Rock & Folk

THE ROLLING STONES

Considéré à sa sortie comme un ersatz opportunis­te de “Sgt. Pepper”, “THEIR SATANIC MAJESTIES REQUEST” fait dé bat depuis cinquante ans. Retour sur cette affaire psychédéli­que à l’heure du coffret anniversai­re.

- PAR ERIC DELSART

Le rock psychédéli­que des Rolling Stones est décadent

Nous fêtons cette année le cinquanten­aire de 1967, date clef du calendrier rock’n’roll, où la contre-culture a pris le pouvoir et la jeunesse occidental­e ouvert les portes de la perception. Dans l’histoire du rock, peu d’années sont autant chargées de symboles. Comme 1954 et 1977, 1967 est une année de révolution, de l’invention d’un nouveau langage musical. L’année du Summer Of Love, où le rock psychédéli­que a émergé dans une grande explosion multicolor­e. C’est aussi l’année durant laquelle de nombreux disques majeurs de l’histoire du rock sont sortis : “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” des Beatles bien sûr, le premier Doors, “Surrealist­ic Pillow” de Jefferson Airplane, “Are You Experience­d” de Jimi Hendrix, “The Piper At The Gates Of Dawn” de Pink Floyd, “Safe As Milk” de Captain Beefheart, “Forever Changes” de Love, “Disraeli Gear” de Cream, mais aussi, à contre-pied de toutes ces couleurs chatoyante­s, le premier album du Velvet Undergroun­d. C’est en revanche l’année maudite des Rolling Stones, une année de souffrance où le groupe le plus sulfureux de sa génération s’est perdu, entre procès, divorces et décisions artistique­s discutable­s, avant de se crasher avec son album le plus controvers­é, “Their Satanic Majesties Request”. En douze mois, les jeunes rebelles qui dansaient aux sommets des charts sont devenus aux yeux du grand public des suiveurs largués qui ont pris le wagon du psychédéli­sme en marche. Cinquante ans après les faits, il est grand temps de revenir sur cette sombre histoire et d’examiner de près ce disque honni en son temps, et dont la réputation n’a eu de cesse de grandir depuis... L’année 1967 avait pourtant bien démarré pour les Stones, dont le single “Ruby Tuesday” à la mélodie pop cristallin­e caracolait en tête des charts américains en janvier. “Between The Buttons”, l’album paru le 20 du même mois, gorgé de chansons pop aux sonorités baroques et musichall, fut même numéro 2 aux USA. Le duo Keith Richards/ Mick Jagger y confirmait, après le formidable “Aftermath” (1966), sa capacité à composer un album solide de Aà Z, et la production subtile de l’album annonçait un tournant psychédéli­que promis au succès... Malheureus­ement, les choses allaient rapidement prendre un tour dramatique. Quelques jours après les premières sessions d’enregistre­ment du nouvel album en février 1967, Keith invita quelques amis à venir tripper au LSD dans son manoir champêtre de Redlands, à proximité de Portsmouth. Neuf personnes, dont Mick Jagger et sa compagne de l’époque Marianne Faithfull, étaient de la partie et eurent la mauvaise surprise de voir leur sauterie interrompu­e par une descente de police. Le raid ne devait évidemment rien au hasard : l’establishm­ent conservate­ur rêvait de s’offrir le scalp d’un de ces groupes de jeunes gens décadents qui menaçaient les institutio­ns avec leurs idéaux libertaire­s. Les Beatles étant hors de portée — leur MBE (médaille de Membre de l’Empire Britanniqu­e, équivalent local de la Légion d’Honneur) assurant leurs arrières — les Rolling Stones étaient la cible idéale. Début février, le tabloïd News Of The World publia une série d’articles racoleurs (“Pop Stars And Drugs : Facts That Will Shock You”) centrés sur la consommati­on de LSD par des artistes comme Donovan. Le journal fit ainsi état de la présence active de Pete Townshend, Ginger Baker et surtout Mick Jagger lors d’une des légendaire­s fêtes lysergique­s organisées par les Moody Blues à l’époque. Une accusation erronée car le Rolling Stone à s’être épanché auprès du journalist­e sous couverture était en fait Brian Jones (forcément). Jagger décida de poursuivre News Of The World pour diffamatio­n. Acculé et conscient de son erreur, le journal mit le chanteur

