PAUL WELLER
Personne n’a jamais acheté un nouvel album de Weller par nostalgie, mais plutôt par curiosité
A 60 ans, l’Anglais publie son quatorzième album en solo. Comment l’homme des Jam a-t-il su rester perpétuellement perspicace, y compris avec le Style Council ? Tentative de réponse.
Le nez semble avoir poussé en même temps que ses cheveux qui, désormais, tombent au-dessus des épaules. Est-ce dû à l’apparition de ces profondes rides, ce double coup de rasoir qui lui pourfend les joues et fait ressortir cet affaissement en amont de sa mâchoire, comme si on lui avait arraché les molaires ? Où tout simplement parce que Paul Weller vient d’avoir soixante ans et qu’à cet âge, les oreilles et l’appareil nasal continuent de croître quand le reste du corps s’effondre ? Pourtant, sur les photos récentes, sa silhouette, légèrement amincie, apparaît aussi raide que son intégrité légendaire. Le Modfather a vieilli et, pour marquer le pas, choisi de sortir un disque acoustique et crépusculaire, “True Meanings”, en harmonie avec son état d’esprit.
“Les forces de l’ombre veulent nous traîner vers le passé, dit-il très sérieusement aux confrères anglais de Mojo, c’est presque comme sentir les premiers remous de la Troisième Guerre mondiale.” Quelle étonnante déclaration de la part d’un homme ayant traversé sa vie comme Ulysse : sourd aux sirènes des époques, car bien amarré à ce haut sentiment esthétique qui se traduit chez lui par une allégeance à la philosophie moderniste.
C ’est ainsi que, contrairement à sa génération ayant essuyé le chômage de masse, l’invasion du crack et le rapport de force politique, non pour installer une société hédoniste mais pour survivre, Paul Weller a connu l’ascension sociale à la seule force de sa musique. Il aurait pu, comme ses camarades de Woking, cette banlieue ouvrière au sud-ouest de Londres, partager son temps entre le poste de télévision et les files d’attente toujours plus longues devant les pointeuses de Jobcentre. Peut- être parce qu’il était un peu trop malin pour se laisser couler, ou pas assez doué pour suivre des voies académiques, sa tête restait pile à la surface de l’eau, lui permettant d’emprunter une voie jusqu’alors inédite : la sienne. D’où cette méfiance forcenée qu’il entretient envers l’école, lui qui a systématique inscrit ses très nombreux enfants dans des établissements à la pédagogie parallèle. Paul Weller donc, fils aîné d’une femme de ménage et d’un homme jonglant entre le noir des taxis et le bleu de travail des chantiers, partageait, avec ses parents et sa soeur, ce petit appartement de Woking où, chose bien banale dans ses rutilantes années soixante, les sanitaires n’existaient tout simplement pas. Pour trouver de la dignité dans la misère, les sujets de Sa Majesté les plus pauvres s’inventèrent leur propre aristocratie. Ils baptisèrent leurs grandes familles Mods, Skinheads, Suedeheads, clans ou sous-cultures ayant réinventé la musique noire à la manière dont Picasso utilisa l’art africain dans son cubisme : le modèle original était devenu bien méconnaissable au contact de la civilisation européenne. Ces enfants de la guerre associèrent leur art à une apparence entièrement italienne, des coupes de leurs costumes aux designs de leurs deux-roues. Voici dans quelles parures les fils et filles du prolétariat affrontaient ce monde où, comme le chantait John Lennon dans “Working Class Hero”, “dès votre naissance, on vous fait vous sentir petit”. C’est cette initiation que suivit le jeune Weller, le faisant pénétrer, à peine pubère, dans ces sociétés secrètes spontanées où les pairs se reconnaissent à un ourlet de pantalon. Définition de la modness selon l’intéressé : “Une sorte d’individualisme que tu ne peux pas obtenir si tu restes imbriqué dans la masse.” Cette haute dose de sophistication lui permit d’échapper à la bêtise du monde, car seulement trois voies permettaient aux gosses de la wo’king class de s’évader : le foot, la musique, et la mode.
