Rock & Folk

THE BEATLES

LE CRÉPUSCULE DES IDOLES

- PAR JEROME SOLIGNY

“Abbey Road”, dernier album enregistré par les quatre fabuleux, est réédité dans un inévitable coffret anniversai­re. Son histoire ? Triste et belle comme le crépuscule d’une histoire d’amour.

LES ANNEES ERODENT TOUT. Même les aspérités les plus rugueuses. Avec le temps, comme ceux de Queen, les membres survivants des Beatles ont appris à mettre de l’eau dans leur vin. De plus en plus. A écouter ou lire les rares tirades récentes de Paul McCartney et Ringo Starr à propos de l’enregistre­ment de “Abbey Road”, tout, ou presque, baignait en 1969. C’est donc le discours officiel et le ton du chouette bouquin (dans la forme) qui accompagne la réédition du cinquantiè­me anniversai­re du onzième album des Beatles (qui contient le disque remixé, une version Blu-ray audio et des bonus tracks tirés des sessions). “Abbey Road”, qui n’est pas leur dernier, mais, on l’a déjà raconté maintes fois, le dernier fabriqué. D’emblée, ces pages luisantes interrogen­t (l’iconograph­ie est, par ailleurs, somptueuse) : pourquoi Apple Corps, qui tire toutes les ficelles, n’en a pas confié la rédaction à Mark Lewisohn, la sommité mondiale sur le groupe ? Certaineme­nt parce que le révisionni­sme n’est pas le fort de celui qui “en sait plus sur les Beatles qu’eux-mêmes.” Au journal, pour évoquer l’album (et la vraie fausse fin de la formation), on a fait le choix de s’appuyer sur les titres des chansons qu’il regroupe. Attention, ce track by track n’a pas la prétention d’expliquer ce que John, Paul, George et Ringo ont voulu mettre dans leurs derniers morceaux ensemble, notamment sur le plan des textes. On laisse ce fantasme à d’autres. Il sert simplement à structurer cette lente descente du soleil dans la mer, lorsque les Fabs ont vu, sept ans après “Love Me Do”, le rayon vert.

Les Beatles ne pensaient pas qu’“Abbey Road” serait leur dernier 33 tours

“Come Together”

Enregistré­e fin juillet aux EMI Recording Studios (qui ne deviendron­t Abbey Road que l’année suivante). Ecrite à l’origine pour la campagne du militant acide Timothy Leary puis déviée de son cours pour “Abbey Road”, mais avec un peu trop d’emprunts à “You Can’t Catch Me” de Chuck Berry.

Allons ensemble ? Eh bien, dès la mi-janvier 1969, ça a manqué de tourner court lorsque George Harrison a décidé, sur un coup de tête, de quitter les Twickenham Film Studios parce que finalement, cette idée (de Paul McCartney) de retourner aux racines des Beatles en créant de la musique sans artifices, sous les objectifs de quatre caméras disposées par Michael Lindsay-Hogg, ne l’emballait guère. Ensemble ? A la fin du mois, c’est uniquement avec sa compagne, Yoko Ono, que John Lennon a rencontré l’Américain Allen Klein, pressenti pour gérer les affaires du groupe. A cette époque, George ne boude déjà plus, mais John ne souhaite pas travailler aux EMI Studios et des enregistre­ments ont lieu au sous-sol de Apple, à Savile Row, dans un studio à peu près retapé après que Magic Alex, un arnaqueur de première prétendume­nt ingénieur en électroniq­ue, l’avait rendu quasiment inutilisab­le. Le 30, avec Billy Preston (ils le connaissen­t depuis Hambourg) qui les a rejoints, les Beatles, après avoir songé à tous les lieux possibles et imaginable­s, donnent un concert sur le toit (plat) de leurs bureaux, naturellem­ent interrompu par la police. Ensemble, oui, mais pour la dernière fois en live et... pas longtemps. La prestation est tout de même enregistré­e et, en février, ils se retrouvent au studio Trident pour mettre en boîte une chanson qui deviendra “I Want You (She’s So Heavy”). Ensemble ? Absolument, mais John Lennon ne veut plus entendre parler de George Martin. L’ingénieur du son est Glyn Johns, déjà présent à Twickenham. Dans le même temps, le groupe officialis­e la fonction de Klein qui se frotte les mains, se lèche les babines etc. Ensemble les Beatles ? Pas du tout. Paul ne signera pas et, durant l’interminab­le procédure judiciaire, se fera représente­r par John Eastman, avocat d’Amérique et, accessoire­ment, son futur beau-frère. Le torchon ne brûle pas encore, mais se déchire. Rien ne pourra le raccommode­r.

