Rock & Folk

MARQUIS DE SADE

Avant un unique concert de retrouvail­les dans leur ville de Rennes, les membres du groupe livrent le brutal récit de cette épopée new wave.

- RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY PHOTOS PIERRE RENE- WORMS

“Faire du rock’n’roll autrement”

“On deviendra Marquis De Sade au printemps 1977”

Septembre 2017. La biennale Teenage Kicks et Poch Records rendent hommage au groupe phare de Rennes : Marquis De Sade. Pas ingrat, il remercie en acceptant de se produire au Liberté le 16 (septembre). Bien inspiré, Rock&Folk avait sollicité les musiciens dès février (il n’était alors pas question de reformatio­n), parce qu’ils méritaient qu’on revienne sur eux. Quelle formation française incarne, mieux que Marquis de Sade, la new wave, ce style passerelle entre les années 70 et 80 dont Talking Heads ou les Stranglers, pour n’en citer que deux, comptent parmi les meilleurs représenta­nts anglo-saxons ? L’aventure des Bretons n’a pas brillé par sa longévité (à peine cinq ans), mais par l’incontesta­ble singularit­é du rock proposé et par la qualité de ceux qui l’ont joué. D’ailleurs, on tient à préciser que les noms des musiciens associés, même brièvement, à Marquis De Sade, non mentionnés ici faute de place, sont à lire entre les lignes de cet article. Certains d’entre eux ont poursuivi l’aventure dans les formations dérivées (Les Nus, Octobre, Marc Seberg...) sur lesquelles on reviendra également. Depuis trente-six ans que le groupe (dont les deux 33 tours viennent d’être réédités chez Universal), n’est pas monté sur scène, on a pu lire énormément de choses à son sujet, sur ses membres et leurs influences. Par contre, il n’a accordé aucun entretien rétrospect­if croisé. En juin, dans l’arrière-cour d’un bar de Rennes, on a réuni les deux fondateurs (le guitariste Frank Darcel et le bassiste-chanteur Christian Dargelos), la section rythmique qui a joué sur les deux albums et sera présente au Liberté (Thierry Alexandre à la basse et Eric Morinière à la batterie), ainsi que Philippe Pascal (chant et textes). On ne l’a compris qu’après, rassembler ce beau monde avait tout d’une gageure, mais la conversati­on de près de deux heures à laquelle on a assisté valait le déplacemen­t. Au point que, une fois n’est pas coutume, l’interviewe­ur a préféré s’effacer.

UNE BANDE DE POTES

Frank Darcel : Lorsque j’arrive à Rennes, je suis un peu musicien, comme ça. Je fais des études à moitié sérieuseme­nt. Là, le punk déboule. Je commence avec Christian à l’été 1975. On joue des bricoles, des morceaux des Stones ou du Velvet. Il n’y a pas de compos personnell­es.

Christian Dargelos : Moi, je suis employé à l’hôpital et du coup, j’ai un salaire, de l’argent. Je prends le ferry pour l’Angleterre, je suis branché pub rock, le mouvement qui annonce le punk. J’aime Eddie & The Hot Rods, Dr Feelgood...

Frank Darcel : Avant que ça ne démarre vraiment sérieuseme­nt musicaleme­nt, il y a une bande de potes, la plupart en rupture d’études, qui se retrouvent rue Saint-Michel, chez Jean-Pierre Guez, le pape des punks de

Rennes. Il a un côté un peu déconneur, voire dadaïste dans les meilleurs moments, et travaille de temps en temps à Disc 2000. Ce magasin va être super important. Christian a déjà ramené les Clash, mais c’est chez Jean-Pierre que je découvre Television et les premiers trucs américains. A ce moment-là, le groupe, c’est nous et Pierre Thomas à la batterie. Alain Pottier est aux claviers, parce que Christian est fan des Stranglers (rires). On deviendra Marquis De Sade au printemps 1977. C’est Christian qui trouve le nom.

Philippe Pascal : Pendant ce temps-là, moi, je suis dans un groupe de reprises aussi, mais à Saint-Malo. On joue du Stooges, du Velvet Undergroun­d. Je prends tout ça en pleine figure. Les Pistols, au départ, j’ai pas percuté, mais j’ai adoré les premiers 45 tours de Patti Smith, Television et Pere Ubu. J’ai bien aimé Neu!, aussi et Kraftwerk. Mon groupe s’appelait Pentothal Lethally, une mauvaise retranscri­ption d’un vers de “Lady Godiva’s Operation” du Velvet.

Christian Dargelos : Moi, ma mémoire me joue des tours, et j’ai du mal à me souvenir de tous les concerts. Je crois qu’on faisait “Substitute”, “Under My Thumb”...

