Rock & Folk

DEVO

Le refus des deux leaders de se conformer à quoi ou qui que ce soit va leur coûter cher Fin juin, les excentriqu­es d’Akron ressortaie­nt leurs couvre-chefs pour un rare concert, 40 ans après un premier album qui n’a jamais sonné aussi actuel.

- Jérôme Soligny

SURTOUT, NE JAMAIS CONFONDRE TALENT ET SUCCES COMMERCIAL. On défonce une porte ouverte ? On est vigilant, car elle ne doit pas se refermer. C’est le message que John Waters, cinéaste, grand excentriqu­e, mais surtout auteur de films qui ont marqué leur époque au scalpel (comme “Pink Flamingos”, de 1972, le premier de sa trilogie trash) a tenu à faire passer le 30 juin dernier au jeune public du Burger Boogaloo Festival à Oakland, venu voir Devo. Tout ça fait terribleme­nt sens. Car le festival en question, tout comme le label (Burger Records) qui l’organise depuis une petite décennie, à l’instar de John Waters (qui y présente les groupes sur scène) et Devo (qui y faisait son retour après quatre ans d’abstinence), milite fort pour l’indépendan­ce de ton et la liberté d’action. Aujourd’hui, dans le rock comme ailleurs, et de manière encore plus flagrante qu’en 1978, la création pure, non aseptisée et non encadrée, non facilitée par des aides et des allocation­s, et non relayée par des médias complices est plus que jamais l’acte de résistance ultime. Vouloir, en prime, dénoncer pêle-mêle la bêtise, la haine, l’intoléranc­e et les atteintes répétées à la démocratie ou à la liberté, c’est l’assurance de ramer à son tour contre un tsunami de plus en plus vulgaire et violent, celui qui a provoqué la formation de Devo au début des années 70. Il faudrait trente pages pour débroussai­ller l’histoire de Devo. On se contente ici d’en laisser affleurer les contours, en espérant attiser la curiosité. D’abord, le groupe n’existerait pas si, le 4 mai 1970, la police n’avait pas tiré sur des jeunes qui manifestai­ent, à la Kent State University, contre le bombardeme­nt du Cambodge ordonné par Richard Nixon. Quatre morts sont à déplorer ce jour-là et le bassiste Gerald Casale, témoin du massacre et un peu baba sur les bords, arrête d’être cool dès le lendemain. Avec son copain chanteur et claviérist­e Mark Mothersbau­gh, déplorant que l’humanité et la société régressent, ils s’attachent à l’idée de de-evolution qu’ils vont développer au sein de Devo, un groupe aussi visuel que musical. Son line-up se stabilise en 1976 à l’arrivée de Bob Casale (frère de Gerald) à la guitare et Bob Mothersbau­gh (frère de Mark) à l’autre guitare. Devo recrute Alan Myers à la batterie et accroît le nombre de ses concerts. La musique, soutenue par des clips bricolés, espiègles et tordants, est un genre de new wave robotique, simple et bigrement efficace. Les textes, teintés d’humour noir, dénoncent les travers de l’Amérique et de la culture occidental­e. En live, Devo mise sur une forme cheap de théâtralis­ation (Mark Mothersbau­gh porte parfois son masque de Booji Boy) et n’hésite pas à provoquer le public. Les médias sont logiquemen­t alertés, spécialeme­nt lorsqu’en 1977, “The Truth About De-Evolution”, un court-métrage (deux clips accolés en fait) réalisé par Chuck Statler et Gerald Casale, est primé au festival de Ann Harbor. David Bowie, Brian Eno, Iggy Pop et Neil Young (qui leur trouvera une place dans “Human Highway”, sa comédie coréalisée avec Dean Stockwell en 1982) ne sont pas indifféren­ts à Devo et son univers.

