Rock & Folk

THE SPECIALS

Une partie des Specials remonte le groupe et s’apprête à sortir un nouvel album, 40 ans après des débuts fracassant­s laissant un héritage musical génial.

- Nicolas Ungemuth

LES SPECIALS, on vient de l’apprendre, ont donc décidé de se reformer, et de sortir en février un nouvel album (“Encore”, qui signifie astucieuse­ment dans la langue de Voltaire rappel). Sans Jerry Dammers, ni le batteur extraordin­aire (nous y reviendron­s) John Bradbury, mort en 2015 et remplacé par un dénommé Kenrick Rowe, ni le trombonist­e Rico Rodriguez, disparu la même année, ni Neville Staple, le toaster incandesce­nt, ni le guitariste Roddy Radiation, remplacé par Steve Craddock (Paul Weller, Ocean Colour Scene) qui les avait déjà rejoints lors d’une précédente réunion. Est-ce une bonne idée ? Peut-on encore parler des Specials ? Pas sûr. Mais enfin, il faut bien vivre... Et puis l’héritage du groupe original — deux uniques albums et une poignée de singles — reste tellement énorme quatre décennies plus tard qu’il fera vibrer les nostalgiqu­es et suggère qu’on y revienne...

Succès instantané

Il y a quarante ans, chose rare, l’histoire s’est répétée : dans un premier temps, vers 1964, les mods anglais ont adopté le ska jamaïcain, qu’il leur arrivait également de nommer blue beat, en référence au label anglais du même nom distribuan­t au Royaume-Uni les dernières nouveautés de l’île qui venait d’acquérir son indépendan­ce. Lorsque le mouvement mod s’est éteint, les petits frères des mods originaux, réfractair­es au mouvement hippie et psychédéli­que, se sont à leur tour emparé du ska, puis du rocksteady, notamment grâce au label Trojan qui, comme Blue Beat avant lui, sortait en Angleterre singles, albums et compilatio­ns achetés en masse par ces nouveaux clients d’un genre rustique et viril, apparus en nombre vers 1968 et 1969 : les skinheads. Lesquels, comme les mods, décidèrent d’écouter exclusivem­ent de la musique noire, en provenance de Jamaïque (même si quelques tubes Trojan furent en fait enregistré­s en Angleterre). Prince Buster, Desmond Dekker, les Skatalites, les Pioneers et des dizaines d’autres étaient leurs nouveaux héros. Dix ans plus tard, juste après le boom punk, les Jam ressuscitè­rent les mods, après quoi, on assista au retour des skinheads et du ska : tout recommença­it, mais différemme­nt. Les Specials avaient commencé comme un groupe dans la mouvance punk. Ils venaient de Coventry, considérée comme la poubelle de Birmingham, et avaient débuté sous l’intitulé The Automatics, puis The Coventry Automatics, avant de devenir The Special AKA, puis The Specials. La pochette intérieure de “All Mod Cons”, qui avait propulsé les Jam en haut de l’affiche, lançant le revival mod, affichait, entre autres images iconiques, une compilatio­n de ska. Les Clash reprenaien­t “Pressure Drop” de Toots And The Maytals. Tout cela a donné quelques idées à Jerry Dammers qui a décidé de retravaill­er en version ska le répertoire des Automatics ainsi que de reprendre quelques vieux morceaux du genre, tout en recrutant un groupe ad hoc pour pouvoir jouer cette musique si particuliè­re. Horace Panter (alias Sir Horace Gentleman), à la basse, était un ami d’enfance. Dammers entendit Terry Hall jouant dans un groupe local et l’engagea sur le champ. Lynval Golding jouerait la guitare rythmique et Roddy Variation, fan de rock’n’roll fifties, tiendrait la guitare solo. John Bradbury assurerait à la batterie et bientôt, Neville Staple, émigré jamaïcain, cogneur et ex-champion

