PEU DE GENS LE SAVENT
MON MOIS A MOI
Paris est une fête, une fête d’oligarques kazakhs, oui. J’imagine le brief du joaillier : “Quelque chose de parisien et international, moderne et
intemporel, etc.” Un lieu prestigieux privatisé, ici la Monnaie de Paris, il faut toujours un bel écrin pour emballer la camelote. La clientèle d’un défilé de mode dans un soap brésilien. Les mannequins déboulent comme aux Miss France, il sort des cordes de partout, des tambours japonais sur le toit, au centre un DJ-chef d’orchestre dirige à grands moulinets un pastiche de Woodkid mâtiné de Philip Glass ubérisé (il ne suffit pas de répéter quatre accords pour glassifier) et du “Boléro” de Ravel, c’est grandiose et complètement nul. Ça s’appelle Prequell, une espèce de Rondo Veneziano (sans le génie de Gian Piero Reverberi, écoutez son “Carnaval Op 9/3” de Schumann, publié en 1975) qui aurait troqué la livrée de laquais pour l’uniforme de voiturier. Attention, ils sont top priorité chez Universal, on risque d’en baver, le bon côté, c’est que ça va procurer du travail à des musiciens d’orchestre (à condition qu’ils soient jeunes et beaux). La soirée n’est pas terminée. Une deuxième scène s’ouvre ensuite et Gloria Gaynor apparaît. Son groupe assure, elle-même est impressionnante de présence et d’énergie, il y a juste un truc bizarre : aucune basse, pas même jouée à la main gauche au clavier. Pour du disco ça la fout mal, tout ce fric dépensé et ils ne peuvent même pas se payer un bassiste.
Aux Francofolies, ce qui frappe c’est l’amabilité générale, même les relous y sont sympathiques. L’équipe technique arpente la grande scène comme les chiens jaunes le pont d’envol du porte-avions Charles de Gaulle. En 5 minutes chrono ils parviennent à faire disparaître un orchestre symphonique. Il y a d’autres magiciens, ce sont les vedettes comme Jain qui réussissent à hypnotiser le public avec une bande-son en playback. Difficile ensuite de jouer à la main, les faux live de Nulle Part Ailleurs ont habitué nos oreilles à cette perfection factice. “Je m’appelle Eddy de Pretto et je suis sur tous
les réseaux sociaux.” Ainsi parlait le poète, qui achève son concert. Amen. Finalement, le plus organique, c’est Orelsan, avec son groupe qui envoie la purée. Sur le parking, à perte de vue, des bus de tournée double étage moteur allumé, pour faire marcher la clim. Si Guillaume Pépy n’avait pas saccagé le rail en France, et un certain ministre de l’Economie recréé la troisième classe avec ses autocars, il ne serait pas nécessaire de prendre l’avion pour aller à Luchon, et les mêmes inconséquents nous feraient moins la leçon avec le changement climatique.
“If You Give Enough”, des Lemon Twigs. Je ne sais rien d’eux, j’avais vu une photo, ils me paraissaient un peu trop stylés, il m’a suffi d’écouter cette chanson (merci Pierre J) pour oublier tous mes a priori : musique parfaite, arrangements haute gastronomie et voix royale. Colin Blunstone, Caravan, Hatfield And The North : il y a des milliards d’ingrédients de cet acabit dans cette chanson, qui aurait pu être faite à l’identique il y a 45 ans, et en même temps elle n’existait pas jusqu’à maintenant, un peu comme “It Ain’t Over Till It’s Over” de Lenny Kravitz, c’est presque mieux que ce que ça évoque. Oh et puis il y a assez de trucs moches comme ça dans la vie, on ne va pas se la gâcher parce que cette fille sublime ressemble à Ava Garner.