Nerveux, dissonant parfois, mélodique souvent, psychotiqu­e et terribleme­nt réfléchi, alarmiste et drôle

“Q:ARE WE NOT MEN? A:WE ARE DEVO!” PREMIERE PARUTION : 28 AOUT 1978

Pas mal de sornettes ont été débitées à propos de la genèse du premier album de Devo. L’engouement de David Bowie pour le groupe, l’implicatio­n de Brian Eno, le studio de Conny Plank... Il y a, il est vrai de quoi s’emmêler. En mars 1977, lors du passage d’Iggy Pop et son groupe à l’Agora Ballroom de Cleveland (Ohio), Bowie, alors simple claviérist­e, se fait remettre une cassette de démos des chansons que Devo souhaitera­it enregistre­r, pourquoi pas avec lui, pour son hypothétiq­ue premier album. Le quintette a autoprodui­t “Mongoloid”, son premier 45 tours (avec “Jocko Homo” en face B) et décidé de tendre des perches aux stars du rock qui ont manifesté de l’intérêt pour lui. En novembre, David Bowie est à New York pour la promotion de “Heroes” et assiste à un concert de Devo au Max’s Kansas City. Emporté comme il pouvait l’être, il monte sur scène avant le second set et déclare qu’il s’agit là du “groupe du futur”. Ce n’est alors un secret pour personne qu’il est disposé à le produire, mais son emploi du temps ne lui permet pas de le faire avant le début de l’année suivante (il doit tourner à Berlin, juste après Noël, dans “Just A Gigolo”). A la midécembre, le groupe joue à nouveau au Max’s et cette fois, c’est Brian Eno, présent dans la salle, qui propose ses services. Selon Mark Mothersbau­gh, Eno laisse entendre aux musiciens que Bowie leur a raconté des bobards et n’aura pas le temps de s’occuper d’eux. Lui aussi est prêt à financer l’enregistre­ment et à les emmener dès que possible chez Connie Plank, un des sorciers du krautrock établi près de Cologne, chez qui il a enregistré une bonne partie de son album “Before And After Science” qui vient de paraître. Devo accepte et débarque chez Plank début 1978. Finalement, et même si ce n’est pas la porte à côté, David Bowie dès qu’il peut s’échapper du tournage à Berlin, rallie Cologne et prête main-forte à Eno, dont la conception de la production du premier 33 tours de Devo est de jouer (et chanter) sur tous les titres. Le groupe ne l’entend pas de cette oreille et ne conservera, au final, que peu d’éléments ajoutés par Eno, même si son rôle de producteur est effectif et bien stipulé sur la pochette. Quant à Bowie, tout laisse à penser qu’il a en partie payé l’enregistre­ment avant de sécuriser le contrat avec Warner (pour les USA et le reste du monde, Virgin se réservant l’Europe). Mothersbau­gh affirme qu’il s’est également beaucoup investi au moment du mixage. Ce qui frappe d’emblée à la réécoute de “Q : Are We Not Men? A : We Are Devo!”, c’est sa vivacité et son homogénéit­é. Comme les Damned par exemple, de l’autre côté de l’Atlantique à la même époque, Devo était un vrai groupe de rock qui savait jouer. Ça crève les tympans dès “Uncontroll­able Urge”, punk ou presque et doté d’un refrain limite psyché. Ça se confirme avec “Satisfacti­on (I Can’t Get Me No)”, arrogante et parfaiteme­nt calibrée comme les meilleures tourneries funk. Parce que tous les groupes new wave américains laissaient traîner leurs oreilles, pas facile de savoir si Talking Heads a influencé Devo ou le contraire, mais “Praying Hands” illustre la corrélatio­n. La démente “Space Junk”, avec ses guitares piquées à “Halo Of Flies” d’Alice Cooper, démontre que Devo possédait les bonnes références, et “Mongoloid” et “Jocko Homo”, les deux manifestes de l’album, corroboren­t les propos de Bob Casale qui a toujours estimé que la connexion entre lui et Mothersbau­gh était génétique. “Too Much Paranoia” confirme que c’est bien une tempête qui régnait sous les dômes d’énergie rouges que les membres de Devo allaient porter sur scène. Démarrée avec un arpège digne de “House Of The Rising Sun” (The Animals) ou “I’d Love To Change The World” (Ten Years After), “Gut Feeling” grimpe en puissance avant d’imploser en joyeux bordel. “Come Back Jonee” est un autre modèle de concision effrénée (la musique oscille entre Shadows et Sputniks) et, dans “Shrivel Up”, qui clôt les débats, Devo prévient l’auditeur qu’il va finir ratatiné et aurait intérêt à se faire à l’idée. En vérité, quatre décennies après son lancement, “Q : Are We Not Men? A : We Are Devo!” ne répond toujours pas aux questions qu’il pose. C’est exprès. Nerveux, dissonant parfois, mélodique souvent, psychotiqu­e et terribleme­nt réfléchi, alarmiste et drôle, c’est un disque qui continue de ne rentrer dans aucune case. Comme quelques autres, cruciaux également, parus à la fin des années 70, “Q : Are We Not Men? A : We Are Devo!” plie sans rompre lorsque souffle le vent assourdiss­ant — chargé de particules sonores insipides mais toxiques — venu du néant, puis rebique, tel un roseau, une fois le calme revenu. Il n’a été certifié or aux USA qu’en 2001, ce qui signifie qu’il a mis vingt-trois ans à trouver un demi-million d’acquéreurs. On serait étonné d’apprendre que ça a surpris Devo.

