Rock & Folk

JEFF TWEEDY

- Léonard Haddad

Il a été la moitié de Uncle Tupelo, le chef d’orchestre de Wilco, le pater familias de Tweedy, projet avec son fils batteur... Il est aujourd’hui seul en scène, avec une autobiogra­phie et un premier album solo sous le bras. Jeff Tweedy est-il un side project de Wilco, ou bien est-ce désormais l’inverse ?

ÇA SONNE BIEN, WILCO. En pop music, sonner bien, c’est plus qu’un début : presque la seule chose qui compte. A l’origine, il s’agit de la contractio­n de will

comply, une terminolog­ie militaire qu’on peut traduire par nous allons obtempérer. Devenu le nom d’un groupe de rock (1995) sous la houlette de Jeff Tweedy, ça s’est mis à signifier à peu près le contraire. Quelque chose comme allez tous vous faire foutre. Tous qui ? Tous, tous. Le pote d’adolescenc­e et de visions countrypun­k (Jay Farrar, son partenaire dans Uncle Tupelo, de 1987 à 1994) ; le compagnon de tournée, de studio et de solos de guitare devenu incontrôla­ble (Jay Bennett, viré de Wilco en 2001, mort d’une overdose huit ans après) ; le label Reprise, le label Nonesuch ; les fans et leurs attentes, les critiques et leurs critiques ; les idées préconçues des uns et des autres ; les étiquettes, quelles qu’elles soient, d’où qu’elles viennent : alternativ­e country, americana, art rock, dad rock, rock tout court... A chaque fois qu’il y a eu un risque, même minime, que l’une d’elles reste collée dans son dos, Tweedy a préféré retirer sa veste et la brûler, dégueulant — parfois littéralem­ent — à la moindre perspectiv­e de faire quoi que ce soit d’autre que ce qui lui chantait. “Pas parce que je suis un héros, juste parce que j’en suis maladiveme­nt incapable.” On se souvient d’une rencontre en 2002, au moment de la sortie charnière de “Yankee Hotel Foxtrot”, où il affirmait n’avoir jamais écrit “que des folk songs” avant de balayer tout concept d’americana d’un revers las de la main. “Parfois je me demande s’ils ne disent pas ça juste parce que je joue de la guitare acoustique... Je préfèrerai­s largement qu’on nous classe avec les Flaming Lips.” On est une quinzaine d’années plus tard. On n’aura pas la cruauté d’aller demander à Wayne Coyne combien il aimerait aujourd’hui être classé avec Jeff Tweedy. Quant à l’americana... Elle est où, l’americana ? Le batteur Glenn Kotche bloqué en Europe, pour raisons domestique­s (et pour deux ans en tout), Wilco est en hiatus provisoire. Provisoire, mais longue durée. Alors Jeff Tweedy a du temps pour lui. Au fameux Loft de Chicago, qui lui/ leur sert de base arrière, de studio d’enregistre­ment, de salle de répétition et de sovkhoze créatif, il empile les démos. Des dizaines. Peut-être des centaines. Qui constituen­t la base de tout ce qu’il a enregistré depuis le dernier vrai disque de Wilco en 2011, “The Whole Love”. Après cette date, que ce soit sous le nom Wilco, sous le nom Tweedy ( groupe formé avec son fils Spencer, batteur), sous le nom Mavis Staples (les albums que Jeff a produits et en grande partie écrits pour la mama gospel-soul) ou sous le nom Jeff Tweedy (le tout nouveau tout chaud, “Warm”), ses disques ont systématiq­uement eu pour matrice ces fragments insulaires, plus ou moins aboutis, plus ou moins développés. “Oui, tout vient d’une même

discipline, explique-t-il en direct depuis le Loft. J’écris et j’enregistre en permanence, j’amasse un matériel important et je fais confiance ensuite à un processus de sélection naturel. Je ne choisis pas, jamais. Je fais écouter aux membres de Wilco quand ils passent, et ils me disent ce qui les inspire le plus, ce à quoi ils pensent pouvoir contribuer. Ensuite, on réenregist­re (parfois) ou ils rajoutent des choses (plus souvent) sur mes démos.” Sept ans que ça dure, avec cinq albums (dont deux Wilco) pour résultat. Plus qu’une façon de faire. Une façon de vivre (de) la musique. Une fois que Wilco a fait son tri, le reste pourrait être considéré comme les restes, les rebuts, les chansons qui n’ont pas passé le cut, s’il n’était si personnel ou réussi. Et “Warm” est les deux. Personnel et réussi. Un disque conçu comme le compagnon de l’autobiogra­phie “Let’s Go (So We Can Get Back)” où Tweedy lâche tout : le narcissism­e tordu de Jay Farrar mais aussi le sien ; les excès de drogues de Jay Bennett mais aussi les siens ; la mort du frère raté ; les deux packs de six engloutis chaque soir par son père (“je ne savais même pas qu’on pouvait acheter de la bière en plus petite quantité”) ; les migraines à crever de douleur ; les antidouleu­rs opiacés à crever tout court ; les cancers de son épouse ; les doutes, les haines, les dégoûts, les rêves, le sentiment, peut-être, d’être enfin, à cinquante ans passés, devenu un type fonctionne­l. “Quelqu’un qui pense à acheter le papier toilette.”

Newspapers in French

Newspapers from France