“Fragile” Yes
Première parution : novembre 1971
Lerock progressif est une galaxie et le groupe Yes l’une de ses étoiles les plus brillantes, si ce n’est la plus populaire. Cette notoriété s’est construite, certes, sur une proposition musicale forte, mais aussi à travers un univers graphique cohérent et en osmose avec celle-ci. Le projet musical de Yes, tel que nous le connaissons, naît lentement. En effet, ses deux premiers albums — sortis respectivement en juillet 1969 et 1970 — s’inscrivent dans un courant traditionnel de chansons pop et folk élaborées et portées par des harmonies vocales sophistiquées. Puis, sous l’impulsion du nouveau guitariste Steve Howe, le chanteur à la voix flûtée Jon Anderson et le puissant bassiste Chris Squire composent de longs morceaux dont l’organicité relève encore plus du collage d’univers disparates que du territoire cohérent (“The Yes Album”, février 1971). C’est l’arrivée du claviériste Rick Wakeman qui sédimente le monde de Yes et parachève l’identité sonore qui fera sa postérité. Avec “Fragile”, Yes défriche son nouveau territoire écrivant les premières pages de son projet tant sonore que visuel. Après avoir dessiné la chaise pop Roger Dean étudie le design d’ameublement au Royal College of Art à Londres et, jeune diplômé, il relooke en 1968 l’entrée du Ronnie Scott’s Jazz Club, haut-lieu musical de Soho. Là, on lui propose de faire la pochette d’un groupe de rock “The Gun”. Dean trouve l’exercice rentable et peu laborieux contrairement au travail aléatoire d’architecte d’intérieur. Dès lors, il démarche les labels et conçoit une vingtaine de pochettes, toutes identifiables, sans pour autant abandonner son travail de plasticien. On lui doit notamment celles des premiers enregistrements du groupe afro-pop Osibisa (sortis en 1971), celles du “Octopus” de Gentle Giant et de “Demons And Wizards” et “The Magician’s Birthday” d’Uriah Heep, trois albums sortis la même année que “Fragile”. Roger Dean a été repéré depuis quelque temps par Phil Carlson, le directeur artistique d’Atlantic Royaume-Uni ce dernier lui a proposé de travailler pour Yes au moment de l’enregistrement de son premier album. Ce n’est que deux ans plus tard que le graphiste rencontre le groupe. Dean et Yes, c’est un peu comme Truffaut et Léaud ou Scorsese et De Niro, c’est une complicité artistique qui va permettre au groupe, comme au plasticien, de construire et développer un univers commun dont les productions s’élaboreront, paradoxalement, séparément. En effet, Dean avoue n’avoir jamais écouté un album de Yes avant d’en avoir dessiné la pochette, ce qui ferait passer Dean pour un télépathe de génie ou un grand consommateur de space cake, spécialité de la femme de Jon Anderson. Mais, en observant le travail de Roger Dean avant Yes, on prend conscience qu’il ne se réinvente pas. Au contraire, il poursuit une esthétique déjà perceptible lors de ses premières créations de mobilier et que l’on retrouvera dans les éléments de scène qu’il imaginera pour les tournées du groupe. De plus, Dean développera pour le groupe une identité visuelle globale qui s’étendra,
outre les pochettes de disques et les décors de scène, aux programmes, badges à et tous les produits dérivés. Sur “Fragile”, le fond bleu pose l’atmosphère : nous sommes dans le cosmos. La planète avec ses arbres proportionnellement immenses, son océan bleu clair, ses continents aux falaises abruptes reliés par une route blanche serpentant est une représentation schématique de notre terre. Au-dessus de celle-ci, un vaisseau spatial, une sorte de drakkar en bois, doté d’ailes d’oiseaux, glisse dans l’espace. Cet univers de science-fiction poétique est une invitation au voyage à l’image des pièces musicales du groupe qui s’étireront, album après album, pour atteindre parfois une face entière. Il est aussi l’affirmation que Yes est un monde en soi. Mais, concernant le vaisseau, nous ne savons pas s’il s’agit d’un départ ou de la conquête d’un territoire. En tous cas, les deux situations parlent et illustrent le propos musical et reflètent l’émotion ressentie. Néanmoins, le verso de l’album montre une planète qui se fractionne accréditant la thèse d’un départ devant une catastrophe écologique ou naturelle. La fragilité serait alors celle de notre monde. Pourtant, rien dans les paroles de l’album n’évoque une quelconque dystopie écologique. En effet, la poésie de Yes, souvent énigmatique, se réfère plutôt à des expériences spirituelles qu’à une conscience environnementale, nourries d’un rapport contemplatif à la nature (“Roundabout” et “South Side Of The Sky”). C’est que la fébrilité à laquelle fait référence le titre, choisi par le groupe, est celle de ses membres à l’aube d’une nouvelle aventure musicale, fébrilité quant à leur avenir professionnel. A ce propos, le groupe avait en tête pour la pochette une image de porcelaine fendue. Dean sublima cette idée toute psychologique en une vision eschatologique. Celle d’un monde se désintégrant que les habitants quittent à l’aide d’un vaisseau spatial pour essaimer sur d’autres territoires. Cette aventure va s’écrire sur les pochettes des deux albums suivants, “Close To The Edge” et surtout sur le triple album “Yessongs” où l’histoire s’achèvera. Ainsi, les narrations de Dean et de Yes se superposent et finiront par s’unir dans le graphisme du fameux logo, complètement osmotique, du groupe, scellant les univers musical et graphique.