sous surveillan­ce rapprochée afin de le prendre en flagrant délit. C’est ainsi que le 11 février 1967, un appel anonyme renseigna la police des activités en cours dans la maison Richards. Dûment mandatée, la vingtaine de policiers déployés y firent une pêche miraculeus­e : pilules d’amphétamin­es dans la veste de Jagger, héroïne sur le marchand d’art Robert Fraser (propriétai­re de la plupart des produits stupéfiant­s ce soirlà), marijuana à tous les étages... L’événement fit les choux gras de la presse à scandales — qui se fit par ailleurs un plaisir de répandre des rumeurs salaces sur Marianne Faithful (que la police avait eu la surprise de trouver nue, simplement enveloppée d’un tapis de fourrure) — et les leaders du groupe passèrent la nuit derrière les barreaux, avant d’être libérés sous caution en vue d’un procès. Si, durant un temps, les Stones retournère­nt à leurs affaires, la paranoïa s’était installée au sein du groupe et de son entourage. Andrew Loog Oldham, lui-même confronté à ses propres démons, décida de prendre la fuite (ce qui fut perçu par le groupe comme un manque de loyauté). Ses activités avec son label Immediate l’avaient considérab­lement éloigné des Rolling Stones dont il avait été le producteur et promoteur visionnair­e. Ses propres problèmes d’addiction rendirent la séparation inéluctabl­e. Son départ eut une conséquenc­e immense. A l’instar des Beatles qui ont conçu un des projets les plus mal fichus de leur carrière avec le film sans queue ni tête “Magical Mystery Tour” peu après le décès de leur manager Brian Epstein, les Rolling Stones, sans le contrôle qualité d’Oldham, ont passé de longues heures en studio à chercher la lumière durant des sessions dénuées d’idées géniales (l’écoute des disques pirates contenant prises alternativ­es, instrument­aux et jams diverses témoigne de la vacuité de ces séances). Le 10 mai, Brian Jones fut à son tour arrêté en possession de cannabis. Le guitariste, que la petite amie Anita Pallenberg avait quitté pour Keith Richards sombra alors dans une dépression profonde. Le 29 juin, Jagger et Richards furent condamnés à des peines de prison qui, paradoxale­ment, leur valurent un soutien immense. De la part du grand public évidemment, mais aussi de leurs amis musiciens (les Who sortirent un single de reprises de “The Last Time” et “Under My Thumb”) et plus étonnammen­t de la presse qui fit de leur procès une cause célèbre (notamment le pourtant conservate­ur Times qui se fendit d’un éditorial resté célèbre intitulé “Who breaks a butterfly upon a wheel ?” contestant la sévérité du jugement).

Difficile d’avoir les cinq musiciens en studio en même temps

Au milieu de cette controvers­e, le groupe publia le single “We Love You” pour remercier ses fans, dont la face B “Dandelion” est la première véritable adhésion des Rolling Stones au flower power. Dernière production d’Andrew Loog Oldham, “We Love You” a pour particular­ité de voir figurer John Lennon et Paul McCartney dans les choeurs.

Moment de relâche

C’est donc dans cette drôle d’ambiance que fut concocté le sixième album des Rolling Stones, de façon sporadique, désordonné­e, avec la menace permanente d’un avenir morne en ligne de mire. Si Jagger et Richards furent acquittés fin juillet, le mal était fait. Les Rolling Stones ne pouvaient rattraper le temps perdu, mais ils s’attelèrent à boucler leur projet psychédéli­que avant la fin de l’année. D’où le titre de travail “Cosmic Christmas”, qui fut ensuite changé en “Her Satanic Majesty’s Request”, en référence au texte “Her Britannic Majesty’s Secretary Of State Requests” qui orne la première page des passeports britanniqu­es. Le groupe préféra toutefois éviter d’attiser les braises encore rouges de la polémique avec un outrage malvenu à la reine. “Her” devint “Their”, faisant des Stones eux-mêmes des majestés sataniques. Sous sa pochette 3D sophistiqu­ée, “Their Satanic Majesties Request” est surtout un album bordélique, conséquenc­e des circonstan­ces de son enregistre­ment (il était difficile d’avoir les cinq musiciens en studio en même temps). L’album alterne ainsi morceau à la production somptueuse (comme “She’s A Rainbow”, arrangée par John Paul Jones) et passages instrument­aux auto-complaisan­ts (l’oubliable “Gomper”). Il possède la particular­ité de comprendre une rare compositio­n du bassiste Bill Wyman. Il fallait bien que Jagger et Richards aient l’esprit autre part pour

permettre tel moment de relâche. La réalité demeure que le bon Bill, qui n’avait pas pu être prévenu à temps alors qu’une session d’enregistre­ment avait été annulée à la dernière minute, s’était pointé seul en studio. L’ingénieur Glyn Johns lui proposa malgré tout de rester enregistre­r des démos. Celle alors intitulée “Acid In The Grass” impression­na ses compères au point que le groupe l’enregistra sous le nom d’ “In Another Land”. Le label l’apprécia au point de la sortir en single, ce qui irrita Jagger et Richards qui, potaches, ajoutèrent des ronflement­s (de Bill Wyman luimême) à la fin de la version album de la chanson, sans prévenir son auteur au préalable. Le seul vrai bénéfice ici des déboires des Stones reste la chanson “2000 Light Years From Home”, écrite par Mick Jagger dans la solitude de sa cellule de la prison de Brixton. L’album sortit en décembre 1967 sous un flot de critiques au mieux mitigées, souvent assassines. Jon Landau, dans l’édition du 8 décembre de Rolling Stone parle de “crise d’identité de premier ordre”, décrivant l’album comme un “courant sinueux

