Rock & Folk

Aretha Franklin 1942-2018

La majestueus­e Lady Soul est morte au coeur du mois d’août, à 76 ans

- PATRICK EUDELINE

Elle qui était née à Memphis mais avait grandi à Detroit, est morte à Detroit. Comme un symbole. Detroit, capitale de l’âme. Il n’y avait que Martin Luther King pour être plus connu, populaire et aimé qu’elle. Même Cassius Clay, James Brown... Non, la fierté noire, c’était Aretha. J ’ai connu Aretha quand elle était la reine des juke-box, des autotampon­neuses et des pistes de danse. Avec “Respect” ou “Chain Of Fools”, “Baby I Love You”, “Save Me”, “The House That Jack Built”, jusqu’à “The Weight”. Les tubes, le jerk dansé jusqu’à plus soif. Elle était à Julie Driscoll, Dusty Springfiel­d, Lulu et toutes les autres (jusqu’à Amy Winehouse) ce qu’était Ray Charles pour les garçons. La soul incarnée. Le gospel sécularisé. Le modèle. Aretha comme Ray, juste un peu plus tard, aura accompli ce prodige : emmener au bordel la tension religieuse, le désir de ciel et d’absolu. Devenu chez elle désir d’amour. Columbia la rêvait chanteuse de jazz ou de vague country, comme Ray, elle devra attendre de signer chez Atlantic pour se révéler vraiment. Oui, cela s’appelle sécularise­r le gospel. Le gospel, c’était des harmonies qui n’avaient qu’un but : monter, et monter encore. Parce que le ciel est en haut. Hurler, hurler, jusqu’à Dieu. La soul, c’était la rencontre exacte du blues et de ce gospel-là. L’église ? Elle en venait. Famille de pasteurs (le révérend Franklin !), gamine découverte par John Hammond dès 1956. Comme Ray Charles encore, elle devra attendre de signer chez Atlantic pour que les tubes tombent à la pelle, qu’elle devienne la Queen of Soul. Elle qu’on devinait boulotte, apprêtée sur les pochettes, coiffée et défrisée comme une Diana Ross, portait enfin ce titre pour l’éternité. La soul ? Les sixties sont partagées entre le son des guitares et les cuivres de cette musique. Oh, les chanteuses black abondent évidemment, et pas des moindres, à s’essayer à ce son. Brenda Holloway, Etta James reconverti­e, Martha Reeves, Bessie Banks, Mary Wells, Fontella Bass, Barbara Lynn, Betty Everett, Veda Brown, Inez Foxx, Irma et Carla Thomas : on ne les compte plus... La concurrenc­e est rude. Toutes les gamines black à avoir usé leur caraco et robe blanche du dimanche dans les églises et leurs choeurs baptistes rêvent d’être signées par Stax, Volt ou Atlantic, les maîtres du game. Aretha, dès “Respect”, fait presque oublier qu’elle a eu des concurrent­es. Seule Tina Turner, Diana Ross, peut-être, arrivent à exister encore face à elle, à partir de 1968. Ike, malin, a compris que Tina possède la seule chose qu’Aretha n’aura jamais. Le sexe, même un peu sale et facile. Aretha, elle, est née pour la dignité. Cela sera même le sujet préféré de ses chansons. Instinctiv­ement, c’est ce qu’on écrit pour elle. Dignité en tant que femme, “Respect”. Dignité en tant que femme noire, “Think”. “Respect” avait été définitif. Chanté par Otis, c’est une déclaratio­n macho et presque ringarde dans un contexte de libération des femmes... Pour tout dire, par Otis, ce n’est — presque — qu’un blues de plus. “Un peu

de respect quand je rentre.” Chanté (et épelé !) par Aretha, ce n’est plus la même. A retha, bien sûr, est déchirée. Rien n’est jamais si simple... Respect ? En fait, son premier mari — Ted White — impresario des années d’or, qui, par sa fonction, ne la quitte pas d’une semelle — la cogne comme jamais un Ike n’a osé toucher une Tina. Elle est attendue comme une sainte, elle qui sera le plus beau symbole de la fierté noire féminine, qui vient du gospel et va bientôt un jour y retourner (l’album “Amazing Grace”. Plus grosse vente, quasi, de gospel avec Elvis en 1972) est alcoolique depuis 1962. Le divorce en 1969 n’y a rien fait. C’était sa réponse personnell­e aux coups de Ted White. Or elle doit le cacher. Personne ne veut d’une Aretha titubante, d’une Aretha qui se laisse aller. Pas quand on a épelé “Respect”. Pas après la mort de Martin Luther King. Le grand public noir ne connait qu’elle. Et ne l’a jamais oubliée, même pendant les années sombres des seventies, avant que les Blues Brothers ne la relancent. Elle ne peut les décevoir. Elle ne mourra pas de cela le 16 août 2018. Juste de cette bile qui la dévora alors : cancer du pancréas.

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