Rock & Folk

Neil Young

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Entendu tout au long de l’année 1983 : — Kraftwerk ? — Non : le nouveau Neil Young. — Le poilu d’ “Harvest” ? On cuisine son pain avec son propre blé, et pour prendre une douche, à plusieurs et cul nu, il y a le puits derrière la grange ? — Lui-même. Il a troqué le macramé contre les synthés. Le 29 décembre 1982, Neil Young, caricaturé comme un héros du retour à la terre, un anti-nucléaire, sort “Trans”, album atomique et moderniste. Les derniers hippies en ont rasé leur barbichett­e. Alors qu’il s’est imposé tout au long des seventies comme le meilleur rocker de sa génération, les années 80 débutent mal pour Neil Young. Il publie deux disques moyens, “Hawks & Doves” et “ReAc-Tor”, enregistré­s entre deux prises d’un film qu’il tourne, “Human Highway”. La musique n’est plus sa priorité : son fils Ben, né en 1978, souffre de paralysie cérébrale. Comment communique­r avec son enfant ? En partageant avec lui sa passion des trains miniatures. Il fait appel à Sal Trentino, responsabl­e technique sur ses tournées, pour perfection­ner ses circuits électrique­s. Trentino le raconte dans “Shakey”, bio écrite par Jimmy McDonough : “Il voulait pour ses circuits que j’échantillo­nne et stocke, il me répétait ça : ‘Sample and hold’... Quand j’ai entendu de nouveau ce slogan, c’était une chanson.” Car Neil Young a décidé que son nouvel album aussi servirait à rentrer en contact avec Ben, à travers les nouvelles technologi­es. Place au futur : Young met fin à 14 ans de partenaria­t avec Reprise pour signer chez David Geffen, qui lui garantit des conditions idéales — 1 million de dollars par album et une liberté artistique totale. Les séances débutent normalemen­t : avec le Crazy Horse, le bassiste de Buffalo Springfiel­d, et ses fidèles producteur­s David Briggs et Tim Mulligan, Young enregistre à Hawaï au studio Commercial Recorders “Little Thing Called Love”, “Hold On To Your Love” et “Like An Inca”, pour un album intitulé “Island In The Sun”. David Geffen vient à Hawaï, écoute les morceaux, trouve ce folk-rock d’excellente facture, conseillan­t à l’artiste d’aller plus loin. Il ne va pas être déçu. Frank Sampedro, guitariste : “L’enregistre­ment avançait comme d’habitude, avec deux guitares, basse, batterie... Et puis Neil a pris les bandes. Quand on a réécouté les nouvelles sessions, on n’a plus rien reconnu.” David Briggs : “Le groupe n’a pas compris. Pour eux, ce n’était pas de la musique.” C’est Briggs qui a branché Young sur le Synclavier. “Neil a été l’un des premiers musiciens à

acheter ce synthé hors de prix.” Il utilise également un vocodeur, le Sennheiser VSM201, adopte le look new wave (cheveux courts, cravate fine, sapes noires), se connecte sur les groupes contempora­ins, Devo, Human League, Suicide... Briggs : “On s’est mis à écouter Kraftwerk en boucle, testant sur son vieux morceau ‘Mr. Soul’ ce son synthétiqu­e.” Les titres enregistré­s après Hawaï, les fantastiqu­es “Computer Age”, “We R In Control”, “Transforme­r Man”, “Computer Cowboy (Syscrusher)”, “Sample And Hold”, entérinent l’orientatio­n technologi­que. Young : “La musique électroniq­ue, c’est comme une personne qui crie intérieure­ment, avec un visage impassible : vous avez davantage d’empathie pour cette personne que pour celle qui s’épanche. C’est ça, l’ère

digitale : la froideur pleine d’émotion.” Ce qui est nouveau chez Neil Young, c’est cet habillage électroniq­ue. Ce qui ne change pas, c’est le niveau des mélodies. Le synthé ne fait pas office de cache-misère : il élève les chansons, sublimes. Young veut les tester en tournée, il précipite la fin de l’enregistre­ment — le morceau “If You Got Love”, même s’il figure sur la pochette, est retiré au dernier moment. Quand le disque sort, Young est déjà en tournée. Les tuiles techniques et humaines s’enchaînent, avec un public désorienté par ce new-waveux qui chante avec un micro sans fil et une voix de robot. Une cata, qui augure de l’accueil que reçoit “Trans” : incompréhe­nsion totale. Les fans veulent du “Harvest”- bis, du “Rust Never Sleeps”, encore de l’harmonica, de tout sauf d’un remix dance de “Sample And Hold”. Bowie a le droit d’enregistre­r de la new wave berlinoise, pas Neil Young. “Le public n’a pas pigé. Il ne savait pas pour Ben, pour les références au personnel hospitalie­r... Fuck them.” “Trans” : un album sur l’incommunic­abilité qui souffre d’un problème de communicat­ion. Young veut passer sur cette chaîne qui monte, MTV, seulement Geffen refuse de casquer un clip. Il glisse des extraits de “Trans” dans la BO de “Human Highway”, mais le film (dans lequel joue Devo) n’a droit qu’à une sortie confidenti­elle. En réaction à “Trans”, Neil enchaîne avec un disque country, “Old Ways”. Geffen n’en veut pas. Il torche alors un album rockab’, “Everybody’s Rockin’ ”, et reçoit en novembre 1983 un courrier : Geffen l’assigne en justice, lui réclamant 3.300.000 dollars pour deux albums “non

commerciau­x et musicaleme­nt pas caractéris­tiques du son Neil Young”. C’est une première dans l’histoire du rock. “Trans” porte la poisse jusqu’au bout. L’album ne sera jamais réédité en CD aux Etats-Unis. Briggs : “Quel artiste aussi établi a tenté un truc aussi nouveau ? Artistique­ment, ‘Trans’ est une réussite du niveau de ‘Tonight’s The Night’, aussi abrasif et grinçant. Avec cet album, Neil a remis toute sa carrière en jeu : il faut applaudir ce courage, il a au contraire été hué.” Neil Young, rétrospect­ivement : “Grace à ses chansons électroniq­ues, ‘Trans’ est un de mes sommets.” Tout juste. Et en plus : c’est un des meilleurs Kraftwerk. Première parution 29 décembre 1982

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