Rock & Folk

EVA IONESCO

L’actrice française se remémore ses nuits au Palace dans “Une Jeunesse Dorée”, le deuxième film qu’elle réalise.

- Thomas E. Florin

“Dans la DS de mon fiancé”

Sur le papier, sa vie ressemble à une allégorie des seventies, tellement ancrée dans la fantaisie et le drame de son époque qu’on en viendrait à s’étonner qu’elle soit là, devant nous, vivante. Seulement, Eva Ionesco n’est pas de ces artistes sans oeuvre : elle a écrit un livre, réalisé deux films, dont le dernier, “Une Jeunesse Dorée”, parle d’un club, le Palace, pour montrer comment les adultes initient puis abîment ce que la jeunesse possède de plus précieux : son idéalisme. Eva, l’amie d’Alain Pacadis et Edwige Belmore, égérie du Palace donc, n’est pas une collection­neuse. Cette musique, le rock’n’roll, elle a vécu à son diapason. Alors, pour parler de celle-ci, elle reçoit Rock&Folk à deux pas de l’église Saint-Roch, où, ironie du sort, bon nombre de musiciens ont reçu leur éloge funèbre.

Le rock, les films noirs, le cinéma italien

ROCK&FOLK : Premier disque acheté ?

Eva Ionesco : Chez moi c’est très simple : le diamant de mon électropho­ne était cassé et on n’a jamais su le remplacer. Ma mère détestait qu’on écoute de la musique et ma grand-mère aussi. Alors, les premiers disques que j’ai entendus, c’était chez les gens, en sortant, soit à Londres, soit aux Etats-Unis. La première chanson dont je me souviens, c’est “Mercedes Benz” de Janis Joplin. Parce qu’il n’y a pas d’instrument, seulement la voix de cette femme et ça m’a marqué.

R&F : Vous profitiez de la musique chez les autres ? Eva Ionesco : Voilà. Je ne connaissai­s même pas le nom des groupes ou des chanteurs, je savais vaguement reconnaîtr­e les chansons, mais je n’avais pas la pochette. J’avais 9 ou 10 ans, je faisais les photos avec ma mère, et on entendait “Dirt” des Stooges ou le Velvet Undergroun­d chez des gens. Tout cela me plaisait beaucoup. R&F : Dans “My Little Princess”, votre premier film qui parle de cette période de votre vie, la mère appâte sa fille pour un shooting à Londres en lui disant : “Si tu ne viens pas, tu ne rencontrer­as pas Sid Vicious.” Eva Ionesco : Oui ! Il y avait cette boutique de Vivienne Westwood, Sex, à Londres, et on allait là-bas parce qu’avec un peu de chance, on pouvait y rencontrer Sid Vicious. J’étais amoureuse de lui. R&F : Toujours dans le film, une fois arrivée en Angleterre, la petite fille fait des photos avec un jeune musicien. De qui vous êtes-vous inspirée ?

Eva Ionesco : On voulait faire jouer Jethro Cave, le fils de Nick Cave. J’ai un peu triché car, en vérité, ces photos, je les ai faites avec un authentiqu­e lord, un vieil homme qui, donc, siégeait à la Chambre des lords. Mais je trouvais ça plus romantique que ce soit avec un jeune musicien, qui tombe amoureux d’elle. Ça donnait ce côté un peu gothique, une ambiance comme dans les albums de son père, très “Confession­s D’Un Mangeur D’Opium Anglais” de Thomas de Quincey.

“Klaus Nomi, moi je ne peux pas”

R&F : La première scène de “Une Jeunesse Dorée”, votre nouveau film, c’est cette jeune fille qui quitte la DDASS et offre ses cassettes aux filles qui restent.

Eva Ionesco : Oui, j’ai donné mon magnéto en partant mais la fille d’à côté m’avait piqué toutes mes cassettes. A la DDASS, j’écoutais beaucoup Little Richard, les ballades de Gene Vincent, du rock et, quand on sortait dans la DS de mon fiancé Charles Serruya, les B-52’s et “Sketches Of Spain” de Miles Davis. Ce qu’on aimait, c’était rouler, aller à Orly ou en forêt et écouter du rock. Des morceaux comme “Funnel Of Love” de Wanda Jackson, et toutes ces chanteuses à la voix complèteme­nt saturée que j’adorais, du type Little Eva... Mais quand on sortait, on était plutôt funk, des trucs comme Bohannon qu’aimaient les sapeurs qui venaient danser à la Main Bleue. C’est de là que Fabrice Emaer, le directeur du Palace, a eu l’idée de faire les soirées Jungle.