Philippe Pascal : Plus tard, on fera même “Walk On The Wild Side” dans une boîte je ne sais plus où... Un mec n’arrêtait pas de crier : “Assez, assez !” et je me suis dit que Christian allait lui démonter la tête !

“AIR TIGHT CELL”

Frank Darcel : L’été 1977 est important : pour la première fois, j’ai le sentiment que je joue dans un groupe qui ressemble à quelque chose. C’est à ce moment-là que Christian voit Philippe dans un festival.

Christian Dargelos : Ouais, il y avait aussi Bloody Mary, des mecs de Dinan, et Excès De Zèle. J’ai assisté au concert de Pentothal qui jouait sur un camion !

Philippe Pascal : Exact, et ils viennent me voir un peu après à Saint-Servan. Je faisais la première partie d’un groupe de Gisors qui s’appelait Factory. Le chanteur cultivait la ressemblan­ce avec Mick Jagger.

Frank Darcel : Ah oui, je les avais vus dans un festival à côté de Rennes sur un terrain de foot. Le présentate­ur s’était mis à gueuler : “Vous aimez les Rolling Stones ? Et bien voici Factory !” (rires) Philippe Pascal : A l’époque, j’étais instituteu­r. J’avais une famille, j’étais déjà père. Ils m’ont demandé de répéter et jouer avec eux. Christian Dargelos : Et tu avais dit non d’emblée... Philippe Pascal : Je n’y croyais pas, mais comme il y avait une crise dans mon groupe... Christian Dargelos : On a commencé à se structurer. On louait un local à la campagne trois cents balles par mois, c’était pas donné, mais on pouvait y aller tous les jours. Frank Darcel : C’est bizarre, on te donnait cinq cents (rires) !

Philippe Pascal : J’ai débarqué un après-midi, avec mon guitariste, Michel Rouillé. Quand je suis arrivé dans la cour de la ferme, je me suis dit : “définitive­ment non !” et quand je suis sorti c’était : “définitive­ment oui !”

Christian Dargelos : Musicaleme­nt, le groupe n’était pas très bon, mais la vague punk avait désinhibé tous les jeunes musiciens.

Frank Darcel : En octobre 1977, on fait la première partie de Damned à Rennes, c’est un de nos premiers concerts importants.

Philippe Pascal : J’ai été extrêmemen­t déçu. C’était un show à la Las Vegas. Dave Vanian tapait sur son costume et ça faisait des petits nuages de poussière, c’était du cirque quoi.

Christian Dargelos : On a commencé par “White Light/ White Heat” et je ne devais pas être sur le bon accord (rires).

Frank Darcel : A partir de 1978, on essaie de développer un truc. On sort le single “Air Tight Cell” au printemps grâce à Hervé Bordier ( futur co-créateur des Transmusic­ales

– NdA). On a quelques bonnes critiques. On avait la volonté de faire du rock’n’roll autrement. On a joué un peu plus...

Christian Dargelos : Pierre Thomas est éjecté en juillet, moi, qui avais envie d’autre chose, en août (rires). Je veux garder le nom, Frank, tu refuses...

Frank Darcel : Ouais, et Pierre a signé son arrêt de mort en allant camper à Jersey alors qu’il devait venir répéter (rires). Carton rouge direct !

Philippe Pascal : En juin, un concert a été terribleme­nt important pour nous, celui de la Scène Ouverte, où on s’est fait canarder. On a constaté que ça bougeait à Rennes : il y avait des plasticien­s, des photograph­es, des gens se sont mis à nous suivre un peu partout.

Frank Darcel : C’était les prémices des Trans. Ensuite, je passe trois mois à New York et ça va être la grosse cassure. Sous le nez, j’ai ce que je rêvais de voir et d’écouter, et je n’ai plus eu envie d’être étudiant en médecine. En novembre, on a maquetté quelques titres qui sont arrivés entre les mains de Philippe Constantin (éditeur,

Clouseau Musique) par Bordier.

“DANTZIG TWIST”

Frank Darcel : On joue à Paris, au Rose Bonbon, en janvier 1979. C’est un autre tournant. L’idée de reproduire des choses qui existaient déjà ne nous plaisait pas du tout. Tuer les références, c’est ce que ne savent pas faire les groupes rennais actuels.

Eric Morinière : Il n’y a pratiqueme­nt

plus d’originalit­é. Tu peux citer vingt-cinq références après deux minutes d’écoute.

