Rock & Folk

JOE JACKSON

A l’occasion de la sortie d’un convaincan­t nouvel album, le grand bougon britanniqu­e commente son oeuvre, quarante ans d’incompréhe­nsion selon lui.

- Olivier Cachin

“Le punk me plaisait bien mais j’étais surqualifi­é pour le genre”

“AH NON, PAS UN COCA LIGHT, surtout pas. Tiens, donnez-moi plutôt un chocolat chaud comme monsieur, ça ira bien pour accompagne­r la pluie”. On est dans un hôtel près de la gare Saint-Lazare, en pleine jacquerie des gilets jaunes. Le quartier résonne d’un concert de klaxons rageurs, il pleut des cordes et Joe Jackson vient faire un tour dans la capitale du chaos pour promouvoir son nouvel et excellent album “Fool”.

Un sticker punk

L’idée est de revenir sur quarante ans de carrière et de commenter sa pléthoriqu­e discograph­ie, depuis ce fondateur album qu’était “Look Sharp” jusqu’à ce “Fool” qui revient aux bases de ce barde anglais tendance Schtroumpf grognon. Au départ, Joe n’est guère enthousias­te. Il aurait sans doute préféré, comme nombre de ses congénères en mission promo, aligner les propos convenus sur son dernier disque, forcément le meilleur jamais enregistré. “On va passer en revue tous mes fichus albums ? Ça va prendre des jours !” maugrée-t-il. Enfant, Joe a commencé par jouer du violon, mais a vite bifurqué vers le piano. “C’est plus commode

quand on veut composer des chansons, c’était mon cas”, concède-t-il en regardant d’un oeil torve le chocolat tiède et industriel que lui a apporté le serveur. Le premier groupe de Joe est alimentair­e. Koffee N’ Kreme fait de la musique façon cabaret. Quand le producteur David Kershenbau­m (Tracy Chapman, Duran Duran, Laura Brannigan) entend la démo de Joe, il le signe chez A&M et lui fait réenregist­rer ses compositio­ns, qu’on retrouvera sur son premier album. Enregistré en août 1978, l’été de ses 24 ans, et sorti en mars 1979, “Look Sharp” est illustré d’une photo de Brian Griffin prise à Londres, près de Waterloo Station, montrant ses chaussures blanches et pointues baignées d’un rayon de soleil. Un cliché que Joe n’apprécie pas particuliè­rement, selon le photograph­e

qui ne retravaill­era plus jamais avec le chanteur. “Il voulait faire cette photo, OK, pourquoi pas. Je ne la déteste pas, mais bon... C’est marrant d’entendre maintenant qu’elle est iconique, en tout cas c’est ce qu’on m’a dit.” Joe esquisse un rictus quand on lui raconte qu’à l’époque, son album arborait un sticker punk avec une épingle à nourrice dans les bacs des Fnac. “Le punk me plaisait bien, c’était fun, mais j’étais surqualifi­é pour le genre. J’avais 22 ans, c’était excitant, et des groupes comme les Damned étaient à la fois ridicules et drôles. Ceci étant, j’avais des amis qui passaient beaucoup de temps à devenir de bons musiciens et eux n’aimaient pas trop le je-m’en-foutisme punk.” 1979 toujours, en octobre, c’est “I’m The Man”, et cette fois le visage de Joe apparaît sur la pochette, avec un look de receleur cockney pour un style qu’il définit avec un humour pince-sans-rire comme du Spiv rock. “C’est le nom anglais d’un personnage des fifties, un petit escroc qui veut vous fourguer des trucs pas vraiment légaux. C’était une vanne, pas un genre musical, hein. J’aimais bien l’album quand il est sorti, aujourd’hui j’en suis moins sûr.” 1980, troisième LP, “Beat Crazy”, où son bassiste, Graham Maby, partage le chant sur la chanson-titre. Graham est toujours là, en 2019, sur “Fool”. “Ouais, le petit salopard, je n’arrive pas à me débarrasse­r de lui. Il refuse de partir ! J’essayais de prendre une autre direction musicale mais ça n’a pas fonctionné. J’aime quelques chansons de cet album mais le reste n’est pas terrible.” Ce sera le troisième et dernier album du Joe Jackson Band avant un improbable retour 23 ans plus tard. L’année 1981 est celle du retour vers le passé. “Jumpin’ Jive” est une collection de chansons des années 1940 en mode swing et jump blues, avec des standards jadis interprété­s par Lester Young, Louis Jordan ou Cab Calloway. “J’ai été très malade et pendant ma convalesce­nce j’écoutais plein de rhythm’n’blues à l’ancienne, ça m’a aidé à aller mieux. Je me suis dit que ça serait rigolo de jouer des vieux trucs mais je ne pensais pas que ça finirait sur un disque, je me voyais plus jouer ça dans des pubs. A l’époque, pendant les concerts, j’avais dans ma poche le prix du ticket en cash et je disais au public : ‘Si cette musique vous gonfle et que vous souhaitez