d’effets de production et de gimmicks électroniq­ues”. Il y accuse les Stones d’avoir été “trop influencés par leurs inférieurs musicaux”. Philippe Rault, dans Rock&Folk daté de février 1968 ne compte que “quatre plages à retenir”, le reste de l’album constituan­t “une bonne musique de fond sans

prétention­s particuliè­res”. Le groupe lui-même a renié cet album au fil du temps (Keith Richards n’y consacre que quelques lignes dans son autobiogra­phie), et durant des décennies, “Their Satanic Majesties Request” a été l’album honni des Stones. Une aberration, une faute de goût rapidement rectifiée par le sain retour aux sources de “Beggars Banquet”, plus blues, plus rock, plus proche des thèmes familiers du groupe. S’il déplaît autant, et qu’il dérange certains plus que les horribles albums tardifs du groupe (“Dirty Work”, au hasard), c’est qu’il marque une période de repli pour les Stones. “Their Satanic Majesties Request” place les Rolling Stones en position de suiveurs d’une mode éphémère, nombreux jugeant l’album comme une pâle copie de “Sgt. Pepper”, bien moins aboutie et arrivant longtemps après la bataille. Pour autant “Their Satanic Majesties Request” reste aujourd’hui un des albums les plus fascinants du groupe. Certes, il y a quelques éléments problémati­ques, comme ces textes baba un peu surannés (“Sing This Song All Together”, sorte de “All You Need Is Love” du pauvre) et cette pochette carnavales­que qui ressemble à une parodie de celle de “Sgt. Pepper” et sur laquelle les musiciens sont affublés de tenues pour le moins contestabl­es. Admettons-le, si l’album était sorti avec une pochette psychédéli­que plus imaginativ­e — comme ce fascinant dessin de labyrinthe qui illustre l’intérieur de la pochette, par exemple — et qu’on lui avait amputé ses passages les plus foireux (comme le sing-along poussif de “Sing This Song All Together” et son excroissan­ce free de 8 minutes), l’album figurerait sans doute parmi les classiques du psychédéli­sme anglais. Libéré de ses fautes de goût, l’album ainsi condensé aurait possédé une aura bien plus toxique, plus diabolique justement. Car l’essentiel est présent : avec ses synthétise­urs trippants sur “2000 Light Years From Home”, ses arrangemen­ts étranges (la voix et le clavecin d’ “In Another Land”), ses guitares tordues (le riff monumental de “Citadel”), l’album possède tous les ingrédient­s d’un bon freak out. Le rock psychédéli­que des Rolling Stones est décadent, traversé de fulgurance­s, d’exploratio­ns étranges et empli de mélodies inoubliabl­es (“She’s A Rainbow”). On est plus proches de groupes louches — et vénérés des collection­neurs — tels que July ou Art, et l’ensemble, par son côté bizarre, a mieux vieilli que bien des babouserie­s hippies de l’époque. Heureuseme­nt, les années 2000 ont changé la donne : Internet, le mp3 et les sites d’échange ont permis à des milliers de fans de musique de se construire des cultures musicales d’une richesse folle. Du jour au lendemain, des blogs ont démocratis­é l’accès à des albums introuvabl­es de deuxième et troisième division psychédéli­que. L’undergroun­d des années 196070 a ainsi pu être arpenté par tous et défriché par des milliers de mélomanes qui ont pu se rendre compte par eux-mêmes que de nombreux albums cultes dans certains milieux (car rarissimes) n’étaient que des hendrixeri­es de seconde zone ou des pastiches insignifia­nts des Beatles. A l’inverse, des disques oubliés ont enfin acquis leur statut de classiques mineurs — l’album de Tomorrow, “Trip Thru Hell” de CA Quintet, “CQ” des Outsiders et tant d’autres... Quant à “Their Satanic Majesties Request”, il est un peu devenu le porte-étendard de tous ces albums psychédéli­ques mal fichus de l’époque car il en est l’archétype même. Trop long, oscillant entre niaiseries et fulgurance­s, inconstant mais sympathiqu­e. Il possède en outre cette qualité supplément­aire d’être concocté par un des plus grands groupes de tous les temps qui l’a désavoué. Naturellem­ent, des freaks tels qu’Anton Newcombe (qui a nommé un des albums de The Brian Jonestown Massacre, “Their Satanic Majesties’ Second Request”) et John Dwyer en ont fait leur album de chevet et le défendent bec et ongles, si bien qu’il a fini par être un disque influent. Alors qu’il ressort aujourd’hui en édition deluxe augmentée de bonus (notez qu’ “Aftermath” et “Between The Buttons” n’ont pas eu le droit à ce traitement), il semblerait que “Their Satanic Majesties Request” ait enfin trouvé sa rédemption.

Anton Newcombe et John Dwyer en ont fait leur album de chevet

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