paul Newman s’annonçaien­t dans cette orbite. Elvis était de la même trempe et de la même génération que tous ces rebelles en devenir. Oui. Le jeune Elvis, plus encore que de blues, country et gospel, rêvait de cinéma. Oh, la musique, il aimait cela, plus que James Dean n’aimait le jazz par exemple... il tâtait du piano et de la guitare. Mais il n’avait pas vraiment de modèles. Tous ces bluesmen étaient noirs !

Elvis et James Dean. On les a beaucoup comparés. Et même trop. Ce qui est faire fi des dates. Le James Dean qui explose est contempora­in d’Elvis. II ne l’a pas précédé. C’est en Europe que James Dean semblera à tort un pionnier par rapport aux rockers... Et il est de toute façon difficile de comparer le jeune gars de la campagne qu’est alors Elvis au New-Yorkais James. Qui joue du bongo, et fréquente l’Actor’s Studio... Lui, l’amant de Rogers Brackett, qui le lança, d’Elia Kazan ou de Brando (pour plusieurs années) et de Rock Hudson (sur le tournage de “Giant”). Lui qui joue du Gide à Broadway. James Dean ! Bisexuel et masochiste. “Le cendrier humain” dira Kenneth Anger, faisant allusion à son torse constellé de brûlures de cigarettes...

En 1953, avant que le succès n’arrive, avant que Sun

Records ne le signe et qu’il devienne une gloire locale, Elvis se voit en acteur. Evidemment, il adore ce blues et cette country de Rufus Thomas ou du futur BB King qu’il écoute à la radio, qu’il apprend à jouer avec les frères Burnette, mais au mieux, c’est pour lui un hobby, ou un job d’appoint. Surtout que beaucoup, alors qu’il enregistre des acétates pour Sam Phillips, lui répètent encore la même antienne que ses profs de jadis : “Bon, tu gratouille­s à peu près de la guitare mais le chant...

oublie !” Alors, comme beaucoup de sa classe sociale, il s’imagine chauffeur routier et chanteur amateur pour le beurre dans les épinards. Les rêves dorés ? Les rêves de gloire, le bigger than life ? Il le réserve au cinéma. Et ces rêves, trop beaux pour être vrais, il n’en parle à personne. Alors quand Elvis devient Elvis sur le plan national, l’incontourn­able héros de “Heartbreak Hotel”, il sait que ses rêves vont pouvoir devenir réalité. Autour de lui, ça grenouille et ça parle cinéma. Sur le grand écran, James Dean a explosé. Et Marlon Brando de même... Il se voit l’un d’entre eux.

Dès 1956, c’est “Le Cavalier Du Crépuscule”... Pardon, “Love Me Tender”. Le film qui bouleverse­ra Johnny Hallyday comme Cliff Richard... Pourtant, c’est un western. Le premier d’une longue liste. Un rôle de compositio­n. Impossible de mettre en avant son look rock et ses favoris, même s’il arbore une guitare, et il n’a pas encore le rôle-titre, apparaissa­nt derrière Richard Egan. Quand même, le film initialeme­nt nommé “The Reno Brothers” est vite devenu “Love Me Tender”. Le succès du titre en radio a parlé. Mais Elvis est malheureux : il ne voulait pas chanter dans le film. Il voulait être pris pour un acteur sérieux et rentrer à l’Actor’s Studio. Il y avait cru un moment : signé par Hal Wallis, il avait été pressenti pour jouer auprès de Burt Lancaster. Mais, et il ne le sait pas, Wallis comme Parker ont un autre programme. Il est bien plus rentable de faire de lui un acteur chantant... Comme — tiens ! — Joselito et sa voix d’or en Europe. A chaque film son trente centimètre­s, et son carton radio... Et, évidemment, le colonel Parker se fout raisonnabl­ement de la validité des scénarios. “Love Me Tender” a battu toutes leurs espérances, devancé seulement au box office par “Giant” que la mort de James Dean a rendu incontourn­able, et le morceau-titre est numéro 1 dans les charts. Que demander de plus ? Le temps que ça dure.

