Le futur : une grande décharge KimFowley
Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilitation. Méconnus au bataillon ? Place à la défense.
“SNAKE DOCUMENT MASQUERADE” Antilles/ Island
AVANT DE S’AUTOPROCLAMER SEIGNEUR DES ORDURES, Kim Fowley naît hollywoodien, en 1939. Acteur de seconde zone qui cabotine aux côtés de Clark Gable, Ava Gardner ou Frank Sinatra, son père Douglas décroche un gros rôle dans “Chantons Sous La Pluie” alors que fiston a 12 ans. Kim grandit entouré de prostituées, défoncés, maquereaux, mafieux et demi-mondaines : ce sont les fréquentations du paternel, opiomane. Douglas se mariera huit fois, abandonnant fiston (ce qu’avait déjà fait la maman). L’ado va donc devoir vivre de rapines et de ses charmes, “auprès de vieilles femmes désespérées qui me voyaient comme un Lord Byron boiteux” — Kim ayant chopé la polio. Il monte un groupe, traîne sa patte avec Phil Spector, bosse pour Berry Gordy et Alan Freed, et connaît enfin la gloriole en produisant quelques hits, dès 1960. Il mènera ensuite de front plusieurs carrières : producteur manageur, compositeur mercenaire et artiste solo. A son tableau de chasse de producteur : The Seeds, The Modern Lovers, Gene Vincent, Soft Machine, Venus And The Razorblades, The Germs et sa création la plus célèbre : The Runaways. Ont enregistré ses compos : Byrds, Kiss, Cat Stevens, Alice Cooper, Them, Leon Russell, Kris Kristofferson, Dogs, Dead Boys, Sonic Youth, Nirvana, etc. A la fin de sa vie, le géant (près de deux mètres) bossait encore avec Ariel Pink et Bot’Ox. Et en solo ? On dénombre presque trente albums, qui naviguent entre garage, rock’n’roll, psyché, glam, freak-folk, space lo-fi, pré-punk — de l’excellent (“International Heroes”) au vite fait mal fait (“Born To Be Wild”). Spécialiste des concepts foireux, il divise “Son Of Frankenstein” en deux faces distinctes, “Alcoholic” et “Psychedelic” ; il recrute un sonorisateur de séries B pour “Frankenstein And The All-Star Monster Band”, défini comme étant “le clip
de ‘Thriller’ joué par des B-52’s prépubères.” “Sunset Boulevard”, quant à lui, raconte, du point de vue d’un vétéran du Strip, le débarquement d’une nouvelle génération sur les trottoirs de Los Angeles. Mais le plus disjoncté des barrés, celui qui n’a provoqué que des quolibets, c’est le concept qui préside “Snake Document Masquerade”. 1979 : ayant perdu sa poule aux oeufs d’or, les Runaways, Fowley a monté un groupe de filles similaire, The Orchids, mais la sauce n’a pas pris. Il lui faut une idée lumineuse. Il trouve celle-ci : l’an prochain, on passe aux années 80, enregistrons un album qui anticipe toute cette décennie — en dix chansons, une pour chaque année. Mais comment imaginer, en 1979, le son de 1983 ou 1988 ? En piochant dans toutes les lubies vaguement avant-garde du moment : il y a des chances qu’elles se répandent ensuite. Kim enquête auprès des enfants de ses connaissances, ou auprès de ses fiancées — elles ont 18 ans. Ils lui font écouter le punk synthétique de Suicide, le dub de PiL, l’électronique de Cabaret Voltaire, le funk rock des Talking Heads, le post-punk de Pere Ubu... Mais le king of garbage, pourtant expert en bizarreries, ne se voit pas prophétiser le futur avec des sons aussi rudes. Il ne s’agit pas seulement de parodier les Residents : “Snake Document Masquerade” doit refléter ce qu’on écoutera à la radio dans quelques années, il faut du commercial, ajouter dans le shaker ce qui cartonne à ce moment-là — le disco funk de Chic et toutes ces chanteuses soft rock comme Olivia Newton-John. Ce sera ça, les années 80 : un grand fourre-tout mi-radio, mi-marteau — sachant qu’avec Kim, c’est obligatoirement le côté maboul qui prendra toujours le dessus. Fowley, principalement armé d’un synthé rafistolé, invente-il ici le futur ? Oui, si on entend dans “Snake Document Masquerade” les prémices de toute la vague mutant disco et dance punk qui enflammera New York au début des années 80 via Was (Not Was), Kid Creole, James White, Material... Non, si on considère que Fowley ne fait là que pomper Ian Dury. Ce ne sont pas les eighties qu’il imagine, c’est être dans la peau de cet autre polio. Le cocktail explosif rock + reggae + funk + électronique + disco, il est déjà là, chez monsieur “Sex & Drugs & Rock & Roll”. C’est sa marque de fabrique, à Fowley : être à la fois copieur et pionnier, s’approprier les mouvements dans l’air du temps à sa sauce série B, à cheval entre la mascarade et le génial. “Snake Document Masquerade” sonne donc comme une version ancien combattant de Units, du Papy Creole sans coconuts, enregistré par un rocker qui fête ses quarante ans mais déborde d’idées. A en croire cet album captivant, les meilleures années de la décennie à venir, ce seront 1988, représentée par le suicidien “Searching For A Human In Tight Blue Jeans” (“I like her when she does the dog”), 1989 avec l’entêtant “Waiting Around For The Next Ten Years”, 1985 avec le malsain “Physical Lies”, 1980 et son teigneux disco-rock “Run For Your Life”, 1981 avec le reggae éthylique “Black Christmas”, 1986 avec le funk rugueux “Snake Document Masquerade”… Il s’agit bien d’un album visionnaire : Kim Fowley a vu le futur, et c’est une grande décharge. Les poubelles du seigneur des ordures recèlent de fascinants déchets.
Première parution 1979