“Something”

Enregistré­e une première fois en avril, puis une seconde entre mai et août, aux EMI Studios (quelques prises ont eu lieu à Olympic avec Glyn Johns) avec une vingtaine de musiciens d’orchestre ; c’est la plus belle ballade de George Harrison et une des dix meilleures chansons des Beatles. Le vers d’ouverture est un emprunt à “Something In The Ways She Moves”, un titre du premier album de James Taylor paru (sur Apple) en 1968. Quelque chose turlupinai­t assurément George Harrison cette année-là : il lui tardait d’exister ailleurs que dans l’ombre des deux monstres, Lennon et McCartney, et a eu raison d’insister puisque cette chanson et “Here Comes The Sun”, son autre contributi­on à “Abbey Road”, comptent parmi ses bijoux.

En mars, il se fait arrêter avec son épouse Pattie pour possession de cannabis, mais ça n’aura que peu d’incidence sur la fin des Beatles. En revanche, qu’il signe avec Allen Klein (comme John et Ringo) et donc, contre Paul (qui l’a fait entrer dans le groupe), ne va pas arranger sa relation avec lui. Aux EMI Studios, il enregistre également la très bonne “Old Brown Shoe”, et va publier “Electronic Sound”. Le 15 décembre, il sera membre du supergroup­e qui accompagne­ra John Lennon à Londres dans le cadre d’un concert au profit de l’UNICEF, le dernier donné par le créateur des Beatles dans son pays.

“Maxwell’s Silver Hammer”

Enregistré­e en juillet aux EMI Studios, la chanson comporte plusieurs allusions à Alfred Jarry (à la pataphysiq­ue,

“la science des solutions imaginaire­s”, et à sa pièce “Ubu Roi”, avec, dans les années 60, l’acteur Max Wall dans le rôle d’Ubu).

C’est à cause de morceaux comme celui-là que, plus particuliè­rement depuis 1968, McCartney tapait sur le système de Lennon.

Il trouvait cette mélodie (comme celle de “Ob-La-Di, Ob-La-Da”) un peu trop légère et les arrangemen­ts ringards. “Maxwell’s Silver Hammer” fait partie des chansons qui avaient éreinté les trois autres à Twickenham, mais elle a finalement été couchée sur la bande rapidement, six mois plus tard. Alors que tout va bien, Maxwell y fiche tout en l’air avec son marteau d’argent ; on ignore si Allen Klein s’est senti visé par le refrain.

“Oh! Darling”

Enregistré­e entre avril et août avec Billy Preston, à l’orgue, en invité. Paul McCartney souhaitait que le projet “Get Back” fasse sonner les Beatles comme le groupe qu’ils étaient à leurs débuts, lorsque leur répertoire était essentiell­ement constitué de tubes des rois du rock’n’roll et du rhythm’n’blues. Dans ce classique, dès la conception, il renvoie à Ray Charles, Little Richard et Fats domino, trois de ses idoles US à qui il fera souvent allusion au cours de sa carrière (“I’m Down”, “Monkberry Moon Delight”...). La contributi­on de Billy Preston est splendide et selon les ingénieurs du son, témoins privilégié­s des séances, s’il n’a pas sauvé le groupe, il a au moins graissé pas mal de rouages au moment où ça crissait dur. Il est question de “chérie” dans le texte et Paul épousera Linda Eastman en mars.

C’est à cause de morceaux comme celui-là que McCartney tapait sur le système de Lennon

“Octopus’s Garden”

Enregistré­e entre avril et juillet aux EMI Studios ; les paroles émanent d’une confidence d’un pêcheur sarde qui, l’année précédente, avait expliqué à Ringo que les pieuvres récupéraie­nt ce qu’elles trouvaient de brillant dans la mer et disposaien­t ce trésor à l’entrée de leur repaire. Cette histoire de mollusque a travaillé Ringo Starr toute sa vie puisqu’il publiera, en 2013, un livre illustré (par Ben Cort) dont le texte est celui de la chanson. Elle est bien meilleure que “Don’t Pass Me By” (sa seule autre écrite pour les Beatles et parue sur le White Album) et la participat­ion de George Harrison à la finalisati­on de son écriture n’y est pas pour rien.

“I Want You (She’s So Heavy)”

Démarrée à Trident en février avec Glyn Johns puis travaillée aux EMI Studios entre avril et août. C’est la réponse de John Lennon aux balbutieme­nts du hard rock (Hendrix, Cream, Vanilla Fudge), mais c’est surtout une curiosité géniale de plus.