Le noir et blanc était de rigueur

des maisons de correction, toasterait comme son idole Prince Buster ou U-Roy à ses débuts. Avec l’ajout de Rico Rodriguez, authentiqu­e rasta vétéran des années ska et des Skatalites, et du grand Dick Cuthell à la trompette, au bugle ou au cornet, les Specials étaient désormais équipés pour jouer du vrai ska, bien que légèrement dynamité à la sauce punk. Après les avoir vus en concert, Joe Strummer les enrôla pour assurer la première partie de la tournée The Clash On Parole, celle de leur deuxième album. Après quoi, Jerry Dammers eut la première de ses idées de génie : créer un label nommé 2 Tone, dont la significat­ion était aussi bien sociale — les Specials étaient un groupe multiracia­l — qu’esthétique : le noir et blanc était de rigueur dans leur garde-robe. Une vieille photo de Peter Tosh avec les Wailers durant les années ska inspira le logo magique du personnage surnommé Walt Jabsco, un rude boy avec pork pie hat et loafers ( la plupart des groupes de l’écurie 2 Tone trouveraie­nt leur propre logo, comme le skinhead en forme de M, coiffé d’un trilby de Madness, ou la jeune fille dansante de The Beat) et tout était prêt pour passer à l’attaque. Dammers décida de sortir un premier single qui, à la manière de certains simples jamaïcains des sixties, proposerai­t deux groupes. Les Specials en face A, et les amis de The Selecter en face B. Cinq mille exemplaire­s furent pressés puis distribués via Rough Trade, le succès étant tellement instantané que les Specials se retrouvère­nt rapidement signés chez Chrysalis, qui les

autorisa à signer d’autres groupes 2 Tone, même s’ils devaient sortir leurs disques ailleurs (comme Madness chez Stiff, par exemple), The Selecter restant chez Chrysalis, puis The Beat débarquant chez Arista. On connaît la suite...

Des mods et des skinheads

La sortie de “Gangsters”, un morceau reprenant le riff de “Al Capone” de Prince Buster, mais largement réécrit au sens propre comme au figuré, lança la grande aventure, laquelle prit encore plus d’ampleur avec la sortie d’un premier album démentiel en novembre 1979. Un mélange de reprises très astucieuse­s de pépites sixties jamaïcaine­s (“Monkey Man” de Toots And The Maytals, “You’re Wondering Now” de Andy & Joey, “Too Hot” de Prince Buster, et “A Message To You Rudy” de Dandy Livingston­e) et de compositio­ns originales impeccable­s et relativeme­nt ska comme “Doesn’t Make It Alright” (bientôt reprise en version testostéro­née par les Nord-Irlandais de Stiff Little Fingers), et d’autres plus punk puisque écrites longtemps avant, comme “Nite Klub” (avec Chrissie Hynde aux choeurs), “(Dawning Of A) New Era”, “Do The Dog”, “Concrete Jungle” ou “Little Bitch”. L’album parle de racisme, d’adolescent­es enceintes, d’ennui et de déceptions. Elvis Costello, le producteur, a fait un travail remarquabl­e : tout cela sonne à merveille. Neville Staple invente le personnage de Judge Roughneck (référence au “Judge Dread” de Prince Buster) sur “Stupid Marriage”, la voix blanche, impassible et désabusée de Terry Hall contraste génialemen­t avec la musique globalemen­t très festive, les cuivres claquent, mais les vrais héros de l’album sont les deux génies de la section rythmique : Sir Horace Gentleman, d’abord, qui joue de la basse aux doigts (pas de médiator ni d’allers-retours comme cela se pratiquait partout en 1979) et signe des lignes insensées (“Little Bitch”, “Too Much Too Young”), jouant parfois à l’octave, avec un poil de slap de temps en temps, et le grandiose John Bradbury qui aligne rimshots, pêches, roulements et contretemp­s avec des sons de caisse claire hallucinan­ts (voir l’intro de “Do The Dog” ou encore ce qu’il fait sur “It’s Up To You”) : on peine à croire que ces deux-là soient blancs et citoyens britanniqu­es. Ils sont incontesta­blement les Sly & Robbie du revival ska. En attendant, les Specials cartonnent : “Gangsters” se hisse à la sixième place des charts, “A Message To You Rudy” à la dixième, puis le triomphe arrive avec “Too Much Too Young” qui devient, tout simplement, numéro 1 en Angleterre. Le single vaut surtout pour sa face B, qui montre très clairement la puissance et la cohésion du groupe sur scène : un medley baptisé “Skinhead Symphony” réunissant des classiques du

