“Buzzcocks, c’était Pete et moi”
R&F : On ne savait pas qui jouait quoi...
Steve Diggle : Parfois, quand je chantais, Pete jouait mon riff, et vice versa. Personne n’était soliste ou rythmique. C’est le plus important, comme dit Keith Richards, l’interaction entre deux guitares. On jouait la même chose, mais légèrement désynchronisée. C’est un truc qu’on n’a jamais travaillé...
R&F : Pete et vous avez aussi dû vous mettre au chant...
Steve Diggle : La première que j’ai chantée, c’était “Autonomy”. On écoutait tous les deux des groupes comme Can et Neu!. Johnny Marr m’a dit que quand il a entendu “Autonomy”, ça a été pour lui comme une révélation, le son du modernisme... Sur ce premier album, c’est une des chansons qui pointaient vers quelque chose de plus futuriste. Avec “Fiction Romance” et “Moving Away From The Pulsebeat”, elle suggérait qu’on pouvait être punk et ouvrir le champ des possibilités.
R&F : Au même moment, à New York, Television allait dans le même sens. Vous étiez au courant ?
Steve Diggle : Non... Mais c’est ce qui est intéressant : moins tu en sais, plus tu peux découvrir de choses. On était plus intéressés par Camus, Sartre ou Picasso que par ce que faisaient les autres groupes.
R&F : On dit que Pete était plus pop et vous plus rock : est-ce un cliché ?
Steve Diggle : Ce n’était pas conscient, mais on se complétait. J’étais probablement un peu plus rock’n’roll que lui, oui... On venait tous les deux de la classe ouvrière, mais Pete était allé au lycée. J’avais lu les mêmes livres que lui, mais en autodidacte...
R&F : Vous n’avez pas tellement écrit ensemble, par la suite... Steve Diggle : Non... Pour notre deuxième grand hit, “Promises” (n°20 en novembre 1978), j’avais écrit la musique et le refrain. Ça s’appelait “Children”, ça parlait d’enfants déçus par des promesses, c’était assez rebelle.
Pete est rentré chez lui pour écrire les couplets et il en a fait une putain de chanson d’amour !
R&F : Le bassiste et le batteur ?
Steve Diggle : Ils étaient beaucoup plus jeunes que nous... Pete et moi, on passait beaucoup de temps dans les bars, à parler de la vie, de philosophie, parfois on se disputait... Mais c’était intellectuel. Les deux autres prenaient un verre et s’en allaient. Nous, on restait. Pete aimait boire autant que moi, on était comme des frères pour ça, et on discutait de tout... Je réalise, particulièrement maintenant qu’il est parti, que beaucoup de choses nées de ces discussions se retrouvaient ensuite dans nos chansons.
R&F : Ça allait très vite, “Love Bites” est sorti six mois après le premier... Steve Diggle : Oui, en 1978, on débordait de chansons, il y en a même qui ne sont jamais sorties...
R&F : “Harmony In My Head” a été un hit (n°32 en juillet
1979). Toujours des singles inédits...
Steve Diggle : Ça venait de la philosophie punk du début : ne pas arnaquer les gamins. Et puis, on avait plein de chansons, alors on faisait un album, puis un single qui n’était pas dessus, parce qu’on avait de la réserve...
Une époque confuse
R&F : Pete voulait quitter le groupe ?
Steve Diggle : On tournait trop, on allait très souvent en Amérique. En deux ans, on a eu environ huit hits, alors on devait revenir toutes les deux semaines pour faire Top Of The Pops... Ou pour aller en studio. Pete a commencé à en avoir assez. J’étais aussi sensible que lui, mais peut-être un peu plus résistant.
R&F : Le troisième album est plus arty...
Steve Diggle : Avec toutes ces tournées, l’atmosphère s’était assombrie. Et puis, il fallait poursuivre l’aventure, explorer de nouvelles directions. Certains ont été un peu troublés par cet album, mais je pense qu’il obtient de plus en plus de respect avec le temps.
R&F : Pete avait toujours des titres en français, “Raison D’Etre”, “Qu’Est-Ce Que C’est Que Ça”
Steve Diggle : C’est vrai, il adorait ça... Quand tu as 16 ans et que tu lis Sartre, Proust, Camus, ça influence ta musique. Ce n’était plus seulement de l’entertainment.
R&F : Ensuite, vous faites trois singles produits par Martin Hannett... qui sonnent comme du Joy Division !
Steve Diggle : La musique de Joy Division, c’est ce qu’on faisait pendant les balances ! Je pense qu’on les a pas mal inspirés. Ecoute notre bootleg, “Time’s Up”... Il était temps de devenir un peu plus expérimental. On a écrit chacun trois chansons, rassemblées en trois singles. Les gens d’EMI étaient perdus... Ils n’avaient pas de hit ! C’était une époque confuse. Avec la coke, puis l’acide, on est devenus un peu dingues. On avait fait venir des violoncellistes, des cuivres. A la fin, Pete, Martin Hannett et moi, on faisait : “Oh, j’avais oublié qu’il y avait une
trompette sur cette piste !” On était morts de rire !