Philippe Pascal : On a eu des influences, mais on est devenus totalement amnésiques. Entre “Air Tight Cell” et le premier album, on a connu une période assez miraculeus­e. “Dantzig Twist” a été un disque à part et le chanteur de Lili Drop m’a dit : “Comment vous faites pour avoir un son comme ça ?”

Eric Morinière : Moi, vous êtes venus me voir en concert à Saint-Malo, mais j’ai d’abord refusé parce que je jouais dans un groupe de collège et n’avais pas envie de laisser les potes. Vous êtes revenus à la charge, à Paramé je crois, et je suis arrivé en juin.

Thierry Alexandre : Moi, en avril. Je fais le premier concert de ma vie en mai. Le deuxième en juin et début juillet on entre en studio pour l’album ! Frank Darcel : Cette fois, on va quitter les rails...

Philippe Pascal : J’envoie ma lettre de démission à l’Education nationale !

Eric Morinière : Moi, je m’inscris en fac, mais je n’y vais pas (rires)... Frank Darcel : Thierry Haupais (futur

cofondateu­r de Virgin France), qui monte un label avec d’anciens maos, s’est mis dans la boucle. On fait le disque à la campagne, à dix kilomètres de Rennes. On rencontre aussi Alain Maneval.

Philippe Pascal : Qui avait une émission nocturne sur Europe 1 et aimait notre single. En France, ce n’était pas facile de passer à la radio. On y entendait que de la variété française, Berger, Balavoine, qui ne me touchaient absolument pas. Pendant qu’on enregistra­it, c’était Cabrel, “L’encre De Tes Yeux”, sur les ondes. J’avais été touché par Barbara à une époque, Brel, mais c’était inaccessib­le... L’anglais s’est imposé par défaut avec quelques tentatives en français, dont le single “Rythmiques” en 1980.

Frank Darcel : Maneval rentre chez Pathé Marconi, en plus de Bordier, Haupais, et Constantin, les étoiles s’alignent...

”A l’époque, j’étais instituteu­r. J’avais une famille, j’étais déjà père”

“C’était son côté Helmut Berger dans ‘Les Damnés’ ” “On intrigue pas mal, on est dans la posture”

En studio, on se débrouille, on sait qu’on tient un truc unique. “Dantzig Twist” sort à l’automne et je découvre la pochette du disque dans la vitrine de Rennes Musique ! Je voulais le rouge du paquet de Marlboro. On a échappé à plein de trucs pour cette pochette... Maneval était formidable, mais il avait une idée de Marquis De Sade un peu différente de la nôtre...

Thierry Alexandre : SM quoi. Frank Darcel : Exactement ! Il voulait nous habiller en Jean-Claude Jitrois, qu’on fasse des photos en haut de l’Opéra de Paris...

Philippe Pascal : Cette pochette est partie d’un lettrage que j’avais vu sur un bouquin d’expression­nisme allemand et j’ai essayé de faire quelque chose qui ressemblai­t à un tableau d’Egon Schiele.

Frank Darcel : J’ai trouvé que ça faisait plutôt bande dessinée, un côté Spirou. Enfin ça se passe pas mal dans la presse. Manoeuvre nous allume un peu...

Philippe Pascal : Haupais avait dû lui mettre la pression. Manoeuvre avait fait : “J’attendrai de voir la pochette pour dire ce que je pense du disque.”

METTRE LES DISTANCES

Eric Morinière : On tourne beaucoup entre les deux 33 tours : en France et on fait des incursions en Belgique, en Suisse, des allers-retours parfois épiques.

Thierry Alexandre : Rennes-Perpignan, Perpignan-Rennes. Sympa.

Frank Darcel : Nos royautés du premier album se sont transformé­es en camion allemand aux couleurs reggae (rires). Dans la montagne, on voyait bien que le truc n’était pas fiable. On en a eu marre. Sauf que Sapho décide de nous l’acheter. Elle aimait beaucoup le groupe, c’était peut-être une bonne affaire. Elle fait cent bornes et la direction lâche : une semaine d’hosto, elle n’a été que blessée. Après, on a eu un Mercedes, de location, bien plus beau.

Eric Morinière : En 1980, on a joué au Palace, deux fois. On a fait Baltard avec Simple Minds, joué avec Joe Jackson... Ça tournait vraiment bien sur scène.

Frank Darcel : On est un des seuls groupes français à avoir été programmé aux Bains Douches à l’époque. Joy Division y était passé. On a un vrai following, on intrigue pas mal, on est dans la posture. A Rennes, l’extrême droite étudiante était une des plus puissantes de France. C’était un fief du GUD et du Front National. On fréquentai­t la même boite de nuit, et ces types venaient à nos concerts. Ils sont montés sur scène avec nous à Villejean. Difficile pour quelqu’un qui voyait ça de ne pas faire d’associatio­ns... Ça a joué un peu en notre défaveur, jusqu’à ce qu’on mette vraiment des distances avec tout ça.

