Rock & Folk

Où le futur Nobel dit fuck à la perfection Bob Dylan

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilita­tion. Méconnus au bataillon ? Place à la défense.

- PAR BENOIT SABATIER

LE SYNDROME POUR SERVICES RENDUS A LA NATION : quand une légende franchit les 60 piges, on lui passe tout. Bob Dylan n’a plus enregistré de disque essentiel depuis belle lurette, mais chacune de ses nouvelles sorties se voit pourtant célébrée. Et c’est la moindre des choses : il a changé le monde à 20 ans, pas si grave si son génie s’est fait la malle à la fin des années 70 — après, les quelques retours de flamme, c’est bonus. Il en était autrement au tournant des années et 60 et 70, quand le futur Nobel s’apprêtait à fêter ses trente ans : il lui était interdit de décevoir. Dylan s’est fait massacrer pour deux albums qui, rétrospect­ivement, font honneur à sa discograph­ie. Pourquoi “Self Portrait” ( 1970) et “Dylan” (1973) restent si détestés, davantage que certains de ses disques les plus accessoire­s des années 80 et décennies suivantes ? OK, ces deux albums ne rivalisent pas avec ses sommets post1966 (“Desire”, “New Morning”, “Blood On The Tracks”, “Nashville Skyline”, “Street Legal”), mais sont-ils vraiment des catas par rapport à tous les “John Wesley Harding”, “Planet Waves” ou “The Basement Tapes” ? Sûrement pas. C’est un homme de 28 ans agacé qui entre dans les seventies. Woodstock vient d’avoir lieu, les hippies le vénèrent, Dylan leur refuse cette adoration. Il l’écrit dans ses “Chroniques” : “Des foules se rassemblai­ent juste devant ma maison. Je me suis dit : ‘Well, fuck it.’ Je veux juste que ces gens m’oublient. Je veux faire quelque chose qu’ils ne peuvent pas aimer, qu’ils ne peuvent pas comprendre. Ils l’écouteront et se diront :

‘Passons à la personne suivante.’ ” Oui, “Self Portrait” est l’album fuck it de Dylan, le disque conçu pour ne pas être aimé. “Autoportra­it” (alors que son dessin de pochette n’a pas grand-chose de ressemblan­t) est retitré par les critiques “Self Parody”. Dave Marsh fulmine dans Rolling Stone : “Une catastroph­e qui franchit toutes les frontières.” Greil Marcus s’étrangle : “What is this shit ?” C’est toujours bon signe quand Marcus n’aime pas, mais “Allez vous faire foutre” ne garantit pas pour autant un bon disque. Heureuseme­nt, “Self Portrait” n’est pas le “Metal Machine Music” de Bob Dylan. C’est un album où l’ex-folkeux, s’il ne cherche pas à plaire à son public, tente de créer autre chose, un bloc disparate et imaginatif, inventant ainsi l’esthétique indie rock, préfiguran­t tous les Jonathan Richman, Calvin et Daniel Johnston, toute la vague slacker du début des années 90, les Pavement, Beck, Sebadoh. Il faut écouter sa reprise du “Boxer” de Simon And Garfunkel : un carnage fascinant, réjouissan­t. S’il nous avait contacté, nous aurions pu lui conseiller de ne pas sortir un double album (24 titres), de ne pas refourguer par-ci, par-là des versions live (jouées, ou plutôt dézinguées, au festival de l’île de Wight) de “Like A Rolling Stone”, “The Mighty Quinn”, “She Belongs To Me”... Ce remplissag­e hétéroclit­e participe finalement du concept — et si vous n’aimez pas, tant mieux. Il y a donc quelques blues arides, des morceaux qu’aurait pu composer Captain Beefheart, mais la majorité du disque se révèle chaleureus­e, entre vignettes somptueuse­ment orchestrée­s, gospels païens, cantiques désabusés, ballades chantées d’une voix de révérend rêveur, d’Elvis mal réveillé — chant parfois méconnaiss­able, une palette vocale passionnan­te. Merveilles cachées : “Belle Isle”, “All The Tired Horses”, “Alberta #2”, “Wigwam”, auxquelles s’ajoutent une flopée de reprises étonnantes : “Let It Be Me” (“Je T’Appartiens” de Gilbert Bécaud), “Early Mornin’ Rain” ( Gordon Lightfoot), “Blue Moon” (moins belle que celle de Big Star, émouvante quand même), “Take A Message To Mary”, “I Forgot More Than You’ll Ever Know”, “Days Of ’ 49”, “Copper Kettle ( The Pale Moonlight)”... Trois ans plus tard, fuck

it bis : c’est carrément un album constitué de rebuts de “Self Portrait” qui sort — alors que “Self Portrait” s’est fait fusiller, alors qu’on reprochait justement un manque de tri. Pour rajouter au bordel, il y a aussi des outtakes de “New Morning”. Lui-même n’en voulait pas, de ce “Dylan” (1973) : Columbia le commercial­ise parce que Bob s’est tiré chez Asylum. Bizarremen­t, les chansons (99% de reprises) sonnent plus polies, et le chant plus appliqué, performant — sa version de “Lily Of The West” dépote. L’interprète a sûrement recalé ces morceaux parce que ses performanc­es étaient trop bonnes. La fin des sixties a célébré le format album, il s’agissait alors d’enregistre­r le disque parfait, constitué uniquement de compositio­ns personnell­es, et voilà le chef de file Dylan, lui qui a provoqué cette exigence, balancer en 1970 un pavé dans la mare : le foutraque et la difformité ont leurs vertus — spontanéit­é, fragilité, vitalité, humanité. Dylan, humain ? Impardonna­ble. Six ans plus tard, les punks érigeront l’imperfecti­on comme étendard — contre la qualité, la technicité, la propreté, le formatage. “Self Portrait” célèbre déjà cette idéologie. De façon branlante, comme il se doit.

Première parution : 8 juin 1970

“SELF PORTRAIT” Columbia

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