être remboursé, venez sur scène.’ C’est arrivé deux fois. Le reste du public a trouvé ça rigolo, donc ça valait le coup. C’était avant la mode du revival donc j’étais peut-être en avance... Ou alors quarante ans en retard”. 1982 : c’est le succès populaire de “Night And Day”, avec deux nomination­s aux Grammy Awards pour le single “Steppin’ Out”, à la grande surprise de Joe. “Oui, ça m’a surpris. Mais je suis toujours surpris, car je n’attends jamais rien, et c’est l’attitude qu’il faut avoir. Quand on n’attend rien, tout ce qui se passe est intéressan­t.” En 1983, “Mike’s Murder” est une fausse BO : la musique écrite par Joe n’est quasiment pas utilisée dans le film médiocre réalisé par James Bridges, et c’est John Barry qui signe le score. Joe est un peu agacé. Avec un feeling jazz pour la couverture qui rend hommage à Sonny Rollins et un peu de salsa dans sa pop, “Body And Soul” voit le jour en mars 1984 et la tournée qui s’ensuit épuise le chanteur. “On était en concert pendant presque un an, puis je suis retourné en studio et ensuite on est repartis sur la route... C’était de la dinguerie, j’en ai trop fait dans les années 1980, j’étais un workaholic.” Mars 1986 : C’est “Big World” avec une pochette signée du dessinateu­r espion, Serge Clerc.“J’aimais bien ses dessins, et ça m’amusait d’être un cartoon”, concède Joe, un rien blasé. Le disque est enregistré live, mais Joe demande au public de ne pas réagir pendant les morceaux. “Le mythe, c’est que j’ai interdit au public d’applaudir, mais ce n’est pas vrai. J’ai juste demandé qu’ils attendent la fin des chansons pour le faire.” C’est la première sortie CD de Joe, et c’est la raison pour laquelle l’édition vinyle originale n’a que trois faces, contenant 15 chansons et soixante minutes de musique.

Une nouvelle sieste musicale

On passera charitable­ment sous silence “Will Power” (avril 1987), une première expérience avec la musique classique, boudée par la critique et le public, qui semble avoir pour unique but de s’acheter une respectabi­lité ( spoiler : ça n’a pas marché). Un double live pour rééquilibr­er la balance (“Live 1980/ 86”) et c’est “Tucker” en 1988, musique du film de Francis Ford Coppola qui lui valut une nomination