Mais pour un temps, Elvis Presley pourra faire contre

mauvaise fortune bon coeur... A “Love Me Tender” succèdent “Loving You” et “Jailhouse Rock”. Deux bons films, même s’il joue quasi son propre rôle, que les medias adoubent. Pour “Loving You” (où il est Deke Rivers...), il se teint les cheveux en noir comme Rudolph Valentino tandis que Jerry Leiber et Mike Stoller écrivent une rafale de chefs-d’oeuvre. “Jailhouse Rock” ose, lui, une percée dans le monde du showbiz... Les deux films, rétrospect­ivement, en montrent beaucoup sur l’état du rock’n’roll d’alors... Entre country and western et monde en devenir. Mais ils coincent Elvis dans un stéréotype. Déjà. Les rêves d’Actor’s Studio s’envolent... Pour la troisième fois, Elvis joue un Elvis dans le suivant. “King Creole”. Une merveille, évidemment, parce qu’il plonge au fond de la Nouvelle-Orléans et que Leiber And Stoller, une fois encore, se surpassent (“Crawfish”)... Mais... Comme dans “Loving You” et “Jailhouse Rock”, Elvis Presley est un jeune chanteur sympathiqu­e et méritant avec, certes, un sacré caractère et que la vie n’a pas aidé. Mais le happy end est à l’horizon. Puisqu’il devient... Elvis Presley et va serrer l’héroïne. On n’en sortira plus. Pendant ce temps, Marlon Brando tourne “Sur Les Quais”, Montgomery Clift “Soudain L’Eté Dernier”, les Italiens inventent le réalisme et, en France, Belmondo laisse Godard faire de lui le premier rebelle européen. On est loin de tout ça. Elvis le comprend : il ne sera jamais autre chose qu’un Joselito, un acteur chantant, un citron qu’on presse. Les plannings s’emballent... Aux autres, les rôles de compositio­n. Lui, “la bouteille de Coca-Cola” (comme il se décrit lui-même ) est condamné à produire et à obéir au Colonel... Pourquoi ? On ne sait. Il faudra attendre 1968 pour qu’Elvis montre des signes tangibles de révolte. Parker le tient. Et personne ne sait comment. Pour les cinéphiles comme pour les autres, le Presley acteur tient dans ces trois films. Evidemment. Ils laissent supposer ce qu’aurait pu être Elvis. Le premier des chanteurs de rock à rater sa carrière au cinéma. Avant Cliff Richard, Lennon, Jagger, Bowie ou même Hallyday.

C’est que “GI Blues” est le film des carottes cuites. Tourné pendant son service militaire, il annonce l’Elvis à venir. Il s’y promène gras, ennuyé et le cheveu court. Une fois encore, il fait le chanteur. Là aussi. Mais même la bande son, malgré quelques fulgurance­s, pue la panouille. Le film sort en France sous le titre inepte de “Café Europa En Uniforme”. La messe est dite. Dans “Flaming Star” comme dans “Amour Sauvage” (“Wild In The Country”), Elvis obtient presque le droit de ne pas chanter. Ce sont deux westerns et il y est raisonnabl­ement convaincan­t. Mais ce sursaut est vite piétiné par “Sous Le Ciel Bleu De Hawaï” et “Le Shérif De Ces Dames”. Tous ces films (trois par an !) se succèdent sans surprise. Dès 1961, on sait qu’Elvis est condamné. Et au pire ! Qui viendra avec des choses comme “Harum Scarum” (un péplum) “Girl Happy”, “Tickle Me” ou “La Croisière Surprise”. Oh certes, les fans, les convaincus de toujours, lèvent le sourcil devant “Roustabout”, collection­nent les scènes possibles de “Viva Las Vegas”. Mais “Vegas”, c’est l’Elvis qu’on ne veut pas voir et que le colonel Parker nous impose... Un Elvis qui laisse défiler les sixties sans lui, se perd à Hawaï ou ailleurs, immobile malgré l’agitation surjouée, au milieu des trémoussem­ents d’une volière en bikini et colliers de fleurs. En 1968, Elvis, alors que le colonel Parker voulait un show de Noël, revient pour la NBC... En cuir noir à col Danton. Il y est grandiose. Et réhabilité pour toute une génération... On parle alors à l’époque de projets de cinéma sérieux... Ce qu’annonce “Charro !”. Encore un western. Mais un bon. Mais le colonel, pressentan­t le danger, fait signer Elvis à Las Vegas. Une prison dorée qui remplace, dans les seventies, ce qu’était le cinéma pour Elvis dans les fifties. Alors, celui-ci s’enferme dans sa geôle mentale, lit Allan Kardec et Lobsang Rampa, devient voyeur, dipsomane et mange. Mange à s’en étouffer... A en mourir. Dont acte. En plein tourbillon punk. 1977 ! Sacré symbole... On apprit même que ses favoris étaient factices et s’étaient décollés de son cadavre. Et à cela, non, on ne sait que dire.

Les rêves d’Actor’s Studio s’envolent...

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