Les chers Jérôme Laperrousaz, Jac Berrocal, Jack-Alain Léger, Vigon, Marc Zermati, Richard Pinhas, Jean-Pierre Kalfon, Michel Peteau et Mickey Baker, mais aussi Jacques Thollot, Jef Gilson, Barney Willen, Ivan Jullien, Francis Moze, Ghérasim Luca, les disques Chandar, Pierre Lattès, Jacques Pasquier, Alan Jack, Claude Olmos, Bazooka, la boutique Le Discobole : ils sont tous, et bien d’autres, dans “La France Underground” (Rivages, 23€), de Serge Loupien (merci Cyril). A quand le doc sur Public Sénat ? Cette histoire musicale de la Cinquième République à travers ce qu’elle a engendré de mieux (à l’exception de Pierre Conty et ses tueurs fous de l’Ardèche, qui n’étaient pas, hélas, un groupe de free-rock façon Etron Fou) devrait être au programme scolaire. Loupien remet tout en perspective, le contexte politique, social, il est aussi précis, exhaustif et exact que passionnant. Gloire à lui d’avoir écrit ce livre fantastique qui permet aussi de voir à quel point Deleuze et Lacan ont fait des dégâts chez des musiciens surdoués comme Bernard Lubat, victime de la déconstruction comme d’autres de l’acide. Pendant une décennie le slogan
musique gratuite pour le peuple a bien saboté les concerts, transformés en terrains d’activités pour les forces de l’ordre et les autonomes. Les mêmes estimeront il y a quinze ans qu’un euro pour un morceau de musique c’est trop cher, tout en trouvant normal de claquer 1 million pour une chaise Jean Prouvé escamotée à une école du Cameroun. L’an dernier Laperrousaz avait montré la première heure de son “Amougies Music Power”, qu’il avait tourné avec Jean-Noël Roy à l’automne 1969. L’engagement sur scène y est impressionnant, à mille lieues des lieux communs
cool sur le psychédélisme et le jazz. On sent déjà, six semaines avant Altamont, quelque chose de noir, qui préfigure ces années 70 qui ne ressemblaient pas à la pub Boursin que certains reconstituent aujourd’hui. Le goût de Jean-François Bizot et d’Actuel pour les festivités tristes, avec échassiers et cracheurs de feu, est déjà là, la rigidité de Zappa également, qui peine à entrer dans l’univers de Pink Floyd lorsqu’il se joint à eux. Un dernier flash : le regard canaille de Keith Emerson quittant la scène après un invraisemblable numéro d’avaleur de sabres avec son L100.
“Vous n’allez pas me croire mais j’aime le rap.” Balladur avait déclaré ça il y a 25 ans, lors d’un safari à Mantes-la-Jolie. Finalement on ne l’a pas cru mais moi aussi j’aime le rap d’ici : Vald, Klub Des Loosers, JP Manova (“Is Everything Right”, clip des clips), MC Jean Gab’1 (“Viens”), Kamini (“La Bagarre”, chef-d’oeuvre). Jacques Wolfsohn, qui s’y connaissait en castagne, disait qu’avant les rappeurs c’étaient les accordéonistes qui pouvaient se montrer les plus imbéciles dans la hargne, poussant la compétition et le bling jusqu’à se vanter de payer plus d’impôts que leurs rivaux. Après le clash Aimable-Verchuren et Biolay accusant Grégoire de lui avoir piqué le refrain des “Feuilles Mortes”, le catch à onze Booba-Kaaris, artistes martiaux. On est bien d’accord, on s’en bat les couilles, pour rester dans le vif du sujet, même si le mal-être des protagonistes est palpable : derrière leur beauferie, leurs démonstrations de virilité sous anabolisants, leur tendance à déléguer dans l’affrontement (les Italiens disaient : “Trois gardes du corps, ça fait quatre morts.”) et leur chicore pas super efficace (ils s’en sont surtout pris à des flacons de parfum) on sent de gros questionnements, une forme de puberté tardive qui devrait alerter. Tiens, à propos, cette nuit j’ai rêvé qu’Alain Delon avait ouvert un restaurant, il faisait le service en kimono. Si vous avez une idée de ce que ça peut bien vouloir dire, merci d’écrire au journal, qui transmettra.