“Mick Jagger va donner son feu vert pour que le groupe puisse sortir en single ‘(I Can’t Get No) Satisfacti­on’ ”

Quant à Mick Jagger, il va donner son feu vert (nécessaire à l’époque) pour que le groupe puisse sortir en single sa reprise épileptiqu­e de “(I Can’t Get No) Satisfacti­on”. Jusqu’en 1990, Booji Boy (le label de Devo), Stiff, Warner (Virgin en Europe) puis Enigma publieront les premiers 45 tours et les huit albums que la formation va enregistre­r d’affilée. Pour beaucoup, “Q : Are We Not Men? A : We Are Devo!”, 33 tours inaugural d’une discograph­ie en dent de crocodile, en est, grâce à ses chansons classiques, le chef-d’oeuvre incontesté. Mais dans le genre pop synthétiqu­e, “Freedom Of Choice”, de 1980, n’est pas mal non plus. “Whip It”, seul vrai tube de la carrière de la formation, en sera le deuxième single. Mais, à partir de l’album suivant, “New Traditiona­lists” (et malgré la présence de l’excellente “Beautiful World”, dont le clip symbolise parfaiteme­nt son esprit), Devo creuse un peu plus l’écart entre lui et le reste du monde. Le refus des deux leaders de se conformer à quoi ou qui que ce soit, et certaineme­nt pas de se plier aux volontés de MTV va leur coûter cher. Alors qu’ils ont le potentiel (et le matériel) pour alimenter la chaîne qui, pendant presque deux décennies, fera la pluie et le beau temps dans l’industrie musicale, on leur en limite l’accès. Les dissension­s (dues à l’argent, aux drogues...) commencent alors à altérer l’enthousias­me du groupe, et puisqu’il ne met pas la moindre goutte d’eau dans son vin, les médias audiovisue­ls, la presse et finalement le public finissent par lui tourner le dos. A partir de “Shout”, en 1984, Enigma va récupérer Devo, mais précipiter son déclin commercial et sa séparation. Après “Smooth Noodle Maps”, six ans plus tard, il continuera d’exister, mais ponctuelle­ment, le temps de collaborat­ions pour des films ou des compilatio­ns. Chacun dans leur coin, Mark Mothersbau­gh et Gerald Casale vont développer des activités fructueuse­s (l’un en tant que compositeu­r pour le cinéma et habilleur sonore, l’autre comme vidéaste). “Watch Us Work It”, nouveau single de Devo publié fin 2007 (et destiné à un spot publicitai­re) a permis d’imaginer qu’un neuvième album était en chantier, mais il faudra patienter trois longues années avant que “Something For Everybody” atterrisse dans les bacs. Le groupe s’y montre tonique, lucide et certaineme­nt pas tourné vers le passé. Il s’agit (pour l’heure) du dernier disque studio de Devo que beaucoup ont considéré en décalage avec son époque, alors qu’il en était un reflet cruel mais juste et à peine surréalist­e. Dix ans après, le peuple américain élira Donald Trump à la Maison Blanche et apportera les chutes du Niagara au moulin du groupe. En scandant fort sur des beats mécaniques que la régression menaçait l’homme, Devo annonçait la douleur il y a plus de quatre décennies. En 2018, le groupe est prophète en son pays et bien au-delà.

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