Un nouveau nom est nécessaire, Jimmy Page se remémore la plaisanterie de John Entwistle : ce sera Led Zeppelin
Un chanteur du coin, Neil Christian, lui propose d’intégrer ses Crusaders. Sa réputation enfle très vite. Le public adoube ce virtuose aux cheveux noirs de jais, au visage encore poupon. Mais les conditions sont rudes, et la vie sur la route, van bringuebalant et brouillard tenace, égratigne sa santé fragile. Un matin, il s’écroule, totalement épuisé, lessivé. Mononucléose. C’est la fin des déambulations pour Jimmy, qui s’inscrit aussitôt dans une école d’art, alors une voie préférentielle pour tous les apprentis musiciens. A Londres, pendant ce temps, le British blues boom a eu un impact extraordinaire. Les salles de concert ne désemplissent pas. Alexis Korner et Cyril Davies allument la mèche des douze mesures, avec les Blues Incorporated, bientôt suivis par John Mayall et ses Bluesbreakers. Jimmy, lui, a toujours envie de voir du pays. Il sillonne la Scandinavie, puis l’Inde avant qu’un nouvel accès fiévreux ne le ramène à la maison. Alors, il sort. Au Marquee par exemple. Parfois, il monte sur scène, bravache, pour croiser le fer avec ses idoles. Un type tiré à quatre épingles, également originaire du Surrey, le complimente : son jeu lui rappelle beaucoup celui de Memphis Murphy, le guitariste de Memphis Slim. Une référence pointue, reconnaissance tacite entre initiés. Ce garçon, Eric Clapton, sera quelques mois plus tard déifié avec les Yardbirds. Jimmy, lui, croule sous les propositions. Toujours souffreteux, il opte pour un emploi stable et rémunérateur : celui de requin de studio. Glyn Johns, vieux pote d’Epsom, l’embauche systématiquement et il devient, avec Big Jim Sullivan, l’un des guitaristes les plus réclamés du pays. Tous les grands producteurs sixties se l’arrachent : Shel Talmy, Andrew Oldham, Mickie Most... Le rusé mercenaire en profite pour observer ses glorieux aînés, mémoriser tous leurs petits trucs, en particulier les placements de micros. C’est ainsi que Page va promener sa frétillante six-cordes sur quelquesuns des plus légendaires singles de l’histoire du rock’n’roll : “I Can’t Explain”, “With A Little Help From My Friends” ( version Joe Cocker), “Sunshine Superman” ou bien encore “Here Comes The Night” de Them. Un premier rendez-vous manqué survient en 1965 : Clapton claque inopinément la porte des Yardbirds à la suite de “For Your Love”, et Giorgio Gomelsky s’empresse de passer un coup de fil à Page. Celui-ci décline, mais conseille Jeff Beck, soliste des Tridents, pas franchement hype à l’époque. Au printemps 1966, Paul Samwell-Smith est écoeuré, dégoûté. Keith Relf vient de passer un concert entier attaché au pied du micro, en train de beugler des insanités. Page, invité pour l’occasion, est plutôt amusé. Le très guindé bassiste décide de s’éclipser. Cela tombe bien, Jimmy en a sa claque des studios, et souhaiterait un peu de reconnaissance... L’affaire est rapidement pliée, il va donc le suppléer. Le jeune homme ressort ses cuirs pour une tournée américaine qui s’élance en juin 1966. Sa jovialité fait du bien. Un soir, l’imprévisible Jeff Beck ne daigne pas se pointer. Dans l’urgence, les Yardbirds décident de faire passer Chris Dreja à la basse, Jimmy Page ressortant sa Telecaster. Succès total. C’est alors que Beck et Page ont cette idée à la fois évidente et géniale : se partager les guitares pour tantôt croiser le fer, tantôt jouer à l’unisson. Dès leur retour, les deux amis d’enfance s’enferment pour perfectionner leur association, autour de quelques classiques comme “I’m Going Down” de Freddie King. Malheureusement, seuls deux titres seront capturés dans cette éphémère configuration : “Happenings Ten Years Time Ago” et la spectaculaire “Stroll On”, une version retravaillée de “Train Kept A Rollin’ ” pour les besoins du film “Blow Up” de Michelangelo Antonioni. L’anecdote est fameuse : le réalisateur italien souhaite un sacrifice rituel de guitare, et approche donc les Who, spécialistes en la matière, mais ceux-ci refusent. L’honneur échoit aux Yardbirds, pistonnés par leur manager Simon Napier-Bell, et Beck s’exécute donc maladroitement, à contrecoeur.
Ballon de plomb
Ce duo Beck-Page, mort-né, est peutêtre l’un des plus regrettables ratés de l’histoire. La tournée suivante voit l’un supplanter définitivement l’autre. Un Jeff Beck qui commence à avoir la tête ailleurs puisque Mickie Most veut le promouvoir en solo. C’est à cette occasion, pour le single “Beck’s Bolero”, qu’a lieu une séance restée fameuse, réunissant donc Jeff Beck, Jimmy Page, mais aussi Keith Moon, Nicky Hopkins et John Paul Jones à la basse. Un véritable supergroupe, qui n’aura pas de suite puisque les shouters envisagés, Stevie Winwood et Steve Marriott, déclinent. Une ultime visite aux Etats-Unis sera fatale au lunatique Jeff, parfait contraire du placide et professionnel Jimmy. Napier-Bell cède ses parts à Most et à son associé, un certain Peter Grant, colosse de 125 kilos à la gouaille fleurie, tout autant que ses manières sont musclées. Mickie Most, un rien vieux jeu, n’a d’intérêt que pour les singles et impose unilatéralement des compositions médiocres comme “Ten Little Indians” ou “Ha Ha Said The Clown”. Revers de la médaille, il octroie aux musiciens une liberté presque entière en ce qui concerne l’album, qui deviendra “Little Games” en 1967. Celui-ci, bien que révélant la puissance singulière du jeu de Jimmy Page, n’est pas franchement inspiré si l’on excepte quelques blues (“Smile On Me”, “Drinking Muddy Waters”) et instrumentaux orientalisants (“White Summer”, “Glimpses”). Que ce soit en studio ou sur scène, Jimmy se démène pour maintenir un semblant d’unité. Défoncés, éreintés, les quatre Yardbirds s’éloignent peu à peu : d’un côté, Keith Relf et Jim McCarty, qui aspirent à un tournant folk et, de l’autre, Jimmy Page et Peter Grant, qui ont l’intuition de la révolution hard rock. Une nouvelle expédition américaine est l’occasion pour Jimmy de valider ses idées : il y a là un public, avide de testostérone et de décibels, nourri par les radios underground qui pullulent. C’est lors de cette tournée qu’en traînant au Salvation de New York avec John Entwistle