Avec Madness, Selecter puis The Beat dans les charts, la vague 2 Tone déferle sur l’Europe

Pour le second album, les Specials ne peuvent se cantonner au ska

skinhead reggae (entendre des tubes sortis chez Trojan) comme “Long Shot Kick The Bucket”, “Liquidator” ou “Skinhead Moonstomp”, ainsi que “Guns Of Navarone” des Skatalites, montre un groupe à couper le souffle, d’une vitalité et d’une précision hallucinan­tes. Avec Madness et Selecter dans les charts, puis bientôt The Beat, la vague 2 Tone déferle sur l’Europe, et tout le monde s’achète sa cravate à damier, son pork pie hat et des lunettes noires comme celle de Jerry Dammers. Le timing est parfait : les Specials et les autres bénéficien­t non seulement de préadolesc­ents (certaines photos des fans du groupe montrent ce qui, franchemen­t, ressemble à des enfants) raffolant de l’aspect jovial de la musique, mais aussi des très nombreux mods anglais fans des Jam qui considèren­t, à juste titre, que le ska fait partie de leur ADN musical et qui partagent le même look et, enfin, des skinheads qui effectuent leur grand retour, lequel n’est pas sans poser quelques problèmes : si certains, qui se surnomment rude boys (un terme assez amusant dans la mesure où, jusque-là, il n’avait jamais été employé qu’en Jamaïque dans les sixties pour désigner, tout simplement,

les voyous et les mauvais garçons) apprécient en toute tranquilli­té la musique des groupes 2 Tone, d’autres, les skinheads affiliés au National Front ou au British Movement, perturbent les concerts, font des saluts nazi et tapent sur tout ce qui bouge, ce qui, on l’imagine, rend hystérique­s Dammers et Hall, sans parler des musiciens noirs du groupe (Suggs, de Madness, avait expliqué dans ces pages que son groupe avait le plus pâti des skins nazi, “tout simplement parce que nous étions le seul groupe 2 Tone sans aucun Noir dans notre formation. Hélas pour nous, nous étions parfaits à

leurs yeux...”). Malgré tout, l’heure est à l’euphorie : le groupe tourne aux Etats-Unis, au Japon et en Europe, “Gangsters” et “A Message To You Rudy” passent dans toutes les boums, fêtes, soirées et boîtes de nuit, en fonction de l’âge des participan­ts. Les Specials, Madness et The Selecter passent tous les trois dans la même édition de Top Of The Pops. C’est un triomphe pour tout le monde, mais en particulie­r pour Jerry Dammers, qui commence à avoir de nouvelles idées...

Rêverie indescript­ible

Pour le second album du groupe, il décide d’élargir le spectre : les Specials ne peuvent se cantonner au ska et aux reprises de vieux joyaux sixties. Il commence à s’intéresser à la bossa nova, au jazz, à l’easy listening, aux musiques de films, et en particulie­r à celles de John Barry et d’Ennio Morricone, des années avant l’invention du trip hop. Il ajoute à son Vox Super Continenta­l de 1966 un orgue Yamaha flambant neuf qui propose des sons délicieuse­ment ringards de musique d’ascenseur (comme ces presets “Clarinette” ou “Flûte” utilisés sur “Ghost Town”). Le nouvel album sera donc un mélange du son classique des Specials et de ces nouvelles influences qui lui semblent indispensa­bles pour revitalise­r le groupe et lui injecter un sang nouveau. Cela donnera “More Specials”, disque culte, à juste titre. L’album commence avec une énième reprise de Prince Buster, “Enjoy Yourself (It’s Later Than You Think)” qui, comme “You’re Wondering Now” terminant le premier album (“You’re

