Céder ses chansons pour des pubs de bagnoles ? Wilco et Tweedy l’ont fait. Justement parce qu’on leur avait dit de ne pas le faire
Au sein de sa génération rock, Jeff Tweedy est à peu près ce qui se rapproche le plus d’un artiste important. Grammys, couverture presse, ventes, tournées sold out, un festival annuel, un culte jamais démenti. Comment réconcilier le fantasme et l’ethos punk des débuts et cette vie
de notable rock reconnu, voire apaisé ? “Du premier jour où j’ai été dans un groupe, je me suis retrouvé très au-delà de mes rêves ou de mes ambitions. On tournait, on enregistrait, on était un groupe... Je n’ai jamais eu d’aspiration de carrière. Et je n’en ai toujours pas. Donc, je n’ai aucun sentiment d’y être arrivé. Je me contente de rester fidèle au simple constat que c’est la seule chose que je veux faire de ma vie.” Y a-t-il continuité ou contradiction entre l’homme qui écrivait “Misunderstood” en 1996, sur la relation névrotique, possessive, dévorante entre l’artiste et ses fans, celui qui hurlait “Please Don’t Let Me Be So Understood” en 2014 et celui qui affirme enfin “I think that fame is a misunderstanding” en 2018 ? “Ce sont simplement des façons équivalentes de s’apitoyer sur soi-même. Malade d’être incompris, malade d’être trop bien accepté... Malade dans tous les cas, parce que tout cela relève forcément d’un
malentendu.” Dans ces conditions, comment gère-t-il le dépit des fans qui préféraient le Tweedy addict et morbide des débuts au père de famille qui a appris à tenir ses démons en respect ? “They’re not my friend” répond-t-il dans “Having Been Is No Way To Be”, meilleur titre de “Warm”, probablement sa plus grande chanson en dix ans. “Si je meurs, ça ne leur fera ni chaud ni froid.”
La peur du vide
En 1994, Jay Farrar quitte Uncle Tupelo, le groupe à deux voix autour duquel se structure la scène dite No Depression (du titre de son premier disque) qui évoluera en americana. Ce trauma originel jamais tout à fait élucidé (Tweedy aurait dit “I love you” à la petite amie de Farrar,
un soir de cuite, plusieurs mois avant le split) aboutit à la création de Wilco, seul groupe majeur né, non de l’arrivée, mais du départ d’un membre clef. Les années héroïques du groupe, celles des riffs stoniens et des chansons country magiques ne seront rien d’autre qu’une quête éperdue pour combler le vide laissé derrière le micro d’à côté. Six
line-ups et (au moins) dix musiciens plus tard, la trajectoire Tweedy ressemble à une parabole, la fable d’un songwriter hanté par la peur du vide, mais qui finira par se recentrer sur lui-même, sa femme, ses fils, son propre studio d’enregistrement, ses chansons et par se rendre compte qu’il n’a besoin de personne d’autre. Ecrire cette autobiographie et le disque solo qui l’accompagne, l’illustre, la complète, l’incarne, n’est-ce pas le signe qu’il en est arrivé à ce point où l’on se suffit à soimême ? “La question est orientée, non ? Elle laisse entendre une démarche narcissique. Alors que j’ai au contraire le sentiment de m’être enfin ouvert aux autres, d’écrire de manière plus intime, plus directe, moins renfermée
sur moi.” Depuis le milieu des années 90, Tweedy se produit régulièrement en solo. Seul en scène, une guitare à la main, un chapeau ou un bonnet sur la tête, un harmonica et un sourire à la bouche, il rejoue l’intégrale de Wilco et Uncle Tupelo, il chante ses mises en musique de textes inédits de Woody Guthrie, ses morceaux de Loose Fur ou Golden Smog (projets parallèles avec la crème de l’americana ou du rock expérimental américain) révélant combien toutes, les plus simples comme les plus complexes, les plus country comme les plus krautrock, forment un corpus cohérent, une esthétique singulière, une seule voix, un seul homme. “Warm” est à cette image. Est-ce que les membres de Wilco manquent ? Non. Ce n’est pas qu’ils ne pourraient rien apporter à ces chansons qui leur ressemblent (“Don’t Forget”, “I Know What It’s Like”). C’est juste qu’il n’y a plus de vide à combler. Il y a une certaine ironie à s’appeler pratiquement Titi ( Tweety en anglais) quand on ressemble à ce point à Grosminet. Jeff Tweedy a toujours eu une tête de chat, les années lui ont donné l’allure d’un gros matou, là pour faire des câlins, doux et tièdes, moelleux et rassurants. En un mot, warm. Chez lui, cette évolution est celle de l’après rehab (racontée en détail dans “Let’s Go”, avec rappels en filigrane tout au long du disque), la revendication par Tweedy d’un lien moins aliénant avec son public et de son droit à ne plus souffrir pour être beau. Depuis la phrase “Wilco will love you
baby” dans “Wilco (The Song)”, en 2009, il y a eu les titres transparents “The Whole Love” (2011), “Together At Last” (2017) ou encore “You’re Not Alone” (2010), chanson manifeste offerte à Mavis Staples, qui expriment combien Tweedy s’efforce d’ouvrir les bras et comment il théorise la place de la musique, sa musique, dans la vie de ses auditeurs. “Ce sentiment que quelqu’un de l’autre côté de l’ampli, ressent la même chose que toi. Voilà ce qui m’a fait aimer le rock. Une chanson qui te touche, ça revient toujours à ça.” Le nouvel album va plus loin, en identifiant pour la première fois la place de l’auditeur dans sa musique. Le confident, c’est nous.
L’esprit de contradiction
Un jour en concert, on a entendu un type hurler “Jeff ! Play the fucking hits !”, s’attirant cette réponse du tac au tac : “Heu, l’ami, tu t’es gouré
de salle, manifestement...” Des hits ? Y en a pas. Faudrait avoir été classé dans les charts, et ça n’est jamais arrivé. Ou alors au moins passer à la radio. Jamais trop arrivé non plus... Accepter de céder ses chansons pour des pubs de bagnoles, peut-être ? Ça oui, Wilco et Tweedy l’ont fait. Justement parce qu’on leur avait dit de ne pas le faire. Les fans n’avaient pas aimé, mais ce type a décidément l’esprit de contradiction. Won’t comply. Ni avant, ni maintenant, ni jamais. Bien sûr, Wontco ne sonnerait pas terrible. Ne surtout pas le lui faire remarquer, ça pourrait lui donner des idées, lorsqu’il réunira son groupe l’année prochaine.
Album “Warm” (DBPM/ Pias) Livre “Let’s Go (So We Can’t Get Back)” (Dutton)