R&F : Pourquoi avoir arrêté ?
Steve Diggle : On avait besoin d’un break. Quand il a été temps de faire un album, Pete n’était pas vraiment partant. Il a fait des démos dans le studio flambant neuf de Martin Rushent, rempli de matos électronique, qui sont devenues les versions définitives... de son album solo.
R&F : Vous suiviez ce qu’il faisait ?
Steve Diggle : Non. Je n’ai jamais écouté ses disques. J’ai mis une cassette, une fois, dans ma voiture : “Homosapien”, ça allait, mais le reste... Il avait l’air tellement seul...
R&F : Il voulait tout arrêter, avant la reformation ?
Steve Diggle : Il a toujours dit ça ! Non, il était content de revenir. Sa carrière solo ne marchait pas... Moi, j’avais mon groupe, Flag Of Convenience, qui rejouait des titres des Buzzcocks. Un jour, un promoteur américain, Ian Copeland, le frère de Miles et Stewart, a proposé une tournée américaine. On ne s’était pas revus depuis huit ans, mais on a dit oui. Après l’Amérique, on nous a proposé l’Australie, le Japon, et puis l’Europe. Cette tournée d’adieu s’est transformée en tournée du retour...
R&F : Vous tourniez avec une nouvelle génération qui vous vénérait : Green Day, Nirvana, Pearl Jam, etc. Vous êtes devenu pote avec Kurt Cobain ? Steve Diggle : On était en tournée, on avait acheté plein de télévisions et j’en fracassais six chaque soir... Comme The Move ! A Boston, j’ai explosé mes télés, je suis sorti de scène et le tour manager m’a fait : “Nirvana veut te voir.” Là, Kurt Cobain m’a dit : “Steve, j’adore ta façon d’exploser des télévisions.” Ensuite, on a fait leurs premières parties, notamment le Zénith à Paris... On est devenus très proches. Un jour, j’ai sniffé toute sa coke, qu’il avait planquée dans les loges. Je voulais lui rendre le mois suivant, mais il est mort...
R&F : Il aimait les Buzzcocks ?
Steve Diggle : Oh oui, et il aimait le son de ma voix sur “Harmony In My Head”. Il m’a demandé comment j’obtenais ça. “En fumant plein de
cigarettes !” C’est ce que Lennon avait fait pour chanter “Twist And Shout” ! Oui, on a beaucoup inspiré Nirvana. On était comme les parrains de toute cette scène des années 1990, tous nous l’ont dit, même s’ils faisaient des choses assez différentes : Pearl Jam, Michael Stipe, de REM... Même Bruce Springsteen ! L’influence des Buzzcocks est infinie...
R&F : Avec ces rééditions, vous alliez jouer à nouveau ?
Steve Diggle : On devait jouer dans des festivals, on en a déjà fait plein cette année... Jusqu’à ce vendredi, quand le manager m’a appelé et m’a dit : “Pete est mort.” On ne s’y attendait pas du tout. On allait commencer à travailler sur un nouvel album. Mais il se sentait un peu faible, alors j’avais commencé seul. Ecrire, enregistrer, être en tournée, c’est toute ma vie ! J’ai une super chanson, très Buzzcocks classique, dans la veine de “What Do I Get”, avec un riff superbe ! (Il fait écouter
le titre sur son téléphone, très bon, comme toujours). J’ai fait les deux guitares, ça s’appelle “Destination Zero”. Je suis revenu à mes racines. Je dois la finir, pour mon vieil ami Pete.
Quelque chose de spécial
R&F : Et ensuite ?
Steve Diggle : On va voir... Buzzcocks, c’était Pete et moi. On était ensemble depuis 43 ans. Je suis le seul qui ne soit jamais parti ! Quand il me disait : “Je m’en vais”, il ajoutait : “toi, tu restes, tu continues” ! Je vais continuer, c’est ce qu’il voulait. Et si ça avait été dans l’autre sens, j’aurais voulu qu’il continue. C’était mon frère, mon ami, mon partenaire musical... C’est une telle perte. On faisait une super équipe avec nos deux guitares. Avec n’importe qui d’autre, aussi excellent soit-il, ça ne sera jamais aussi bien. On avait quelque chose de spécial... On le savait, on ne répétait jamais. Comme les harmonies vocales, ça sortait tout seul, c’était une alchimie incroyable. Il n’avait que six semaines de plus que moi... Je serai le suivant, je vais le rejoindre un jour. Je n’ai simplement pas encore fixé la date !
Rééditions “Another Music In A Different Kitchen” et “Love Bites” (Domino)