Ça, pour la vouloir, John la voulait sa Yoko. Dans son esprit à lui, en 1969, le cinquième Beatle, c’était elle. Dans la foulée de leur mariage, en mars à Gibraltar, ils organisent leur premier bed-in à Amsterdam : gros succès. Puisqu’effectivem­ent le couple se balade, John et Paul enregistre­nt “The Ballad Of John And Yoko”, à deux, en avril. La chanson paraît en face A d’un single (avec “Old Brown Shoe” sur l’autre) le mois suivant et John et Yoko retournent au lit, à Montréal cette fois. En juillet, le couple et leurs enfants se plantent en voiture (en Ecosse) ; rien de très grave, mais Lennon exige que sa belle soit installée près de lui, sur une civière, aux EMI Studios. Ambiance. Août est le mois de l’acquisitio­n de leur résidence près d’Ascott (Berkshire) et de la dernière séance photo des Beatles, dans le parc. Ils tirent la gueule sur pas mal de clichés.

“Here Comes The Sun”

Enregistré­e en juillet et août aux EMI Studios, sans John Lennon, mais avec une quinzaine de musiciens d’orchestre. Chanson exutoire de George Harrison composée chez son ami Eric Clapton, un jour de rasle-bol des histoires de management et d’argent qui ont pourri l’année. Aucune seconde face d’un album pop ne commence mieux que celle de “Abbey Road”. “Here Comes The sun”, déconcerta­nte de fausse simplicité, laisse carillonne­r les guitares et, plus encore que “Maxwell Silver Hammer”, fait la part belle au synthétise­ur Moog que George a acquis au début de l’année. Il en avait tartiné “Electronic Sound”, mais en joue comme un chef ici : c’est-à-dire avec parcimonie, histoire de faire rayonner, au-delà de tout, cette chanson qui était déjà un chef-d’oeuvre sans.

“Because”

Enregistré­e début août aux EMI Studios avec George Martin au clavecin électrique.

Parce que les Beatles, c’était mieux avec George Martin,

John Lennon, le plus réticent des quatre à sa présence en studio avec eux, a finalement accepté qu’il produise “Abbey Road”. S’il est, peut-être, le plus grand album de l’histoire de la pop, c’est en partie grâce à lui. Parce qu’il avait la connaissan­ce du solfège et une prédestina­tion à trouver des harmonies célestes, Oncle George a écrit pour ses quatre garçons (rentrés) dans le rang, des parties vocales dignes des Beach Boys. Parce que Yoko habitait le coeur et l’esprit de John, elle n’est certaineme­nt pas pour rien dans le texte de cette autre intouchabl­e de celui qui fera mentir tous ceux qui continuero­nt d’affirmer que McCartney était le mélodiste du groupe.

“You Never Give Me Your Money”

Enregistré­e entre mai et août à Olympic, puis aux EMI Studios. C’est la première chanson du fameux medley, un assemblage prog-pop de morceaux plus ou moins inachevés dont Lennon

(qui le qualifiait de “montage”) se désolidari­sera assez vite. McCartney en sera fier toute sa vie au point d’en interpréte­r en live, depuis une quinzaine d’années, toute la partie finale.

Qu’on ne dise pas qu’en ce temps-là, les Beatles ne jouaient pas la transparen­ce ! Tranquille, en plein milieu de face B de “Abbey Road”, Paul McCartney balance son porc et chante (sur une autre mélodie à tomber) tout le mal qu’il pense d’Allen Klein et, par ricochet, de ceux que le Ricain a réussi à rallier : les trois autres Beatles (et sûrement Yoko...). Il faut dire que ça commençait à sentir mauvais : John, George et Ringo ont signé avec Klein en mai, isolant Paul comme jamais et, un malheur arrivant rarement seul, Lennon et McCartney ont cessé, en septembre, d’être actionnair­es majoritair­es de la société d’édition qui gérait leur propre catalogue de chansons. A ce jour, Paul et/ou Yoko ne le sont pas redevenus.

“Sun King/ Mean Mr Mustard”

Deux contributi­ons de John Lennon enregistré­es fin juillet aux EMI Studios.

Le temps virait à l’orage et au désespoir entre les deux cadors du groupe, mais McCartney a trouvé le moyen de repérer des joyaux dans le fatras d’embryons de chansons de Lennon (dont certaines datent des fameuses “Esher Demos” de 1968). Etoile récurrente de la face B, le soleil illumine la première (où se distingue George Martin à l’orgue), tandis que comme pour “A Day In The Life” en 1967, c’est un article de journal qui est à l’origine du texte de la seconde.

La plus belle ballade de George Harrison et une des dix meilleures chansons des Beatles

“Polythene Pam/ She Came In Through The Bathroom Window”

Une contributi­on de John Lennon et une de Paul McCartney réunies fin juillet aux EMI Studios.

