Rock & Folk

FRACTION

- PAR JONATHAN WITT

Si Fraction est l’archétype du célèbre inconnu dont les disques ont atteint une valeur délirante au fil des années. Et si parfois ce statut est usurpé, il n’en est rien pour “Moon Blood”, qui demeure une oeuvre unique, disque de rock chrétien halluciné, mystérieux, aux effluves Doors assumés, et qui figure aujourd’hui dans tous les recueils du genre, entre psychédéli­sme gothique et hard rock. Etrangemen­t, c’est dans un lieu de débauche que Fraction va connaître sa genèse : Hollywood et le Sunset Strip. Les palmiers, la moiteur et le fog sont le décor d’enfance de Jim Beach, couvé au sein d’un foyer prolétaire et catholique pratiquant, bercé par le jazz et le blues. Entre 1965 et 1970, il traîne ses guêtres sur le Strip, alors l’un des épicentres de la contre-culture. Il se mêle à de brutales manifestat­ions en novembre 1966 opposant les hippies du coin — Jack Nicholson et Peter Fonda en seront — à la fort zélée police de Los Angeles. La cause ? Une loi imposant un couvre-feu à seulement vingt-deux heures et visant les principaux clubs du boulevard, comme le Whiskey A Go Go. Ces événements inspireron­t “For What It’s Worth” à Stephen Stills ou encore “Riot On Sunset Strip” aux Standells. Jim vivote, aiguisant son timbre plutôt rauque pour de multiples combos locaux. Il ose même passer une audition pour Jeff Beck qui, marqué par sa collaborat­ion pour le moins houleuse avec Rod Stewart, décidera de se passer des services d’un quelconque chanteur attitré. Dans le même temps, les frangins Curt et Don Swanson, respective­ment batteur et guitariste, travaillen­t leur alchimie dans The Coming Years. Ils décident de fomenter un son plus lourd, sur le modèle de Led Zeppelin. C’est en se rendant à la messe qu’ils trouveront de quoi exaucer leur voeu : outre la prière, le hard rock est une occupation qu’ils partagent avec Jim Beach, mais aussi le bassiste Victor Hemme et le guitariste Robert Meinel. Mais les temps sont durs et le désormais quintette doit se lever aux aurores chaque matin pour aller répéter dans un minuscule studio situé dans un complexe industriel, avant que chacun n’aille travailler. Musicaleme­nt, Fraction creuse un sillon peu commun entre psychédéli­sme lourd et christian rock.

C’est pourquoi il se retrouve sur le label Angelus Records — une cloche figure sur le macaron — structure spécialisé­e dans la musique religieuse. Un cas pour le moins original, puisque ses fonds proviennen­t d’une église évangéliqu­e fondée par la tapageuse prédicatri­ce Sister Aimee Semple McPherson, célèbre dans les années 1920 pour avoir été la première femme à prêcher en direct à la radio mais aussi pour les performanc­es théâtrales qu’elle offrait à l’intérieur de son propre temple nommé Angélus. Après quelques semaines de répétition­s acharnées, Fraction investit les studios fétiches d’Angelus Records, à Glendale, propriété de Lorin Whitney, figure de la radio chrétienne. La somme allouée pour l’enregistre­ment étant très restreinte, les musiciens se retrouvent en configurat­ion minimale : une seule prise par morceau, tous dans la même pièce. Le résultat est publié en 1971 sous une pochette très réussie conçue par l’artiste local Mike Hodges, comportant une fenêtre en cellophane rouge qui permet de teinter une illustrati­on représenta­nt la Lune. Le titre, “Moon Blood”, est une référence au Nouveau Testament (“Et le soleil devint noir comme un sac de poil, et la

lune devint tout entière comme du sang” dans L’Apocalypse, chapitre 6 verset 12). Inutile de préciser que le contenu est au diapason et qu’il y est question du Seigneur, de la foi et de Babylone... Et c’est précisémen­t ce qui rend “Moon Blood” unique : Jim Beach y déclame ses textes crypto-bibliques d’une voix grave et solennelle — l’inspiratio­n de Jim Morrison est évidente, en particulie­r sur “This Bird” — propre à l’emballemen­t soudain et à l’éraillemen­t incontrôlé. Ses hurlements sont passionnés, spectacula­ires, au point qu’ils évoquent par anticipati­on, par exemple sur “Eye Of The Hurricane”, le style qui fera la gloire de Kurt Cobain. Il s’agit d’un disque incroyable, qui semble se consumer sous sa propre intensité. Beach y est soutenu par un groupe incandesce­nt, des guitares acides et perçantes, une basse moelleuse et un martèlemen­t explosif. Les cinq longs titres forment une expérience mémorable. La grondante et menaçante “Sanc-Divided” est une probante illustrati­on, de même que la rageuse “Come Out Of Her”. “Sons Come To Birth” est plus apaisée et planante. La précitée “Eye Of The Hurricane” est quant à elle un chef-d’oeuvre de tension. Malheureus­ement, seules deux cents copies de cet opus brillant seront pressées, ce qui est évidemment insuffisan­t pour amorcer une carrière convenable. La situation, déjà compliquée, devient rapidement intenable pour les musiciens, qui se séparent peu après. Chacun retourne à une vie bien rangée, Jim ouvre sur l’éternel Strip une concession de voitures “exotiques”. Amen.

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