“Who’s Next” TheWho
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non. Première parution : 14 août 1971
Après
une critique de la société consumériste dans “The Who Sell Out”, Pete Townshend écrit un opéra rock dont le héros, Tommy, champion de flipper, devient, après avoir recouvré la vue, l’ouïe et la parole, une sorte de gourou dont l’enseignement pour le moins flou apporte à ses adeptes une forme de félicité. Se sentant exploités, les fidèles finissent par rejeter leur maître (“We’re Not Gonna Take It”), mais le maître a progressé sur sa voie initiatique. Lors des représentations de “Tommy”, la réaction du public impressionne fortement Townshend. Il a le sentiment que sa musique permet à l’âme de ses spectateurs de sortir de leur corps. Nourri des théories du musicien soufi Inayat Khan, de l’influence de son gourou — Meher Baba — dont il n’a lu que les ouvrages et d’une consommation régulière de stupéfiants, Townshend théorise un bric-à-brac idéologique dans lequel la musique devient la matière même de l’enseignement et doit, en s’adaptant spécifiquement à chaque auditeur, le libérer spirituellement. C’est le projet “Lifehouse”, mettant en scène une fiction à la “1984”, où une partie de la population, enfermée dans une illusion entretenue par un état totalitaire, sera libérée de son aliénation par des rebelles pratiquant le rock... Une préfiguration de “Matrix”, en quelque sorte. La complexité musicale du projet entrave sa réalisation et le groupe se résout à revenir à un album plus classique de chansons — toutes issues de “Lifehouse” à l’exception de “My Wife” — laissant ainsi de côté l’idée d’un concept album. Mais, l’abandon du concept “Lifehouse” rend l’illustration de l’album difficile car, sans fil conducteur, il n’est devenu qu’une juxtaposition de compositions. Un titre est néanmoins donné : “Who’s Next” — Townshend utilisera jusqu’à satiété les jeux de mots avec
Who : “Who Came First”, “Who By Numbers”, “Who Are You”... Deux projets de pochette sont réalisés pour répondre à cette question mystérieuse et dénuée de point d’interrogation :
qui sera le prochain. Le premier montre Keith Moon portant guêpière, perruque blonde et arborant un fouet. Le deuxième est un collage de photos de femmes obèses et nues dans des poses lascives. Les deux propositions sont refusées par la maison de disques, qui les juge vulgaires, ce qui ne contrarie pas outre mesure Pete Townshend qui ne les appréciait guère. Puis, arrive ce fameux retour en voiture d’un concert donné à Sunderland le 7 mai 1971. Les multiples versions de l’évènement s’accordent pour dire que Pete, au volant, roulait très vite, jusqu’à effrayer Ethan Russell, immense photographe de la scène rock qui commit, entre autres, la pochette de “Let It Be” des Beatles et de “Through The Past, Darkly (Big Hits Vol 2)” des Rolling Stones. Malgré la vitesse, Pete voit plusieurs piliers en béton plantés à la verticale dans un terril de la banlieue d’Easington Colliery. Il fait immédiatement demi-tour et entraîne le groupe à s’agréger autour de l’un d’eux, comme le faisaient les Australopithèques dans “2001: L’Odyssée De L’Espace” de Stanley Kubrick. Dans un premier temps, les quatre membres du groupe rejouent la fameuse scène du film où les primitifs découvrent l’objet : peur, approche méfiante et enlacement de la stèle. Mais, tout cela file une parodie sans mordant, jusqu’à ce que Pete urine sur le monolithe, et là, un nouveau sens se dégage de la scène. John, Keith et Roger étant un peu à sec, de l’eau est jetée sur le béton. Lors de la composition, Ethan Russell substitue le ciel d’origine, très pâle, par un ciel plus contrasté provenant d’un autre shooting, rendant la scène plus solennelle et intense. Malgré ce clin d’oeil à “2001”, la pochette reste néanmoins énigmatique se soumettant à plusieurs interprétations comme les grandes oeuvres de la peinture classique. La première qui vient à l’esprit nous est donnée par le titre — à qui le tour — et sa connotation sexuelle, héritage des essais des pochettes précédentes. Ainsi, la stèle devient un pénis, enfoncé dans la terre. Chaque membre remonte sa braguette, apparemment satisfait. N’ont-ils fait qu’uriner ? Est-ce une condamnation de l’asservissement à la sexualité promu par la société moderne ? Mais la référence à Kubrick semble incontournable. On sait que Townshend avait demandé au réalisateur d’adapter “Tommy” à l’écran. En préparation de “Orange Mécanique”, Kubrick ne donna pas suite. Est-ce une réponse cinglante à ce refus humiliant ? Pour aller plus loin, rappelons-nous la fonction du monolithe dans “2001”. Apparu un matin, l’objet intrigue et effraye le plus hardi d’un groupe d’hominidés qui vient de perdre l’usage d’un point d’eau au profit d’un groupe rival. Dépassant ses peurs, l’homme primitif touche la stèle et est imité par les membres de sa communauté. Dès lors, ils comprennent que l’usage de la violence sur l’autre groupe leur redonnera l’accès à l’eau. Une ellipse temporelle amène en 2001 et le spectateur comprend que le monolithe noir a permis au primitif de devenir homme et de construire la société moderne. Après la découverte d’un monolithe similaire sur la Lune, une expédition spatiale est organisée vers Jupiter où un autre monolithe a été localisé. Au terme du voyage, le spationaute missionné rencontrera sa mort, puis ce que l’on pourrait identifier à un principe créateur. Enfin, il renaîtra. Si on s’en tient à cette analyse identifiant le monolithe à l’esprit divin, il semble clair qu’uriner sur ce totem le symbolisant, puis lui tourner le dos, revient à le dénigrer, à le nier. Ce qui paraît surprenant de la part de Townshend puisque, tant sur un plan personnel qu’artistique, la recherche de la spiritualité est au coeur de sa démarche. A y regarder de plus près, cette contradiction semble une constante philosophique présente dans les oeuvres de science-fiction contemporaine, du livre “Le Seigneur des Anneaux” aux films de la série “Star Wars” en passant par “Matrix”. Dans toutes, il existe bel et bien une force non-humaine qui donne sens et ordonne notre monde, mais n’est jamais identifiée à un Dieu. Après tout, Dieu n’est-il pas mort ? Ainsi, avec la pochette de “Who’s Next”, Townshend a résumé toute la problématique qui parcourt le vingtième siècle et qui est encore à l’oeuvre aujourd’hui. A savoir : comment parler d’un principe supérieur vers lequel les sages aspirent sans évoquer Dieu. Au passage, Townshend a également répondu à la faillite du destin de Tommy : sans Dieu, il ne peut y avoir de maître.