Le souffle raccourci par les cigarettes
Il va falloir voir double. Et regarder dans le blanc des yeux. Alors que les amateurs des Beatles (et Universal) s’apprêtent à fêter comme il se doit le cinquantième anniversaire du WhiteAlbum (“The Beatles” de son vrai titre, mais que les Français appellent DoubleBlanc depuis un demi-siècle), Eagle tire une balle, à blanc et double également, histoire de participer aux réjouissances. “Imagine” et “Gimme Some Truth”, attribués à John Lennon, sont réédités en DVD, Blu-ray et téléchargement légal, sous la forme d’un même produit. Bien vu. Universal qui détient aussi les droits de distribution des catalogues des ex-Beatles et publie simultanément “The Ultimate Collection” — une plongée dans l’album “Imagine”, plus ou moins profonde selon le support choisi (du coffret six disques au CD simple en passant par le double-vinyle transparent, qui, à n’en pas douter, va créer la sensation sur eBay) — est donc omniprésent dans l’affaire, puisque la major commercialise également les sorties Eagle. Et aussi le nouveau Paul McCartney. Tout ça à trois mois de Noël. Les Beatles font toujours recette et les héritiers se frottent les mains. En ce qui concerne “Imagine” et “Gimme Some Truth”, images et son ont été remasterisés. L’audio, notamment, a été confié à Paul Hicks qui maîtrise l’affaire des Fabs plutôt bien. En effet, son nom a déjà été (et en particulier) associé à une entreprise d’ampleur majeure : le remastering de leur catalogue entier, il y a presque une décennie. Les deux films (le second est davantage un documentaire que le premier) ont été principalement tournés durant l’enregistrement de “Imagine”, le deuxième album solo de Lennon après “John Lennon/ Plastic Ono Band”. Les premières séances se sont déroulées au printemps 1971 à Tittenhurst Park, la résidence que Lennon possédait alors à Ascot, et des re-recordings ont eu lieu dans la foulée à New York, aux studios Record Plant. C’est là où King Curtis a soufflé dans son saxophone sur deux titres et où des cordes ont été ajoutées en surimpression.
Elles étaient jouées par des musiciens du New York Philharmonic Orchestra, triés par Allan Steckler de ABKCO et surnommés TheFluxFiddlers ; leurs parties ont été écrites par Torrie Zito. La précision est importante car “Imagine”, comme plusieurs enregistrements de John Lennon de la décennie, a été coproduit par Phil Spector. Elles ont beau être cruciales, les contributions du maçon sonique à certains enregistrements ont souvent été synonymes de flou artistique et on lui a parfois attribué des talents qu’il n’avait pas. Et donc, ceux qui reprochent à Spector d’avoir mis trop de sirop sur “Imagine”, la chanson, ou “Jealous Guy” doivent savoir qu’il n’y est en fait pour rien : les cordes d’orchestre sont un choix de Lennon et leur arrangement, l’oeuvre de Zito. Diffusé, la première fois, à la télévision américaine en décembre 1972, “Imagine” a été tourné par les Lennon l’année précédente en Angleterre, aux USA et un peu au Japon. Il s’agit d’une succession de vidéos rudimentaires (on appelait ça des scopitones en France) de morceaux de l’album, prétextes à montrer le couple sous toutes les coutures, souvent tendre, parfois exaspérant. Le célébrissime clip de la chanson “Imagine” que John chante au piano blanc tandis que Yoko ouvre les volets provient de ces tournages. En un peu plus d’une heure, on le voit se faire tirer le portrait dans son jardin, en mode garden-party avec des VIP d’époque (Miles Davis, Andy Warhol...), aux WC, ramant avec sa douce à bord d’une barque, jouant aux échecs, glissant des choses à l’oreille de l’acteur Jack Palance et de l’animateur de télévision Dick Cavett, bref, faire son Lennon. Et ce n’est pas tout. Puisqu’ils ne faisaient qu’un mais comptaient au moins pour deux, Yoko est à l’honneur dans quelques extraits mis en images de “Fly”, le double-album qu’elle a publié le même mois que “Imagine” et qui n’a pas rencontré, tant s’en faut, le même succès. “Gimme Some Truth”, sorte de making of avant l’heure de “Imagine” (l’album) est évidemment le plat de résistance de cette livraison désormais proposée dans un seul et même boîtier. Réalisé par Andrew Solt, une pointure américaine du documentaire musical à qui on devait déjà “Imagine : John Lennon” — un film de 1988 sur le musicien dont la section consacrée aux Beatles escamotait un peu trop les trois autres — “Gimme Some Truth” permet de le voir évoluer en studio à Ascot (mais pas à New York malheureusement) entouré d’une partie de ceux qui ont participé à l’enregistrement. La valeur historique de certaines séquences est inestimable puisqu’on y voit, en action, quelques partenaires particuliers comme l’épatant pianiste Nicky Hopkins (“Imagine”, “Oh My Love”) et Phil Spector tournant les boutons de la console et essayant de chanter, avec John, des harmonies vocales à un endroit que l’ingénieur du son Philip McDonald peine à repérer (sur “Oh Yoko!”). “Jealous Guy” donne l’occasion de voir John chanter (un peu) avec son effet préféré sur la voix, l’ADT (un doublage artificiel inventé par Ken Townsend, un des ingénieurs du son d’Abbey Road). Sur “Gimme Some Truth”, le souffle raccourci par les cigarettes, il s’époumone comme il était capable de le faire lorsqu’un sujet lui tenait à coeur. Pour le plaisir des yeux et des oreilles, on constate que la guitare arpégée de la romantique “Oh My Love” est jouée par George Harrison. Un peu plus loin, Lennon explique que “How Do You Sleep?”, adressée à un certain Paul McCartney qui n’en demandait pas tant, est bien “unechansonméchante”. Ce passage du film est un de ceux où l’influence de Yoko Ono, en tant que coproductrice du disque de son mari, saute aux yeux. John, qui lui fait confiance, écoute attentivement ce qu’elle lui glisse plus ou moins discrètement et, avec ses mots à lui, le transmet aux musiciens. Bien sûr, un des temps forts du film reste ce moment où un fan, qui s’est infiltré dans le parc de la résidence du couple, discute au matin avec John sur le pas de sa porte. La conversation, jusqu’à ce qu’il l’invite à se restaurer, est aussi touchante que surréaliste. Le film s’achève par des images déjà utilisées dans “Imagine” (mais plus belles que jamais) et quelques autres teintées d’insouciance (Julian Lennon et ses petits copains, John et Yoko qui indiquent à leur menuisier à quel endroit monter la maison en bois sur l’île au milieu de l’étang à Tittenhurst Park, et insistent sur la nécessité de rajouter une fenêtre derrière “pouryvoirdesdeux
côtés”). Evidemment, ici, le destin ajoute du drame à l’anecdotique. A la fin de l’été 1971, John Lennon allait décoller de Heathrow pour les Etats-Unis. Il ne remettrait plus jamais les pieds en Angleterre. Même pas en cendres.