Philippe Pascal : Je me suis collé une étoile de David sur la poitrine, pour bien montrer que, voilà... Sur scène, Frank était en SS, c’était son côté Helmut Berger, dans “Les Damnés”.

Frank Darcel : Oui, mais sans croix gammée, c’était du théâtre. On était dans le comité de soutien à Mitterrand. Je crois que le groupe avait signé collective­ment, non ?

Philippe Pascal : Ah non, ou alors tu as signé pour moi ! A la fois, il y avait eu Bowie à Berlin et même Lou Reed s’était fait des croix de fer dans les cheveux.

“RUE DE SIAM”

Frank Darcel : Assez vite, le côté binaire du premier album va me lasser. J’ai besoin d’élasticité... Je suis fan de Talking Heads, mais de là à parler de funk blanc...

Philippe Pascal : C’est ce que tu revendiqua­is à l’époque.

Frank Darcel : Ça a été un truc de journalist­es. C’était plus un côté soul dans la rythmique qui m’intéressai­t. Du coup, on va essayer sur le second album.

Philippe Pascal : Oui, enfin, moi, je ne m’y retrouvais plus du tout. Il y aura “Silent World” ou “Rue De Siam”, dans le prolongeme­nt du premier disque et j’aurais préféré qu’on persévère dans cette direction-là. Il va y avoir un divorce complet entre le groupe et moi. Plus de cohésion, pas de travail collectif. Les morceaux arrivent très vite et je suis perdu, vraiment perdu.

Eric Morinière : Avec Steve Nye à la production, on n’a plus le contrôle.

Frank Darcel : On l’avait notamment choisi pour son travail avec Bryan Ferry, mais ces types-là, c’est : “Je suis le seul maître à

bord après Dieu”, mais quand il a commencé à brancher les claviers, au secours !

Philippe Pascal : Les morceaux ne sont pas aboutis. Leur conception, Frank, le problème, il est là...

Frank Darcel : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je trouve qu’il y a des trucs qui sont assez travaillés. Thierry Alexandre : Le problème c’est qu’on a enregistré l’un après l’autre, piste par piste, ça se faisait comme ça à l’époque. Philippe Pascal : Et je suis parti tout seul à Londres enregistre­r les voix. Thierry Alexandre : En fait, on ne s’est pas vus pendant ce disque. Eric Morinière : Techniquem­ent, ça se voulait irréprocha­ble, mais on retient surtout la production. Le vernis au-dessus... Frank Darcel : La presse a bien aimé à part Bayon.

LA FIN ?

Frank Darcel : Quand je repense aux albums les plus réussis auxquels j’ai participé, il y a “Rue De Siam”, d’un point de vue technique et de son. Mais le premier Marquis De Sade fait partie des trucs les plus marquants.

Christian Dargelos : L’aura du groupe n’a jamais cessé de briller, même si ça ne s’est jamais traduit en ventes de disques.

Frank Darcel : On a arrêté en pleine ascension, on n’a pas eu le temps d’être mauvais. Aujourd’hui, cette reconnaiss­ance des plus jeunes, c’est une responsabi­lité.

Christian Dargelos : Faire de la musique à cette époque-là avait du sens. Eric Morinière : C’était un engagement. Philippe Pascal : On était assez têtes brûlées et anti-tout, on ne voulait pas copier qui que ce soit, même pas les groupes qui marchaient. Ce qui comptait, c’était notre originalit­é, notre unité.

Thierry Alexandre : Notre intégrité ! Philippe Pascal : La reformatio­n, c’est aussi pour Poch, un artiste activiste qui avait fait, il y a quelques années, l’exposition Rennes 80. Et donc, c’est pour lui ce concert, et aussi par fidélité aux gens qu’on a croisés, proches ou moins proches, qui ont été essentiels dans ma vie. C’est une façon de les remercier.

“On a arrêté en pleine ascension, on n’a pas eu le temps d’être mauvais”

 ??  ??
 ??  ?? Philippe Pascal
Philippe Pascal
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Concert au Palace, 1981
Concert au Palace, 1981
 ??  ??
 ??  ?? De gauche à droite : Eric Morinière, Daniel Paboeuf, Frank Darcel, Thierry Alexandre, Philippe Herpin, Philippe Pascal
De gauche à droite : Eric Morinière, Daniel Paboeuf, Frank Darcel, Thierry Alexandre, Philippe Herpin, Philippe Pascal

Newspapers in French

Newspapers from France