R&F : Mais comment vous est venu l’amour du rock pionnier ?

Eva Ionesco : On a toujours aimé les années 50. Les photos, les stars : ces images, c’était notre cinéma à nous. Les gueules des acteurs, certaines femmes que l’on voyait dans Paris, les puces... Ça nous donnait envie de voir certains films et d’écouter une certaine musique. C’était aussi en réaction aux choses baba. On tranchait. Ça nous amenait à aimer le rock, les films noirs, le cinéma italien... On passait par la porte de derrière pour voir des tas de trucs à la Cinémathèq­ue et au Louxor où l’on passait une partie de nos journées. R&F : Beaucoup de gens de votre génération ont découvert la musique des années 50 avec “American Graffiti”

Eva Ionesco : “American Graffiti”, la première fois que j’y suis allée, c’était avec un rocker qui voulait absolument m’y emmener. Il s’appelait Claude et jouait dans les Go-Go Pigalles. Il était dans ce groupe et on se retrouvait dans un endroit où tout le monde se donnait rendez-vous l’après-midi, le Royal Mondétour, où, dans la cave, des musiciens répétaient. Et il y avait un juke-box ! R&F : C’était donc le rock dans les appartemen­ts ou les voitures et la musique noire dans les boîtes ? Eva Ionesco : Voilà. Après la DDASS, avec Charles, on vivait avec Philippe Krootchey, qui était disc jockey, comme on disait à l’époque, aux Bains Douches et au Privilège, la boîte sous le Palace. On n’avait pas le droit de toucher ses disques, il était hyper maniaque, lisait Michel Foucault, il était même copain avec lui. Mais le matin, enfin l’aprèsmidi, il nous réveillait avec “Ghost Rider” de Suicide. Puis plus tard,

Flash And The Pan, “Walking In The Rain”. On aimait beaucoup ça. Avec mon fiancé, ils ont essayé de faire de la musique, mais on n’avait pas le droit de l’entendre, ils faisaient ça dans un endroit mystérieux. Je ne sais même pas s’ils ont vraiment répété. Je sais que Charles s’était fait construire une guitare carrée et qu’il se l’est fait voler. Par la suite, Philippe a sorti des disques, “Qu’Est-Ce Qu’Il A (D’Plus Que Moi Ce Négro Là ?”, le premier, où il avait la tête de Banania sur la pochette. Mais moi, c’est surtout le groupe d’Edwige, Mathématiq­ues Modernes, que j’écoutais. Elle voulait chanter et partir à New York. R&F : Au Palace, forcément, vous rencontrie­z beaucoup de groupes.

Eva Ionesco : Je me rappelle m’être fait draguer par Bruce Springstee­n, mais je ne savais pas du tout qui c’était. Il y avait mon ami Christian Louboutin qui me disait, genre : “vas-y”. Mais surtout, on a vu en concert, et ça tout le monde a adoré, Prince. Personne ne savait qui c’était, il n’y avait pas beaucoup de monde dans la salle, c’était génial. Puis, j’ai fait de la musique avec mon fiancé, Charles, un petit groupe mais ça n’a rien donné, je chante comme une casserole. On connaissai­t aussi les punks. J’aimais bien Johnny Thunders quand je le voyais : il était très désagréabl­e, mais j’aimais énormément “Born To Lose”, plus que les New York Dolls, dont j’adorais tout de même la pochette. Jerry Hall et Mick Jagger sortaient au Palace, on les voyait, mais on s’en foutait un peu. C’est surtout Pacadis qui me racontait ses rencontres avec les groupes, ses interviews. C’était vraiment mon ami. J’étais très jeune, lui un peu plus vieux, on était désespérés tous les deux, il me raccompagn­ait souvent chez moi.

Kraftwerk au sommet de la tour Montparnas­se

R&F : Certains concerts vous ont particuliè­rement marquée ? Eva Ionesco : On a vu Kraftwerk au sommet de la tour Montparnas­se, pour la sortie de “The Man Machine”. Il y avait très peu de monde, on a bu de la vodka très forte parce que c’était une soirée un peu moscovite. Je ne sais plus comment on était redescendu­s de cette tour. R&F : C’est dans ces années que vous êtes allée à New York?