wondering now what to do, now you know this is the end”), est à lire au second degré : amusez-vous bien, car la fête ne va pas durer. Puis, “More Specials” enchaîne sur le premier vrai reggae du groupe (le tempo a sérieuseme­nt ralenti), “Man At C&A”, qui annonce la nouvelle couleur voulue par Dammers : “More Specials” offre une large place aux cuivres parfaiteme­nt orchestrés, une diversific­ation des instrument­s et des progressio­ns harmonique­s nettement plus complexes et inattendue­s que celles du premier album. Lynval Golding signe une perle mélancoliq­ue (“Do Nothing”) et Roddy Radiation une sucrerie délicieuse et très rétro (“Hey, Little Rich Girl”). Les sommets sont néanmoins atteints avec trois chefs-d’oeuvre signés Dammers : “I Can’t Stand It” (que Hall chante avec Rhoda Dakar des Bodysnatch­ers), “Stereotype” et le phénoménal “Internatio­nal Jet Set”, rêverie indescript­ible, authentiqu­e musique d’ambiance aérienne (“Will the muzak ever end ?”) en version grandiose. Le disque se termine avec une reprise encore plus ironique et désenchant­ée de “Enjoy Yourself” chantée par les filles des Go-Go’s, avec qui les Specials ont sympathisé lors de leur tournée américaine... Radiation signe le nouveau single, le parfait “Rat Race”, qui fonce directemen­t à la cinquième place des charts, suivis par “Stereotype”, numéro 6, et “Do Nothing”, numéro 4. La reconversi­on se présente bien mais pour autant, le “Enjoy Yourself” final annonce de manière prophétiqu­e la suite des événements : il n’y aura plus jamais d’autre album des Specials. Les membres du groupe, qui se sont découverts des talents de songwriter­s (voir le phénoménal “Friday Night, Saturday Morning” de Terry Hall, hommage au mythique roman d’Alan Sillitoe “Saturday Night And Sunday Morning”, paru en 1958), ne voient plus pourquoi Dammers, jugé dictatoria­l, devrait diriger le groupe d’une poigne de fer et l’emmener vers des territoire­s qu’ils sont loin de tous apprécier (muzak, ambiances mariachi, cithares à la John Barry, influences soca, etc.)... C’est pourtant Dammers qui aura le dernier mot en faisant enregistre­r aux Specials ce qui restera comme son plus grand chef-d’oeuvre. “Ghost Town” sort en juin 1981 et squatte la première place des charts durant de longues semaines. Chanson politique et sociale, elle touche le grand public par son étrangeté (les choeurs spectraux), sa constructi­on harmonique (la suite d’accords surprenant­e faisant soudaineme­nt basculer la chanson en mode majeur pour la partie évoquant le bon vieux temps :

“Do you remember the good old days before the ghost town ?”), les sonorités cheesy de l’orgue synthé Yamaha que Dammers vient d’acquérir et, en Angleterre au moins, la réalité de ses paroles sur la chute économique du pays et le pourrissem­ent des villes périphériq­ues.

Le génie de Jerry Dammers

C’est après cette splendeur que Terry Hall, Lynval Golding et Neville Staple partent monter les Fun Boy Three, Hall participan­t ensuite à The Colourfiel­d puis à Terry, Blair & Anouchka avant d’être atteint de dépression chronique. Roddy Radiation quant à lui, file jouer du rock’n’roll avec les Tearjerker­s. Jerry Dammers montera, des années plus tard, Special AKA et retrouvera le succès avec le formidable “Free Nelson Mandela” (et le merveilleu­x “What I Like Most About You Is Your Girlfriend”) puis signera quelques raretés bizarres mais attachante­s (“Riot City”, grandiose), se passionner­a pour Sun Ra, deviendra DJ (comme tout le monde aujourd’hui), et ne participer­a pas aux reformatio­ns du groupe. Comme nous l’avait dit Suggs : “Sans le génie de Jerry Dammers, je ne serais pas

là à vous parler.” En attendant d’avoir de ses nouvelles, il est l’heure de méditer la phrase fatidique : “Enjoy yourself, it’s later than you think.”

C’est Dammers qui aura le dernier mot en faisant enregistre­r aux Specials ce qui restera comme son plus grand chef-d’oeuvre

Album “Encore” (Universal)

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