Sociétés secrètes spontanées où les pairs se reconnaissent à un ourlet de pantalon
Chaque fin de semaine, Paul Weller se sapait pour aller danser, avec le club de foot local, sur du James Brown. Comme il nous dira quelques décennies plus tard : “Nous n’étions peut être pas les gens les plus propres, mais tous les week-ends, nous étions les plus sharp.”
Surplomber la musique anglaise
Bien sûr, c’est tout ceci qu’incarnèrent les Jam, avec tant de brio, que le phénomène ne fut jamais réellement compris en dehors de son île. Car pour saisir ce groupe il faut connaître ces petites villes sinistres, théâtre des textes de Weller à l’époque, celles où “vous feriez mieux d’arrêter de rêver à une vie tranquille, car c’est celle que vous ne connaîtrez jamais” (“Town Called Malice”, 1982). Ces paroles, leur musique, cette manière de faire ronfler la basse et arracher les six cordes de la Rickenbacker, firent d’eux ce que Dylan fut pour la jeunesse américaine de la première moitié des sixties : des modèles, des guides, une lumière dans le brouillard. Pourtant, après “In The City” et “This Is The Modern World”, Weller sentait déjà son désintérêt pour ce groupe d’adolescence. Les Jam auraient pu être un feu de paille si leur chanteur n’était retourné dans l’immeuble de brique perché sur cette colline de Woking afin d’écrire l’album qui fit pénétrer la jeunesse anglaise dans cette nouvelle dimension : “All Mod Cons”. Le génie musical du groupe étant régulièrement exposé dans ces pages par Nicolas Ungemuth, nous nous contenterons de rappeler ici qu’à partir de ce LP, Weller s’approprie l’écriture narrative de Ray Davies, “le seul de sa génération à ne pas avoir copié
les Américains”, ce qui débouchera sur une série de classiques — “The Eton Rifles”, “Going Underground”, “Start”, “Town Called Malice”,
“Beat Surrender”, titres ayant tendance à se placer dans le top trois des charts anglais. Aussi, à mesure qu’avançait la discographie de son groupe, Weller laissa de plus en plus transparaître ses influences noires, allant jusqu’à effectuer sa dernière tournée avec une section de cuivres et Ady Croasdell, DJ de northern soul et pilier du label Kent, qui chauffait alors la salle de sa collection de singles. Ainsi fit-il mentir à tout jamais ce premier article d’une certaine Caroline Coon dans un Melody Maker de 1976 qui, au lendemain d’un concert donné devant le stand du disquaire Rock On à Soho, décida que le groupe était
revivaliste. En surplombant la musique anglaise, la polémique était close et Paul Weller n’aura plus jamais à porter cette pancarte : “Comment puis-je être un putain de revivaliste à seulement 18 ans”.
Stakhanovisme du modernisme
Le 11 décembre 1982, rien ne semble trop grand pour mettre en scène la séparation du plus grand groupe anglais : le journal télévisé du soir interviewa Weller les mains bien calées au fond des poches de son trench, la silhouette perdue dans un soleil d’hiver descendant sur une mer balayée par le vent. Au moment de rentrer chez elle, sa mère trouve une armée de gosses en parkas en train de pleurer sur leur scooter. Ils l’interpellent : “Madame Weller, est-ce que vous ne pourriez pas lui faire changer d’avis ?” On a assez loué le courage qu’il fallait pour sabrer les Jam alors au plus haut. On a peu insisté sur celui nécessaire pour, trois mois après la mise à mort, sortir le single de “Speak Like A Child” et son clip idiot, dans lequel, clin d’oeil ironique, Weller porte le trench de la fameuse interview. Le monde découvrait le Style Council, ce conseil du style qui sera sa nouvelle base arrière pour les années 80. Voilà qui a bien dû faire ravaler leur morve aux pleurnichards en scooter : les cuivres y sont bien criards, les basses slappées et l’orgue donne au tout un côté jazzy de fête de village vacances. Paul Weller, secondé par Mike Talbot des Merton Parkas, un groupe droit