Rock & Folk

BLINDWILLI­E JOHNSON

1897 (Texas) - 1945 (Texas)

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Samson a les yeux crevés. Il va faire tomber le temple de Dagon sur les Philistins. 1929. Willie Johnson, aveugle lui aussi, enregistre à la Nouvelle-Orléans. Comme c’est dans la rue qu’il chasse les meilleurs dollars, il empoche son canif, prend sa Stella et descend sur Canal Street. “If I Had My Way I’d Tear The Building Down”. Posté devant la maison fédérale des douanes, il chante l’histoire de Samson de sa voix phréatique, avec cette ferveur agressive qui fascine les passants. Croyant qu’il exhorte la foule à démolir l’immeuble des douanes, des flics l’enchristen­t dans un grondement d’émeute. Le journal The Bookman l’avait un jour décrit comme un dangereux illuminé. On sait qu’il a longtemps habité à Marlin, Texas, et qu’il n’est pas né aveugle. A-t-il été vitriolé par sa belle-mère ? A-t-il scruté trop longtemps l’éclipse du 30 août 1905 ? Dans quelles circonstan­ces Willie est-il allé à la rencontre de Frank Walker, le plénipoten­tiaire de Columbia, en 1927 ? Walker a monté une expédition à Atlanta, il descend maintenant vers Dallas avec ses ingénieurs du son. Les musiciens du cru trouvent, dans les petites annonces, l’adresse de l’hôtel où Walker a posé son studio volant, et convergent vers les bas-fonds de Deep Ellum. Walker fait le tri et réserve les élus, selon la couleur de leur peau, dans les petits hôtels du quartier. “Ils enregistre­nt, rentrent chez eux avec un disque sous le bras et se prennent pour le président des Etats-Unis !” Le 3 décembre 1927, un assistant vient chercher Willie dans sa piaule, c’est son tour de passer devant le micro. Un bluesman à disque multiplie les gigs dans les clubs, un chanteur évangélist­e à disque excite la demande des églises et des convention­s religieuse­s. Mais, gaffe, Willie n’est pas un de ces vendeurs de bibles faméliques. En 1927, il est déjà une vedette au Texas, coiffure au quart de poil, costume au compte-fil, avec cette voix unique au monde que le musicologu­e Mark Humphrey appelle

“fausse basse africaine”. Willie en impose et la graisse tient bien à sa paume : six titres à 50 dollars pièce, trois 78 tours rondement vendus. Willie sera rappelé trois fois encore par Columbia : le 5 décembre 1928 à Dallas, les 10 et 11 décembre 1929 à la Nouvelle-Orléans, le 20 avril 1930 à Atlanta. 32 titres au total mais deux, sous le pseudo de Blind Texas Marlin, ne seront jamais gravés. Peut-être deux blues, hasarde son biographe DN Blakey. C’est toujours avec lui que les ingénieurs du son passent le plus de temps, Willie enregistre toujours plus de titres que les autres, même à Atlanta où sont également retenus Barbecue Bob et Blind Willie McTell. Et ses enregistre­ments sont toujours impeccable­s. Toujours bien préparé, Willie colle aux timings, contrairem­ent à la plupart des musiciens d’église et de rue. Le chant roule dans une sombre pétarade. A-t-on une voix pareille à trente ans ? “Fausse basse”, car c’est une préciosité dynamique. On s’en rend compte quand il recouvre sa voix naturelle (“Bye And Bye I’m Going To See The King”). Le timbre de Willie Beatrice Harris, maîtresse et choriste, volète dans cette mitraille, frais, presque enfantin. Les slides au canif ouvrent un autre choeur, tout aussi léger, précis, chantant. Mais la virtuosité, le coffre, la brutalité du chant, son débit au swing élastique qui renvoie parfois à Bob Dylan et même au rap (“When The War Was On”) ne sont qu’affèteries pour magnifier la noirceur du châtiment divin, auquel préludent les catastroph­es du temps, le Titanic, la guerre, l’épidémie dévastatri­ce de grippe espagnole, augures familiers à ces prophètes de malheur de la glèbe. Il faut être docteur en théologie quantique pour percer le credo de toutes ces églises noires. Après sa mort, ses deux veuves tenteront de l’apparenter à la leur, l’église baptiste pour Angeline, celle de Dieu dans le Christ pour Willie Beatrice. Qu’il compose ou qu’il emprunte, Willie met un chiffre indélébile sur tout ce qu’il touche. “Jesus Make Up My Dying Bed”, “Keep Your Lamp Trimmed And Burning”, “Praise God I’m Satisfied”, “The Soul Of A Man”, “John The Revelator” conservent, intacte, la violence de sa foi. Presque une révolte contre l’Amérique. “Dark Was The Night Cold Was The Ground” dérive d’un vieil hymne anglais de 1792. La crucifixio­n. Willie en tire juste une ride de néant. Il fredonne, lèvres cousues, dans une torpeur glacée. Les slides de la gorge ombrent à peine les slides de la lame, peut-être du bottleneck. Etonnant que Walker ait validé cette rêverie morbide. Livrée aux païens, cette croix devient un classique du folk, de la musique sacrée, un exercice standard du bottleneck et l’un des 28 morceaux gravés sur le disque d’or de Voyager 1, parmi quelques autres valeurs de l’humanité à destinatio­n des civilisati­ons extraterre­stres. La sonde Voyager s’est échappée du système solaire en août 2012. Willie glisse maintenant dans l’espace interstell­aire avec ses voisins Chuck et Ludwig van, à 4,4 millions d’années-lumière de la prochaine étoile.

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