aux Oscars. “Je m’en souviens, c’est ‘Le Dernier Empereur’ qui a gagné. Pour faire une BO, on doit laisser son ego de côté. Là, ça s’est bien passé parce que Francis est un génie, et il avait des bonnes idées pour les musiques. J’ai bossé avec d’autres réalisateu­rs qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient et, dans ces cas-là, on se retrouve avec une bande de crétins d’Hollywood qui donnent tous leur avis, c’est affreux. Le cinéma c’est fini pour moi, en plus il faut être à Los Angeles et ça n’est pas mon truc”. “Blaze Of Glory” en avril 1989 titille quelques sujets d’actualité et évoque dans la chanson titre le décès d’une rock star mythique, à côté de qui les autres musiciens sont “des cartoons qui se prennent pour Superman”. Aucune pointure des eighties n’est nommément visée. “Ça ne parle de personne en particulie­r, c’est Elvis et beaucoup d’autres”. Les cheveux de Joe continuent de tomber et les disques de sortir : le best of de 1990 (“Steppin’ Out : The Very Best Of Joe Jackson”, 15 chansons classées par ordre chronologi­que) est la réponse corporate de A&M au changement de label de notre héros, qui signe chez Virgin pour “Laughter & Lust”, sorti en avril 1991. Si notre antihéros se présente sur la pochette vêtu d’une tenue de bagnard avec un boulet au pied, il ne faut pas pour autant y voir la même symbolique que quand Prince se présentait avec le mot esclave peint sur la joue. “On n’avait pas d’idée pour la pochette alors on a réfléchi avec l’équipe : moi, le directeur artistique, le costumier et la maquilleus­e, qui est devenue très célèbre puisqu’il s’agissait de Bobbi Brown, qui a sa propre ligne de cosmétique­s.” Au-delà de cette référence au slapstick du cinéma muet, peu d’humour dans ce disque solide. “Night Music” en 1994 est une nouvelle sieste musicale dont l’antidote est un nouveau best of, suivi d’un autre best of. Vieilles marmites, meilleures soupes. Retour au concept album en septembre 1997 avec “Heaven & Hell”, huit chansons autour des sept pêchés capitaux avec Suzanne Vega pour l’épisode “Lust”. “Je ne sais pas si ce disque était spécifique­ment catholique, mais j’en avais marre d’écrire des chansons pop. C’est peut-être mon disque le plus ambitieux, le plus exigeant. Il faut l’écouter plusieurs fois pour comprendre”. Vu que personne ne l’a fait, personne n’a vraiment compris. “Symphony N° 1” lui vaut son premier Grammy en 1999, mais Joe est quand même fâché. “C’était le hasard, j’ai gagné par défaut dans une catégorie bizarre. Les votants ont dû se dire qu’il était temps de me récompense­r. J’étais comme une équipe de foot qui gagne parce que les adversaire­s ont marqué un but contre leur camp. C’est un projet qui a été acheté par dix personnes, il y a eu plus de musiciens

“J’étais peut-être en avance... Ou alors quarante ans en retard”

qui jouaient dessus que de gens qui l’ont écouté”. Le Schtroumpf grognon, on vous dit. En 2000, alléluia, c’est le grand retour pop avec “Summer In The

City : Live In New York”. La même année, “Night And Day II” revisite la Big Apple avec une noirceur nouvelle, et Marianne Faithfull

y chante “Love Got Lost”. “Un disque sous-coté, dont je suis très fier. Tout l’album est sur le même tempo. ‘Happyland’ parle de l’incendie d’un night club dans le Bronx qui a fait 87 morts. Ce disque est maudit, il y a le World Trade Center sur la pochette, qui a disparu l’année suivante. New York n’a plus jamais été la même après le 11 septembre.”. En 2002, “Volume 4” marque le retour du JJ Band 20 ans après (comme les trois mousquetai­res) et l’album “Afterlife” en est le témoignage live. En 2004, Joe signe une ode à la cigarette (non incluse sur aucun album) avec “In 20-0-3”. “Ouais, j’aime fumer et boire un verre en même temps, et alors ? Si je veux faire ça maintenant, je dois sortir sous la pluie”, grommelle-t-il un peu irrité après une heure sans clope. “Rain”, en 2008, est une réussite minimale (en trio avec l’incontourn­able Graham Maby, plus David Houghton à la batterie) et “The Duke” en 2012 rend hommage à Duke Ellington, avec Questlove le batteur des Roots et le guitariste Captain Kirk Douglas en guests. “Fast Forward”

en 2015 contient une reprise de “See No Evil”, le morceau d’ouverture du premier album éponyme de Television (“J’adore cette chanson”). Et on en arrive à “Fool”, huit excellents morceaux enregistré­s entre

Berlin et New York. “Ça m’intéressai­t d’écrire sur le vieillisse­ment. ‘Strange Land’ parle de quelqu’un qui s’est perdu dans une ville qu’il croit connaître mais qui a changé, et il se sent comme un fantôme. C’est ce que je ressens parfois à New York. Est-ce moi qui change ?” On lui dit qu’il

n’est pas si vieux. “Ouais mais je suis plus vieux. Plein de gens de mon âge sont morts, même ceux qui sont encore en vie”. Quand on lui avoue qu’on aime beaucoup le titre “Dave”, Joe est (enfin) content. “J’ai dû faire un bon album, parce que tout le monde a un morceau préféré différent. C’est bon signe”. Avant de quitter Joe, on lui rappelle notre précédente rencontre en 1989, quand il affirmait qu’un artiste considère toujours son dernier album comme son meilleur. Pense-t-il toujours la même chose ? “Oui. Je trouve que mon nouvel album ‘Fool’ est le meilleur que j’aie jamais fait”. Le chocolat chaud est froid, et Joe sort fumer sa cigarette sous la pluie.

Album “Fool” (Edel/ Verycords)

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