sorti de la cuisse des Jam, va livrer une sorte de jazz rehaussé aux technologies de l’époque, traversant insidieusement la membrane des sixties pour retrouver les éléments esthétiques des années 50. Les premiers singles sont joyeusement bouffons et, new romantism oblige, les clips sexuellement ambigus. Avec son premier album, “Cafe Bleu”, le groupe touche au sublime, hanté par cette solitude qui se pare des oripeaux du festif, une voilette travestissant un existentialisme dont l’abîme fut incarné par des acteurs de la stature de Marcello Mastroianni entre 1957 et 1963. Etonnant, Paul Weller, ce porte-parole de la génération abandonnée des punks, touche à la mélancolie suicidaire du Saint-Germain historique dans ses interprétations de chansons telles “Headstart For Happiness”. Lui qui aime si peu sa voix s’illustre pourtant en immense chanteur de ballade nocturne, velouté et tragique le temps d’un chef-d’oeuvre, oui, un chef-d’oeuvre, nommée “My Ever Changing Mood“. Difficile d’être touché par cette musique quand on n’a jamais connu les nuits où, le coeur dispersé sur le carrelage, la fenêtre ressemble au meilleur moyen de quitter l’immeuble. Afin de souligner ce dandysme de starlette poursuivi par les paparazzi — comme sur la Via Veneto recréée à la Cinecittà par Fellini — Weller et Talbot écrivent le jazzy “The Paris Match”, une chanson de roman noir. Avec génie, le groupe garde ce côté un peu toc que devait posséder la culture populaire de ces années, un vernis se voulant rassurant pour la bourgeoisie d’époque. Après le très bon “Our Favorite Shop”, le groupe devient énorme, se politise, cofonde le Red Wedge, une organisation de musiciens faisant campagne pour le Labour Party et contre Margaret Thatcher. Puis, il pousse le stakhanovisme du modernisme au-delà du précipice, en se suicidant artistiquement avec l’enregistrement d’un album de house music, refusé par Polydor. Nous sommes en 1989 et voici Weller répudié, esseulé, profondément déprimé, réunion des conditions nécessaires pour nous prouver que le phoenix, majestueux oiseau, renaît avant tout dans les cendres.
Sur les bords de la Tamise
En 1992, alors qu’il autoproduit son premier album homonyme, Paul Weller, ce héros, commençait ses concerts par “What’s Going On” de Marvin Gaye. Une vidéo, tournée au caméscope dans le feu disquaire Tower Records de New York, expose la situation : Mr Weller est devenu un soul man. Aux yeux bleus, comme on dit alors, même quand les siens sont couleurs Ray Ban. Pendant que U2 sort “Zooropa”, Weller enchaîne “Wild Wood” et “Stanley Road”, deux grosses ventes qui ne doivent pas éclipser les merveilleux “Heavy Soul” et “Heliocentric”. A l’époque, Noel Gallagher le cite à longueur d’interview, la britpop s’étant trouvée un géniteur qui leur survivra tant son talent leur est supérieur. La télévision et la radio anglaise le fêtent régulièrement, en diffusant notamment un concert surpuissant sur les bords de la Tamise. Une génération n’ayant jamais entendu les Jam tombe sous le charme. Ainsi, personne n’a jamais acheté un nouvel album de Weller par nostalgie, mais plutôt par curiosité. Avoir cultivé ce sentiment chez son public est un de ses hauts faits d’armes. Car Weller, contrairement à la quasi-totalité des rock stars, est un homme en qui ont peut avoir confiance. Preuve de cette fiabilité, ce dernier aime plonger son regard très profondément dans celui de ses interlocuteurs. Droit dans les yeux, nageant dans les eaux de leurs âmes, il laisse entrevoir, en retour, une force presque anachronique, tant ce caractère semble inconvenant de nos jours. S’il s’adonne à cet exercice avec tant de facilité, c’est parce que Paul Weller peut se regarder en face, sans blêmir : il a vécu libre, avec décence et courage. Au fond, cet homme restera à jamais un artiste exemplaire.
Une armée de gosses en parka en train de pleurer