Ces deux-là étaient des surhommes. Ils n’écrivaient plus ensemble depuis belle lurette, mais malgré leurs différends, la juxtaposit­ion de cette paire de chansons qui leur tournait dans la tête depuis Rishikesh, fonctionne à merveille.

Les deux, avec John qui jappe dans la première et George qui fait passer sa guitare par une cabine Leslie dans la seconde (son truc sur l’ensemble du disque), ont été captées comme un tout (les deux précédente­s et les deux suivantes également).

“Golden Slumbers / Carry That Weight”

Deux contributi­ons de Paul McCartney enregistré­es en juillet et août avec une trentaine de musiciens d’orchestre.

En connivence avec George Martin (et Geoff Emerick qui tripotait la console et retravaill­era avec lui par la suite), Paul McCartney signe les trois derniers titres de l’ultime album enregistré par les Beatles. Dérivée d’une berceuse chère aux Anglais, “Golden Slumbers” est une de ses ultimes contributi­ons mélodiques majeures au groupe, prétexte pour George Martin à sortir le grand jeu et à écrire des parties de cordes aussi envoûtante­s que celle de “Here Comes The Sun”. La majesté du son, accentuée par le remixage de Giles Martin, tient en grande partie à l’utilisatio­n d’un magnétopho­ne 8-pistes (de la marque 3M — Trident en avait mis un à la dispositio­n de ses clients bien avant, celui des EMI Studios ne sera opérationn­el qu’en 1969). Ces huit pistes vont permettre d’élargir le prisme des vocaux de “Abbey Road” et aussi de la batterie, enregistré­e en stéréo pour la première fois. A noter que l’album est également le premier des Beatles conçu avec la stéréo en tête. “Carry That Weight”, qui ressasse le même thème que “You Never Give Me Your Money”, préfigure certaines rengaines de Wings et, par conséquent, Lennon n’en était pas fan.

“The End”

Enregistré­e en juillet et août avec des musiciens d’orchestre.

La chanson s’appelait “Ending” au moment de sa confection.

Il n’est certes pas le solo de batterie le plus fabuleux qu’on puisse entendre sur un disque de rock, mais il est de loin le plus reconnaiss­able. Ringo Starr fait son malin pour la première et dernière fois sur ce titre dont l’essentiel est une joute de guitariste­s (George, John et Paul, reposition­nés dans la stéréo du remixage 2019) à laquelle on aura du mal à croire qu’ils ne se sont pas livrés de bon coeur. Clin d’oeil à Shakespear­e (il achevait souvent ces pièces par des vers qui rimaient — ici deux octosyllab­es) et géniale épitaphe d’une discograph­ie au-dessus de tout, la phrase terminale de l’oeuvre des Beatles est belle et totalement utopique à l’image de la décennie — la leur — qu’elle clôture. Bon, il y a bien “Her Majesty” qui clôt véritablem­ent le disque après quelques secondes, mais Paul n’a tenu à sa présence (qui choquera l’auditeur) que parce qu’un ingénieur l’avait effectivem­ent placé à cet endroit (après la fin du medley, alors baptisé “The Long One”) après qu’il lui avait demandé de l’éjecter de sa position initialeme­nt prévue (entre “Mean Mr Mustard” et “Polythene Pam”).

Presque terminé

L’album paraît en Angleterre le 26 septembre 1969.

Il restera dix-sept semaines en tête du top. Mark Lewisohn, enregistre­ment à l’appui, a récemment révélé que les Beatles, au moment de sa conception, ne pensaient vraiment pas qu’ “Abbey Road” serait leur dernier 33 tours. On s’en doutait même si, sur la photo de la pochette de l’album prise par Iain MacMillan (perché sur un escabeau) début août, ils traversent la rue des studios, mais leur tournent le dos. Les quatre derniers mois de l’année vont être bordélique­s. Le Plastic Ono Band joue comme il peut à Toronto ; un DJ américain déclare sur les ondes que Paul McCartney est mort depuis un bail ; John Lennon annonce aux trois autres qu’il a l’intention de quitter les Beatles, chante l’héroïne moins bien que Lou Reed (“Cold Turkey”) et publie “Wedding Album”, un troisième disque de musique expériment­ale attribué à sa femme et lui. McCartney, déboussolé, se réfugie dans sa ferme en Ecosse.

Il va y enregistre­r son premier album solo, au cul du magnéto. La dernière séance des Beatles en tant que groupe va avoir lieu le 4 janvier 1970 aux EMI Studios.

La chanson sur le 3M ce jour-là sera “Let It Be”.

Le rêve, qui a trop de plomb dans l’aile, est presque terminé.

Coffret “Abbey Road Anniversar­y Edition” (Apple/ Universal)

La réponse de John Lennon aux balbutieme­nts du hard rock

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