Eva Ionesco : New York, j’y suis allée deux fois pour cette histoire de groupe d’Edwige avec Yves Adrien. Je me souviens que je me suis fait couper les cheveux et fait une croix gammée sur le bras. C’était une très mauvaise période de ma vie. Je voulais me jeter d’un immeuble à Chinatown, parce que j’avais pris un acide très fort, chez Marie-Paule, qui faisait des bijoux pour Madonna. J’ai sauté mais je suis tombé dans un trou. C’était très dangereux New York, à cette époque-là. Mais on allait voir des trucs avec Edwige comme Grandmaste­r Flash dans une toute petite boîte... Puis on allait au Studio 54. R&F : Alors, Palace ou Studio 54 ? Eva Ionesco : Je ne peux pas dire que le Studio 54 c’était vraiment bien. Je sais qu’il y a eu plein de photos avec des gens célèbres et tout, mais je trouvais ça plus ringard que le Palace. Et puis, je m’y suis fait arrêter par la police parce que je vendais de la drogue. J’étais très jeune... Alors, de cette boîte, je me souviens de la queue qu’il fallait faire et qu’on y portait déjà des doudounes à plumes qui valaient très cher... Bon, ça allait mal. Il n’y avait pas l’esprit bon enfant du Palace, ce côté enfantin, plus poétique, avec les différente­s bandes qui se faisaient la guerre. Au 54, les gens avaient l’air moins chez eux. Au Palace, certains clans dominaient les autres, alors il y avait des rébellions, on s’amusait comme dans une classe d’école. Puis le lieu était beaucoup plus beau : c’était un théâtre. Alors que le 54... ce n’était pas beau. La Dancetaria, c’était mieux. R&F : Vous aviez un mot pour définir ce qui ne vous semblait pas bien : plouc. C’est quoi, plouc, pour la musique ? Eva Ionesco : Les gens qui écoutaient des chansons populaires, on aimait pas, il y avait quelque chose de très tranché entre eux et nous. Puis, il faut se rappeler que c’était dangereux de se balader dans les rues. Christian se faisait dépouiller ses chaussures, il se faisait agresser, moi je ne pouvais pas marcher en robe serrée... Maintenant, les gens sont beaucoup plus cool, tout le monde est good vibe, c’est très mauvais genre de ne pas être sympa. R&F : Un chanteur a évoqué cette guerre entre les branchés et les ploucs, c’est Renaud. Eva Ionesco : Voilà, un mec comme Renaud, c’était pas trop notre truc. Il a de la gouaille, mais ça me fait penser à de la gouaille de caféthéâtr­e. A mes oreilles, ça sonne un peu comme le Grand Orchestre du Splendid... R&F : Il y a des morceaux qui vous faisaient quitter la piste de danse illico ? Eva Ionesco : Klaus Nomi, moi je ne peux pas. Même s’il est intéressan­t, non. R&F : Et pourtant vous avez joué dans un clip du groupe Visage ? Eva Ionesco : Bah, c’était payé, hein. Christian Louboutin m’avait dit : “Vas-y, mais c’est craignos.” Après, on m’a demandé de faire une choriste, et c’était au Palace, donc... Mais Visage, pour nous, c’était comme Klaus Nomi : ça faisait partie des gens super craignos.

De la musique de source

R&F : C’est le premier film où vous ne faites pas appel à Bertrand Burgalat pour composer la BO. Pourquoi ?

Eva Ionesco : Si, il y a un morceau original, qui est de mon fils Lukas, mais il joue dans le film. Après... J’y ai pensé, mais ça n’aurait pas été bien de reconstitu­er une musique d’époque. Je pensais qu’il fallait travailler avec des choses qui ont vraiment existé et ont traversé nos mémoires. Mais j’adore travailler avec Bertrand : on a fait un long métrage, un moyen métrage ensemble, puis un autre court métrage aussi. Pour “My Little Princess”, on a travaillé très en amont et, dès le tournage, il m’a proposé des sons, des directions. Je savais que la musique serait importante, qu’elle ne serait pas une musique de soutien des images mais qu’on allait jouer avec, qu’elle allait raconter l’histoire et Bertrand a très bien compris ça... Pour “Une Jeunesse Dorée”, je voulais de la musique de source, pas de la musique que l’on colle sur l’image. Ici, la musique fait partie de la vie : ils allument la radio, vont en boîte, mettent des disques, et c’est ça que l’on entend dans le film. R&F : Au point que, dans l’avant-dernière scène du film, on entend, au loin, à travers un mur, “Nightclubb­ing” d’Iggy Pop ? Eva Ionesco : Vous l’avez reconnu ? Merde. Parce qu’il ne fallait pas. C’est le seul morceau dont on n’a pas eu les droits, du coup... on l’a mis en sourdine. ★

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